CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
CRITIQUE HISTORIQUE
II – Grand objet de l’histoire depuis Charlemagne.
L’objet était l’histoire de l’esprit humain, et non pas le détail des faits presque toujours défigurés il ne s’agissait pas de rechercher par exemple, de quelle famille était le seigneur de Puiset ou le seigneur de Montlhéri qui firent la guerre à des rois de France (1), mais de voir par quels degrés on est parvenu de la rusticité barbare de ces temps à la politesse du nôtre.
On remarqua d’abord que, depuis Charlemagne, dans la partie catholique de notre Europe chrétienne, la guerre de l’Empire et du sacerdoce fut, jusqu’à nos derniers temps, le principe de toutes les révolutions ; c’est là le fil qui conduit dans le labyrinthe de l’histoire moderne.
Les rois d’Allemagne, depuis Othon Ier, pensèrent avoir un droit incontestable sur tous les Etats possédés par les empereurs romains ; et ils regardèrent tous les autres souverains comme les usurpateurs de leurs provinces : avec cette prétention et des armées, l’empereur pouvait à peine conserver une partie de la Lombardie ; et un simple prêtre, qui à peine obtient dans Rome les droits régaliens, dépourvu de soldats et d’argent n’ayant pour armes que l’opinion, s’élève au-dessus des empereurs, les fore à lui baiser les pieds, les dépose, les établit. Enfin, du royaume de Minorque au royaume de France, il n’est aucune souveraineté dans l’Europe catholique dont les papes n’aient disposé ou réellement par des séditions, ou en idée par de simples bulles. Tel est le système d’une très grande partie de l’Europe, jusqu’au règne de Henri IV, roi de France.
C’est donc l’histoire de l’opinion qu’il fallut écrire, et par là ce chaos d’événements, de factions, de révolutions et de crimes, devenait digne d’être présenté aux regards des sages ?
C’est cette opinion qui enfanta les funestes croisades des chrétiens contre des mahométans et contre des chrétiens même. Il est clair que les pontifes de Rome ne suscitèrent ces croisades que pour leur intérêt. Si elles avaient réussi, l’Eglise grecque ne leur eût été asservie. Ils commencèrent par donner à un cardinal le royaume de Jérusalem, conquis par un héros. Ils auraient conféré toutes les principautés et tous les bénéfices de l’Asie-Mineure et de l’Afrique ; et Rome eût plus fait par la religion qu’elle ne fit autrefois par les vertus des Scipions et des Paul-Emile.
1 – Voyez l’Essai, chapitre I. (G.A.)
III – L’histoire de l’esprit humain manquait (1).
On voit dans l’histoire ainsi conçue les erreurs et les préjugés se succéder tour à tour, et chasser la vérité et la raison On voit les habiles et les heureux enchaîner les imbéciles et écraser les infortunés ; et encore ces habiles et ces heureux sont eux-mêmes les jouets de la fortune ainsi que les esclaves qu’ils gouvernent. Enfin les hommes s’éclairent un peu par ce tableau de leurs malheurs et de leurs sottises. Les sociétés parviennent avec le temps à rectifier leurs idées, les hommes apprennent à penser.
On a donc bien moins songé à recueillir une multitude énorme de faits, qui s’effacent tous les uns par les autres, qu’à rassembler les principaux et les plus avérés, qui puissent servir à guider le lecteur, et à le faire juger par lui-même de l’extinction, de la renaissance et des progrès de l’esprit humain, à lui faire reconnaître les peuples par les usages mêmes de ces peuples.
Cette méthode, la seule, ce me semble, qui puisse convenir à une histoire générale, a été aussitôt adoptée par le philosophe (2) qui écrit l’histoire particulière d’Angleterre. M. l’abbé Velli et son savant continuateur (3) en ont usé ainsi dans leur Histoire de France ; en quoi ils sont, malgré leurs fautes, très supérieurs à Mézerai et à Daniel.
1 – Les neuf premiers alinéas de ce chapitre, en 1763, ont été rejetés par Voltaire en 1769 dans le chapitre X de l’Essai. (G.A.)
2 – Hume. Voyez Articles de journaux, § 12. (G.A.)
3 – Villaret. (G.A.)
IV – Des usages méprisables ne supposent pas toujours
une nation méprisable (1).
Il y a des cas où il ne faut pas juger d’une action par les usages et par les superstitions populaires. Je suppose que César, après avoir conquis l’Egypte, voulant faire fleurir le commerce dans l’Empire romain, eût envoyé une ambassade à la Chine par le port d’Arsinoé, par la mer Rouge, et par l’océan Indien. L’empereur Iventi, premier du nom, régnait alors ; les annales de la Chine nous le représentent comme un prince très sage et très savant. Après avoir reçu les ambassadeurs de César avec toute la politesse chinoise, il s’informe secrètement, par ses interprètes, des usages, des sciences, et de la religion de ce peuple romain, aussi célèbre dans l’Occident que le peuple chinois l’est dans l’Orient. Il apprend d’abord que les pontifes de ce peuple ont réglé leurs années d’une manière si absurde, que le soleil est déjà entré dans les signes célestes du printemps, lorsque les Romains célèbrent les premières fêtes de l’hiver.
Il apprend que cette nation entretient à grands frais un collège de prêtres, qui savent au juste le temps où il faut s’embarquer, et où l’on doit donner bataille par l’inspection du foie d’un bœuf, ou par la manière dont les poulets mangent de l’orge. Cette science sacrée fut apportée autrefois aux Romains par un petit dieu nommé Tagès, qui sortit de terre en Toscane.
Ces peuples adorent un Dieu suprême et unique, qu’ils appellent toujours Dieu très grand et très bon ; cependant ils ont bâti un temple à une courtisane nommée Flora, et les bonnes femmes de Rome ont presque toutes chez elles de petits dieux pénates hauts de quatre ou cinq pouces. Une de ces petites divinités est la déesse des tétons, l’autre celle des fesses ; il y a un pénate qu’on appelle le Dieu Pet. L’empereur se met à rire : les tribunaux de Nankin pensent d’abord avec lui que les ambassadeurs romains sont des fous ou des imposteurs, qui ont pris le titre d’envoyés de la république romaine ; mais comme l’empereur est aussi juste que poli, il a des conversations particulières avec les ambassadeurs ; il apprend que les pontifes romains ont été très ignorants, mais que César réforme actuellement le calendrier. On lui avoue que le collège des augures a été établi dans les premiers temps de la barbarie, qu’on a laissé subsister une institution ridicule, devenue chère à un peuple longtemps grossier ; que tous les honnêtes gens se moquent des augures ; que César ne les a jamais consultés ; qu’au rapport d’un très grand homme nommé Caton, jamais un augure n’a pu parler à son camarade sans rire ; et qu’enfin Cicéron, le plus grand orateur et le meilleur philosophe de Rome, vient de faire contre les augures un petit ouvrage intitulé De la Divination (2), dans lequel il livre à un ridicule éternel tous les auspices, toutes les prédictions, et tous les sortilèges dont la terre est infatuée. L’empereur de la Chine a la curiosité de lire ce livre de Cicéron ; ses interprètes le traduisent il admire le livre et la république romaine.
1 – Cette remarque formait l’article USAGE du Dictionnaire philosophique dans l’édition de Kehl. (G.A.)
2 – Ce traité a été composé après la mort de César. (G.A.)
V – En quel cas les usages influent sur l’esprit des nations.
Il y a d’autres cas où les superstitions, les préjugés populaires influent tellement sur toute une nation, que leur conduite est nécessairement absurde et leurs mœurs atroces, tant que ces opinions dominent.
Un brame philosophe arrive de l’Inde en Europe ; il apprend qu’il y a un pontife en Italie qui a cinq à six cent mille hommes de troupes réglées, répandues chez quatre ou cinq peuples puissants. De ces troupes, les unes vont chaussées, les autres nu-jambes ; celles-ci barbues, celle-là rasées les unes en capuchon, les autres en bonnet toutes dévouées à ses ordres, toutes armées d’arguments et de miracles ; elles soutiennent toutes que cet Italien doit disposer de tous les royaumes. Son droit est fondé sur trois équivoques par conséquent, ce droit est reconnu par une foule qui ne raisonne point, et par quelques gens adroits qui raisonnent.
La première équivoque, c’est qu’on a dit autrefois en Asie à un pêcheur nommé Pierre : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je fonderai mon assemblée, et tu seras pêcheur d’hommes. » La seconde, c’est qu’on montre une lettre attribuée à ce Pierre, dans laquelle il dit qu’il est à Babylone ; et on en a conclu que Babylone signifiait Rome. La troisième, c’est qu’en Galilée on trouva autrefois deux couteaux pendus à un plancher : de là, il a été démontré aux peuples que de ces deux couteaux il y en avait un qui appartenait à l’homme reconnu pour le successeur de Pierre, et que Pierre ayant pêché des hommes, son successeur devait avoir la terre entière dans ses filets.
Notre Indien n’aura pas de peine à s’imaginer que les princes auront cru être de trop gros poissons pour se prendre dans les filets de cet homme, quelque respectable qu’il soit ; il jugera que ses prétentions doivent semer partout la discorde ; et s’il apprend ensuite toutes les révoltes, les assassinats, les empoisonnements, les guerres, les saccagements que cette querelle a causés, « Voilà, dira-il, un arbre qui devait nécessairement produire de tels fruits. »
S’il apprend encore que, dans les derniers siècles, il s’est joint à ces querelles une animosité violente de prêtre contre prêtre et de peuple contre peuple, sur des matières de controverse absolument incompréhensibles ; alors, quand il verra un duc de Guise, un prince d’Orange, deux rois de France assassinés, un roi d’Angleterre mourant sur l’échafaud, la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Irlande, ruisselantes de sang, et quatre à cinq cent mille hommes égorgés en différents temps au nom de Dieu, il frémira, mais il ne sera pas étonné.
Lorsqu’il aura lu ainsi l’histoire des tigres, s’il vient à des temps plus doux et plus éclairés, où un écrit qui insulte au bon sens produit plus de brochures que la Grèce et Rome ne nous ont laissé de livres, et où je ne sais quels billets mettent tout en rumeur, il croira lire l’histoire des singes (1). Et dans tous ces différents cas il verra évidemment pourquoi l’opinion n’a causé aucun trouble chez les nations de l’antiquité et pourquoi elle en a produit de si affreux et de si ridicules chez presque toutes les nations modernes de l’Europe et surtout chez une nation qui habite entre les Alpes et les Pyrénées.
1 – L’auteur entend sans doute la bulle Unigentus et les billets de confession, que l’Europe a regardés comme les deux plus impertinentes productions de ce siècle – Note de 1769. (G.A.)