CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 34

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 34

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à M. le comte d’Argental.

 

15 Mai 1767.

 

 

          Nous jouons donc plus souvent les Scythes en Scythie qu’à Paris ? C’est en essayant mon habit de Sozame que je présente encore ma requête à M. et madame d’Argental, à M. de Thibouville, à M. de Chauvelin (à qui je n’ai pas encore pu faire réponse), et à toutes les belles dames qui se sont imaginé qu’Obéide doit commencer par un beau monologue sur son amour adultère pour un homme marié, qui a voulu l’enlever et en faire une fille entretenue : monologue qui certainement jetterait de l’indécence, du froid et du ridicule sur tout son rôle.

 

          De l’indécence, parce qu’elle ne doit pas balancer lorsqu’elle croit son amant marié ; du froid, parce que les combats secrets qu’elle éprouve ensuite ne seraient qu’une répétition de ce que son monologue aurait dit ; du ridicule, parce que alors elle serait forcée de dire, dans son entrevue avec Athamare : « Ah ! ah ! votre femme est donc morte ? tant mieux ; tirez-moi d’ici au plus vite, et allons nous marier à Ecbatane. »

 

Oui, j’aurai le courage

D’ensevelir mes jours dans ce désert sauvage.

 

Act. II, sc I.

 

          Cela seul, dit de la manière dont madame de La Harpe le récite, fait cent fois plus d’effet qu’un monologue, qui est presque toujours du remplissage.

 

          Ah ! si vous aviez deux vieillards attendrissants ! Non, vous dis-je, cette pièce n’a jamais été bien jouée que par nous. J’avertirai toujours qu’il faut qu’Obéide pleure à ces vers :

 

Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide…

Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare…

 

Act. II, sc. I.

 

 

Si tout finit pour moi, toi seul en es la cause ;

Toi seul m’as condamnée à vivre en ces déserts.

Ah ! c’est pour mon malheur !.............

Va, c’est toi qui reviens pour m’arracher le cœur.

 

Act. III, sc. II.

 

          Et puis, quand son père lui dit :

 

Mais qu’il parte à l’instant ; que jamais sa présence

N’épouvante un asile ouvert à l’innocence ;

 

Act. III, sc. III

 

comme elle doit répondre avec une voix entrecoupée :

 

C’est ce que je prétends, seigneur !

 

comme elle doit dire douloureusement :

 

Et plût aux dieux

Que son fatal aspect n’eût point blessé mes yeux !

 

Ibid.

 

          Relisez la pièce d’une tire, je vous en prie, et voyez si, étant jouée avec un concert unanime, par des acteurs intelligents et animés, elle ne doit pas attacher le spectateur d’un bout à l’autre. Voyez si le style n’est pas convenable au sujet ; si ce n’est pas une critique ridicule, et digne d’un Fréron, de vouloir qu’Obéide parle comme Sémiramis, Sozame comme Mahomet, et Indatire comme César.

 

          On ne laisse pas de sentir un peu d’indignation de se voir si mal jugé. Ah ! Welches ! maudits Welches ! quand je vous donne du grand, vous dites que je suis boursouflé, et quand je vous donne du simple, vous dites que je suis bas. Allez, vous ne méritez pas les peines que je prends pour vous depuis cinquante années ; je vous abandonne à votre sens réprouvé.

 

          Monsieur le marquis de Chauvelin, je vous demande pardon de ne vous avoir pas écrit. Lisez la pièce, en voilà trois exemplaires ; voyez l’effet qu’elle fera sur vous.

 

          Messieurs, détrompez tant que vous pourrez les belles dames ; je les respecte fort, mais jamais je n’approuverai le monologue qu’elles demandent sur un amour adultère dont il ne faut pas dire un mot.

 

          Et toi, pauvre Théâtre-Français, qui n’as qu’un seul acteur (1), et encore est-il trop gros ; toi qui n’approches pas de notre petit théâtre de Ferney, est-il possible que tu n’aies ni confident ni second rôle ? ferme donc ta porte, malheureux !

 

          Faites comme vous pourrez, mes anges ; mais venons-en à notre honneur et mettez-moi dans l’occasion aux pieds d’Elochivis et de Nalrisp (2).

 

          A l’égard de Valider (3), je crois que cette âme-là se soucie peu d’une tragédie, et que vous ne vivez pas le long du jour avec lui.

 

          Le faiseur de buste a mandé qu’il avait envoyé, par une diligence qui va de Besançon à Paris, un petit buste d’ivoire dont l’original vous adore. Ce n’était pas ce que je lui avais demandé ; je ne l’ai point vu : je suis contredit en tout dans les déserts de Scythie.

 

          Je reçois dans le moment une lettre de M. de Thibouville, lettre funeste, lettre odieuse, dans laquelle il propose un froid réchauffé du monologue d’Alzire ; cela est intolérable. Ce qui est bon dans Alzire est affreux dans les Scythes. Il est beau qu’Obéide, étant adultère dans son cœur, se cache dans son crime ; il est beau qu’elle l’expie en épousant Indatire ; mais il faut que l’actrice fasse sentir qu’elle est folle d’Athamare  il y a vingt vers qui le disent. Comment n’a-t-on pas compris que ce détestable monologue serait absolument incompatible avec le rôle d’Obéide ? Une telle proposition excite ma juste colère.

 

          M. de Thibouville me mande que mon ange prend des bouillons purgatifs. Ah ! mes anges, portez-vous bien, si vous voulez que je vive.

 

 

 

1 – Lekain. (G.A.)

2 – Choiseul et Praslin. (K.)

3 – Laverdy. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

16 Mai 1767.

 

 

 

          Je dépêche aujourd’hui à M. d’Argental, par M. le duc de Praslin, trois exemplaires d’une nouvelle édition de Genève. Je vous enverrai incessamment celle de Lyon, qui sera, je crois, plus correcte. Je n’impute toutes ces éditions qu’on s’empresse de faire qu’à cet heureux contraste des mœurs républicaines et agrestes avec les mœurs fardées des cours. Je ne pense pas que la pièce ait un grand mérite ; cependant, si vous nous l’aviez vu jouer, je crois que vous en seriez assez content. Lekain trouverait peut-être du plaisir à dire

 

Nul monarque avant moi sur le trône affermi

N’a quitté ses Etats pour chercher un ami ;

Je donne cet exemple, et ton maître te prie ;

Entends sa voix, entends la voix de ta patrie,

Celle de ton devoir, qui doit te rappeler,

Et des pleurs qu’à tes yeux mes remords font couler.

 

Act. II, sc. IV.

 

          J’ai aussi un peu fortifié sa scène avec Indatire, afin qu’il ne fût pas tout à fait écrasé par le Scythe.

 

          Le quatrième acte, au moyen de quelques légers changements, a fait une très grande sensation ; les deux vieillards ont fait verser des larmes. C’est un grand jeu de théâtre, c’est la nature elle-même. Les galants Welches ne sont pas encore accoutumés à ces tableaux pathétiques. Je n’ai jamais vu sur notre théâtre un vieillard attendrissant ; Sarrazin même ne jouait Lusignan que comme un capucin.

 

          Madame de La Harpe a fait pleurer dès sa première scène, en disant :

 

Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide…

Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare…

Tranquilles, sans regrets, sans cruels souvenirs …

 

Act. II, sc. I.

 

          Il faut convenir que ce rôle est très neuf au théâtre, et, en vérité, c’est quelque chose que de faire du neuf aujourd’hui. Ce vers :

 

Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare ;

 

et ceux-ci :

 

Va, si mon cœur m’appelle aux lieux où je suis née,

Ce cœur doit s’en punir, il se doit imposer

Un frein qui le retienne, et qu’il n’ose briser ;

 

Act. II, sc. I.

 

 

ces vers, dis-je, contiennent tout le monologue qu’on propose ; et ils font un bien plus grand effet dans le dialogue. Il y a cent fois plus de délicatesse, plus d’intérêt de curiosité, plus de passion, plus de décence, que si elle commençait grossièrement par se dire à elle-même, dans un monologue inutile, qu’elle aime un homme marié.

 

          Il n’y a personne de nos acteurs de Ferney qui ne sente vivement combien ce monologue gâterait le rôle entier d’Obéide, à quel point il serait déplacé, et combien il serait contradictoire avec son caractère. Comment irriter, par degrés, la curiosité du spectateur ? comment lui donner le plaisir de deviner qu’Obéide idolâtre un homme qu’elle doit haïr, quand elle aura dit platement, dans un très froid monologue, ce qu’elle doit, ce qu’elle veut se cacher à elle-même ?

 

          Je n’aime pas assurément les longs et insupportables romans de Paméla et de Clarisse (1). Ils ont réussi, parce qu’ils ont excité la curiosité du lecteur, à travers un fatras d’inutilités : mais si l’auteur avait été assez malavisé pour annoncer, dès le commencement, que Clarisse et Paméla aimaient leurs persécuteurs, tout était perdu, le lecteur aurait jeté le livre.

 

          Serait-il possible que ces insulaires connussent mieux la nature que vos Welches ? Ne sentez-vous pas que ce qui est à sa place dans Alzire serait détestable dans Obéide ?

 

          La pièce a été mal jouée sur votre théâtre, il faut en convenir, et la malignité a pris ce prétexte pour accabler la pièce : c’est ce qui m’est toujours arrivé On s’est attaché à de petits détails, à des mots, pour justifier cette malignité. J’ai ôté ce prétexte autant que je l’ai pu ; mais je ne puis vous donner des acteurs. Lekain n’est point assez jeune, et mademoiselle Durancy ne sait point pleurer ; vos vieillards sont à la glace. Il n’y a pas un rôle dans la pièce qui ne dût contribuer à l’harmonie du tableau. Les confidents mêmes y ont un caractère ; mais où trouver des confidents qui sachent parler avec intérêt ?

 

          Malgré cette disette, mademoiselle Durancy, les Lekain, les Brizard, les Molé, en jouant avec un peu plus de chaleur et de véhémence (c’est-à-dire comme nous jouons), pourraient certainement attirer beaucoup de monde, et subjuguer enfin la cabale, comme ils ont fait dans Adélaïde du Guesclin, laquelle ne vaut pas certainement les Scythes.

 

          Le rôle d’Athamare est actuellement plus favorable à l’acteur. Il arrivait au second acte sans parler ; il faut qu’il attire sur lui toute l’attention. Ce sont de ces défauts dont je ne me suis aperçu que sur notre théâtre.

 

          Je m’attendais que les comédiens répondraient à toutes les peines que je me suis données, et à tous les services que je leur ai rendus depuis cinquante ans. Ils devaient reprendre les représentations des Scythes ; c’est une loi dont ils ne se sont écartés que pour moi. Ils ont mieux aimé manquer à ce qu’il me doivent, et jouer les Illinois (2) pour faire mieux tomber les Scythes. Ils savent bien que c’est à peu près le même sujet. Leur conduite est le vrai secret de dégoûter le public d’un sujet neuf qu’ils vont rendre trivial. Je ne méritais pas cette ingratitude de leur part. Ma consolation est qu’il n’y a plus d’éditions des Scythes que les comédiens n’en ont donné de représentations.

 

 

1 – Par Richardson. (G.A.)

2 – Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny. On la joua le 27 mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

16 Mai 1767.

 

 

          Il y a longtemps, monsieur le marquis, que je vous dois les plus tendres remerciements. Je voudrais faire mieux pour vous remercier ; je voudrais mériter vos bontés, mais je suis un de ces justes à qui la grâce manque. Il n’y a point de janséniste qui ne vous dise que la bonne volonté ne suffit pas. J’ai fait comme la plupart des hommes qui cherchent à justifier leurs faiblesses.

 

          J’ai écrit plusieurs lettres à M. d’Argental pour tâcher de lui prouver que j’ai raison d’être stérile.

 

          Voici la copie de la dernière lettre que je viens d’écrire à un de ses amis. Je la soumets à votre jugement, et je vous supplie de lire un des trois exemplaires de la dernière édition de Genève, que je viens de faire partir.

 

          Imaginez, en lisant, des acteurs attendrissants, des voix touchantes, des vieillards désespérés, de jeunes amants bien passionnés, et jugez sur l’impression que vous aura faite la lecture.

 

          Il se peut que je sois bien baissé ; mais j’ose vous répondre que mes sentiments pour vous ne le sont pas, et que mon très tendre respect et ma reconnaissance n’éprouvent aucune diminution.

 

 

 

 

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