CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 3
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CRITIQUE HISTORIQUE
VI – Du pouvoir de l’opinion. Examen de la persévérance
des mœurs chinoises.
L’opinion a donc changé une grande partie de la terre. Non-seulement des empires ont disparu sans laisser de trace, mais les religions ont été englouties dans ces vastes ruines. Le christianisme, qui est, comme on sait, la vérité même, mais que nous considérons ici comme une opinion quant à ses effets, détruisit les religions grecque, romaine, syrienne, égyptienne, dans le siècle de Théodose. Dieu permit ensuite que l’opinion du mahométisme écrasât la vérité chrétienne dans l’Orient, dans l’Afrique, dans la Grèce ; qu’elle triomphât du judaïsme, de l’antique religion des mages, et du sabéisme plus antique encore ; qu’elle allât dans l’Inde porter un coup mortel à Brama, et qu’elle s’arrêtât à peine au Gange. Dans notre Europe chrétienne, l’opinion a séparé de Rome l’empire de Russie, la Suède, la Norvège, le Danemark, l’Angleterre, les Provinces-Unies, la moitié de l’Allemagne, les trois quarts du pays helvétique.
Il y a sur la terre un exemple unique d’un vaste empire que la force a subjugué deux fois, mais que l’opinion n’a changé jamais : c’est la Chine.
Les Chinois avaient de temps immémorial la même religion, la même morale qu’aujourd’hui, tandis que les Goths, les Hérules, les Vandales, les Francs, n’avaient guère d’autre morale que celle des brigands, qui font quelques lois pour assurer leurs usurpations.
On a prétendu, dans quelque coin de notre Europe, que le gouvernement chinois était athée (1) ; et qui sont ceux qui ont intenté cette étrange accusation ? ce sont-là mêmes qui ont tant condamné Bayle pour avoir dit qu’une société d’athées pourrait subsister, qui ont tant écrit contre lui, qui ont tant crié que sa supposition était chimérique ; ils se sont donc contredits évidemment, ainsi que tous ceux qui écrivent avec un esprit de parti. Ils se trompaient en disant qu’une société d’athées ne pouvait pas subsister puisque les épicuriens, qui subsistèrent si longtemps, étaient une véritable société d’athées ; car ne point admettre de dieu, et n’admettre que des dieux inutiles qui ne punissent ni ne récompensent, c’est précisément la même chose pour les conséquences.
Ils ne se trompaient pas moins en reprochant l’athéisme au gouvernement chinois. L’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc., dit : « Il faut être aussi inconsidérés que nous le sommes dans toutes nos disputes, pour avoir osé traiter d’athée un gouvernement dont presque tous les édits parlent d’un Etre suprême, père des peuples, récompensant et punissant avec justice, qui a mis entre lui et l’homme une correspondance de prières et de bienfaits, de fautes et de châtiments. »
Quelques journalistes ont affecté de douter de ces édits ; mais ils n’ont qu’à lire le recueil des lettres des missionnaires ; ils n’ont qu’à ouvrir le IIIe tome de l’Histoire de la Chine ; ils n’ont qu’à lire, à la page 41, cette inscription : « Au vrai principe de toutes choses ; il est sans commencement et sans fin, il a produit tout, il gouverne tout, il est infiniment bon et infiniment juste, etc. »
Mais, dit-on les Chinois croient Dieu matériel ; il serait bien plus pardonnable au peuple de la Chine de nous faire ce reproche, s’ils voyaient nos tableaux d’église dans lesquels nous peignons Dieu avec une grande barbe, comme Jupiter Olympien. Nous insultons tous les jours les nations étrangères, sans songer combien nos usages peuvent leur paraître extravagants. Nous osons nous moquer d’un peuple qui professait la religion et la morale la plus pure, plus de deux mille ans avant que nous eussions commencé à sortir de notre état de sauvages, et dont les mœurs et les coutumes n’ont offert aucune altération, tandis que tout a changé parmi nous.
1 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article ATHÉE. (G.A.)
VII – Opinion, sujet de guerre en Europe.
L’opinion n’a guère causé de guerres civiles que chez les chrétiens ; car le schisme des Osmanlis et des Persans n’a jamais été qu’une affaire de politique. Ces guerres intestines de religion, qui ont désolé une grande partie de l’Europe, sont plus exécrables que les autres, parce qu’elles sont nées du principe même qui devait prévenir toute guerre.
Il paraît que depuis environ cinquante ans la raison, s’introduisant parmi nous par degrés, commence à détruire ce germe pestilentiel qui avait si longtemps infecté la terre. On méprise les disputes théologiques ; on laisse reposer le dogme, on n’annonce que la morale.
Il y a des opinions auxquelles on attache des signes publics, qui sont des étendards auxquels les nations se rallient : le dogme alors est la trompette qui sonne la charge. Je vénère des statues, et tu les brises ; tu reçois deux espèces, et moi une ; tu n’admets que deux sacrements et moi sept ; tu abats les signes de religion que j’élève : nous nous battrons infailliblement et cette fureur durera jusqu’au temps où la raison viendra guérir nos esprits épuisés et lassés du fanatisme. Mais j’admets une grâce versatile et toi une grâce concomitante : la tienne est efficace, à laquelle on peut résister la mienne suffisante, qui ne suffit pas. Nous écrirons les uns contre les autres des livres ennuyeux et des lettres de cachet : nos troublerons quelques familles, nous fatiguerons le gouvernement, mais nous ne pourrons exciter de guerres, et on finira par se moquer de nous (1).
L’opinion née des factions change quand les factions sont apaisées : ainsi, quand le lecteur en sera au Siècle de Louis XIV (2), il verra qu’alors on ne pensa dans Paris rien de ce qu’on avait pensé du temps de la Ligue et de la Fronde. Mais il est nécessaire de transmettre le souvenir de ces égarements, comme les médecins décrivent la peste de Marseille, quoiqu’elle soit guérie. Ceux qui diraient à un historien : Ne parlez pas de nos extravagances passées, ressembleraient aux enfants des pestiférés, qui ne voudraient pas qu’on dît que leurs pères ont eu le charbon.
Les papiers publics, si multipliés dans l’Europe, produisent quelquefois un grand bien ; ils effraient le crime, ils arrêtent la main prête à le commettre. Plus d’un potentat a craint quelquefois de faire une mauvaise action qui serait enregistrée sur-le-champ dans toutes les archives de l’esprit humain.
On conte qu’un empereur chinois réprimanda un jour et menaça l’historien de l’empire. Quoi, dit-il, vous avez le front d’écrire jour par jour mes fautes ! Tel est mon devoir, répondit le scribe du tribunal de l’histoire ; et ce devoir m’ordonne d’écrire sur-le-champ les plaintes et les menaces que vous me faites. L’empereur rougit, se recueillit, et dit : Eh bien ! allez, écrivez tout, et je tâcherai de ne rien faire que la postérité puisse me reprocher. S’il est vrai qu’un prince qui commandait à cent millions d’hommes ait ainsi respecté les droits de la vérité, que devra faire la Sorbonne ? L’ordre des frères prêcheurs aura-t-il droit de se plaindre ? Le sénat de Rome lui-même aurait-il osé exiger qu’on trahît la vérité en sa faveur ?
1 – Affaire des jansénistes et des molinistes. (G.A.)
2 – Le Siècle de Louis XIV avait été cousu à la suite de l’Essai en 1761. (G.A.)
VIII – De la poudre à canon.
Comme il y a des opinions qui ont absolument changé la conduite des hommes, il y a des arts qui ont aussi tout changé dans le monde : tel est celui de la poudre inflammable. Il est sûr que le bénédictin Roger Bacon (1) n’enseigna point ce secret tel que nous l’avons ; mais c’est un autre bénédictin qui l’inventa vers le milieu du quatorzième siècle, et c’est un jésuite qui apprit aux Chinois à fondre du canon au dix-septième. Ce mot de Canon, qui ne veut dire que tuyau, nous a, je crois, jetés longtemps dans l’erreur. On se servait, dès l’année 1338, de longs tuyaux de fer qui lançaient de grosses flèches enflammées, garnies de bitume et de soufre, dans les places assiégées. Ces engins diversifiés en mille façons faisaient partie de l’artillerie ; voilà pourquoi on a cru qu’au siège du château de Puyguillaume, en 1338, et à d’autres, on s’était servi de canons tels qu’on les fait aujourd’hui. Il faut des canons de vingt-quatre livres de balle pour battre de fortes murailles, et certainement on n’en avait point alors. C’est une erreur de croire que les Anglais firent jouer des pièces de canon à la bataille de Crécy, en 1346 : il n’en est aucun vestige dans les actes de la Tour de Londres ; un tel fait n’eût pas été sans doute oublié.
On parle dans la nouvelle Histoire de France (2) d’un canon fondu, en 1301, dans la ville d’Amberg, lequel existe encore, avec cette date gravée sur sa culasse. Cette singularité surprenante m’a paru digne d’être approfondie. M. le comte d’Holnstein de Bavière a été supplié de s’en informer : on a tout vérifié sur les lieux ; ce prétendu canon n’existe pas : la ville d’Amberg n’eut de fortifications qu’en 1326. Ce qui a donné lieu à cette méprise, est le tombeau d’un nommé Mergue Martin, mathématicien assez fameux pour son temps, et qui fondait des canons dans le Haut-Palatinat : il a un canon sous ses pieds avec deux écussons, l’un représentant un griffon, et l’autre un petit canon monté sur un affût à deux roues. Son épitaphe porte qu’il mourut en 1501 ; le chiffre 1501 est très bien fait, et je ne conçois pas comment on l’a pu prendre pour 1301. Si on approfondissait ainsi toutes les antiquités ou plutôt tous les contes antiques dont on nous berce, on trouverait plus d’une vieille erreur à rectifier.
1 – Bacon était cordelier. (G.A.)
2 – Par Villaret. (G.A.)