THÉÂTRE : L'ÉCOSSAISE - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

THÉÂTRE : L'ÉCOSSAISE - Partie 16

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L’ÉCOSSAISE.

 

 

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SCÈNE VI.

 

 

MONROSE, LINDANE ;

POLLY, reste un moment, et sort à un signe que lui fait sa maîtresse.

 

 

 

 

 

MONROSE.

 

          Chaque mot que vous m’avez dit me perce l’âme. Vous, née dans le Lochaber ! et témoin de tant d’horreurs ! persécutée, errante, et si malheureuse avec des sentiments si nobles !

 

LINDANE.

 

          Peut-être je dois ces sentiments mêmes à mes malheurs ; peut-être, si j’avais été élevée dans le luxe et la mollesse, cette âme, qui s’est fortifiée par l’infortune, n’eût été que faible.

 

MONROSE.

 

          O vous ! digne du plus beau sort du monde, cœur magnanime, âme élevée, vous m’avouez que vous êtes d’une de ces familles proscrites dont le sang a coulé sur les échafauds dans nos guerres civiles, et vous vous obstinez à me cacher votre nom et votre naissance !

 

LINDANE.

 

          Ce que je dois à mon père me force au silence : il est proscrit lui-même ; on le cherche, je l’exposerais peut-être si je me nommais : vous m’inspirez du respect et de l’attendrissement ; mais je ne vous connais pas : je dois tout craindre. Vous voyez que je suis suspecte moi-même ; que je suis arrêtée et prisonnière ; un mot peut me perdre.

 

MONROSE.

 

          Hélas ! un mot ferait peut-être la première consolation de ma vie. Dites-moi du moins quel âge vous aviez quand la destinée cruelle vous sépara de votre père, qui fut depuis si malheureux ?

 

LINDANE.

 

          Je n’avais que cinq ans.

 

MONROSE.

 

          Grand Dieu ! qui avez pitié de moi, toutes ces époques rassemblées, toutes les choses qu’elle m’a dites, sont autant de traits de lumière qui m’éclairent dans les ténèbres où je marche ! O Providence ! ne t’arrête point dans tes bontés !

 

LINDANE.

 

          Quoi ! vous versez des larmes ! Hélas ! tout ce que je vous ai dit m’en fait bien répandre.

 

MONROSE, s’essuyant les yeux.

 

          Achevez, je vous en conjure. Quand votre père eut quitté sa famille pour ne plus la revoir, combien restâtes-vous auprès de votre mère ?

 

LINDANE.

 

          J’avais dix ans quand elle mourut, dans mes bras, de douleur et de misère, et que mon frère fut tué dans une bataille.

 

MONROSE.

 

          Ah ! je succombe ! Quel moment et quel souvenir ! chère et malheureuse épouse ! … fils heureux d’être mort, et de n’avoir pas vu tant de désastres ! Reconnaîtriez-vous ce portrait ?

 

(Il tire un portrait de sa poche.)

 

LINDANE.

 

          Que vois-je ? est-ce un songe ? c’est le portrait même de ma mère : mes larmes l’arrosent, et mon cœur, qui se fend, s’échappe vers vous.

 

MONROSE.

 

          Oui, c’est là votre mère, et je suis ce père infortuné dont la tête est proscrite, et dont les mains tremblantes vous embrassent.

 

LINDANE.

 

          Je respire à peine ! où suis-je ? Je tombe à vos genoux ! Voici le premier instant heureux de ma vie… O mon père !... hélas ! comment osez-vous venir dans cette ville ? je tremble pour vous au moment que je goûte le bonheur de vous voir.

 

MONROSE.

 

          Ma chère fille, vous connaissez  toutes les infortunes de notre maison ; vous savez que la maison des Murray, toujours jalouse de la nôtre, nous plongea dans ce précipice. Toute ma famille a été condamnée ; j’ai tout perdu. Il me restait un ami qui pouvait, par son crédit, me tirer de l’abîme où je suis, qui me l’avait promis : j’apprends, en arrivant, que la mort me l’a enlevé, qu’on me cherche en Ecosse, que ma tête y est à prix. C’est sans doute le fils de mon ennemi qui me persécute encore : il faut que je meure de sa main, ou que je lui arrache la vie.

 

LINDANE.

 

          Vous venez, dites-vous, pour tuer milord Murray ?

 

MONROSE.

 

          Oui ; je vous vengerai, je vengerai ma famille, ou je périrai ; je ne hasarde qu’un reste de jours déjà proscrits.

 

LINDANE.

 

          O fortune ! dans quelle nouvelle horreur tu me rejettes ! Que faire ? quel parti prendre ? Ah ! mon père !

 

MONROSE.

 

          Ma fille, je vous plains d’être née d’un père si malheureux.

 

LINDANE.

 

          Je suis plus à plaindre que vous ne pensez … Etes-vous bien résolu à cette entreprise funeste ?

 

MONROSE.

 

          Résolu comme à la mort.

 

LINDANE.

 

          Mon père, je vous conjure par cette vie fatale que vous m’avez donnée, par vos malheurs, par les miens, qui sont peut-être plus grands que les vôtres, de ne me pas exposer à l’horreur de vous perdre lorsque je vous retrouve… Ayez pitié de moi, épargnez votre vie et la mienne.

 

MONROSE.

 

          Vous m’attendrissez ; votre voix pénètre mon cœur ; je crois entendre celle de votre mère. Hélas ! que voulez-vous ?

 

LINDANE.

 

          Que vous cessiez de vous exposer, que vous quittiez cette ville si dangereuse pour vous… et pour moi … Oui, c’en est fait, mon parti est pris. Mon père, je renoncerai à tout pour vous … oui, à tout… je suis prête à vous suivre : je vous accompagnerai, s’il le faut, dans quelque île affreuse des Orcades (1) ; je vous y servirai de mes mains ; c’est mon devoir, je le remplirai … C’en est fait, partons.

 

MONROSE.

 

          Vous voulez que je renonce à vous venger ?

 

LINDANE.

 

          Cette vengeance me ferait mourir : partons, vous dis-je.

 

MONROSE.

 

          Eh bien ! l’amour paternel l’emporte : puisque vous avez le courage de vous attacher à ma funeste destinée, je vais tout préparer pour que nous quittions Londres avant qu’une heure se passe ; soyez prête, et recevez encore mes embrassements et mes larmes.

 

 

 

 

 

 

1 – Voltaire cherche à rappeler ici les infortunes de Charles-Edouard. Voyez le Précis du siècle de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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