CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 3

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à M. de Pezay.

 

5 Janvier 1767.

 

 

          Je vous fais juge, monsieur, des procédés de Jean-Jacques Rousseau avec moi. Vous savez que ma mauvaise santé m’avait conduit à Genève auprès de M. Tronchin le médecin, qui alors était ami de Rousseau : je trouvai les environs de cette ville si agréables, que j’achetai d’un magistrat, quatre-vingt-sept mille livres, une maison de campagne (1), à condition qu’on m’en rendrait trente-huit mille lorsque je la quitterais. Rousseau dès lors conçut le dessein de soulever le peuple de Genève contre les magistrats, et il a eu enfin la funeste et dangereuse satisfaction de voir son projet accompli.

 

          Il écrivit d’abord à M. Tronchin qu’il ne remettrait jamais les pieds dans Genève, tant que j’y serais ; M. Tronchin peut vous certifier cette vérité. Voici sa seconde démarche.

 

          Vous connaissez le goût de madame Denis, ma nièce, pour les spectacles ; elle en donnait dans le château de Tournay et dans celui de Ferney, qui sont sur la frontière de France, et les Génevois y accouraient en foule. Rousseau se servit de ce prétexte pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentants, et quelques prédicants qu’on nomme ministres.

 

          Voilà pourquoi, monsieur, il prit le parti des ministres, au sujet de la comédie, contre M. d’Alembert, quoique ensuite il ait pris le parti de M. d’Alembert contre les ministres, et qu’il ait fini par outrager également les uns et les autres ; voilà pourquoi il voulut d’abord m’engager dans une petite guerre au sujet des spectacles ; voilà pourquoi, en donnant une comédie et un opéra à Paris, il m’écrivit que je corrompais sa république, en faisant représenter des tragédies dans mes maisons par la nièce du grand Corneille, que plusieurs Génevois avaient l’honneur de seconder.

 

          Il ne s’en tint pas là ; il suscita plusieurs citoyens ennemis de la magistrature ; il les engagea à rendre le conseil de Genève odieux, et à lui faire des reproches de ce qu’il souffrait malgré la loi un catholique domicilié sur leur territoire, tandis que tout Génevois peut acheter en France des terres seigneuriales et même y posséder des emplois de finance. Ainsi cet homme, qui prêchait à Paris la liberté de conscience, et qui avait tant de besoin de tolérance pour lui, voulait établir dans Genève l’intolérance la plus révoltante et en même temps la plus ridicule.

 

          M. Tronchin entendit lui-même un citoyen (2), qui est depuis longtemps le principal boute-feu de la république, dire qu’il fallait absolument exécuter ce que Rousseau voulait, et me faire sortir de ma maison des Délices, qui est aux portes de Genève. M. Tronchin, qui est aussi honnête homme que bon médecin, empêcha cette levée de boucliers et ne m’en avertit que longtemps après.

 

          Je prévis alors les troubles qui s’exciteraient bientôt dans la petite république de Genève ; je résiliai mon bail à vie des Délices ; je reçus trente-huit mille livres, et j’en perdis quarante-neuf, outre environ trente mille francs que j’avais employés à bâtir dans cet enclos.

 

          Ce sont là, monsieur, les moindres traits de la conduite que Rousseau a eue avec moi. M. Tronchin peut vous les certifier, et toute la magistrature de Genève en est instruite.

 

          Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m’a chargé auprès de M. le prince de Conti et de madame la duchesse de Luxembourg, dont il avait surpris la protection. Vous pouvez d’ailleurs vous informer dans Paris de quelle ingratitude il a payé les services de M. Grimm, de M. Helvétius, de M. Diderot, et de tous ceux qui avaient protégé ses extravagantes bizarreries, qu’on voulait alors faire passer pour de l’éloquence.

 

          Le ministère est aussi instruit de ses projets criminels, que les véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés. Je vous supplie de remarquer que la suite continuelle des persécutions qu’il m’a suscitées, pendant quatre années, a été le prix de l’offre que je lui avais faite de lui donner en pur don une maison de campagne, nommée l’Ermitage, que vous avez vue entre Tournay et Ferney. Je vous renvoie, pour tout le reste, à la lettre que j’ai été obligé d’écrire à M. Hume, et qui était d’un style moins sérieux que celle-ci.

 

          Que M. Dorat juge à présent s’il a eu raison de me confondre (3) avec un homme tel que Rousseau, et de regarder comme une querelle de bouffons les offenses personnelles que M. Hume, M d’Alembert, et moi, avons été obligés de repousser, offenses qu’aucun homme d’honneur ne pouvait passer sous silence.

 

          M. d’Alembert et M. Hume, qui sont au rang des premiers écrivains de France et d’Angleterre, ne sont point des bouffons ; je ne crois pas l’être non plus, quoique je n’approche pas de ces deux hommes illustres.

 

          Il est vrai, monsieur, que malgré mon âge et mes maladies, je suis très gai, quand il ne s’agit que de sottises de littérature, de prose ampoulée, de vers plats, ou de mauvaises critiques ; mais on doit être très sérieux sur les procédés, sur l’honneur, et sur les devoirs de la vie.

 

 

1 – Les Délices. (G.A.)

2 – Deluc. (G.A.)

3 – Dans son Avis aux sages. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Janvier, à deux heures (1).

 

 

          La poste part dans le moment ; nous n’avons que le temps de dire que nous venons de recevoir la copie du mémoire de mon cher ange à M. le vice-chancelier. Malheureusement ce mémoire contredit toutes nos requêtes ; nous avons toujours articulé que nous ne connaissons pas la dame Doiret. Nous avons commencé un procès contre elle, et tout cela est très vrai. Mon cher ange dit dans le mémoire que la Doiret est cousine de la femme de charge du château : c’est nous rendre évidemment ses complices. Nous conjurons mon cher ange de dire qu’il s’est trompé, comme il s’est trompé en effet. Cela n’arrive pas souvent à mon cher ange ; mais quand il s’agit de faits, le pape même n’est pas infaillible. Au nom de Dieu, tenez-vous en à notre dernière requête à M. le vice-chancelier. Je vais dans le moment à Soleure rendre compte de plusieurs affaires importantes à M. l’ambassadeur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

7 Janvier 1767.

 

 

          Comme nous ne voulons rien faire, mon très cher ange, sans vous en donner avis, nous vous communiquons, madame Denis et moi, le nouveau mémoire que nous sommes obligés d’envoyer à M. le vice-chancelier, fondé sur une lettre dans laquelle on nous avertit que des personnes (1) pleines de bonté ont daigné lui recommander cette malheureuse affaire.

 

          Le mémoire, dont ces personnes ont ordonné qu’on nous fît part, alléguait des faits dont elles ne pouvaient être instruites, et avec le procès-verbal. Vous voyez, mon divin ange, que nous sommes dans l’obligation indispensable d’exposer le fait tel qu’il est, et de requérir que M. le vice-chancelier daigne se procurer les informations que nous demandons. Nous sommes si innocents que nous sommes en droit de demander justice au lieu de grâce. Nous passerions pour être évidemment complices de la Doiret, si nous l’avions connue.

 

          Nous vous supplions de vouloir bien vous intéresser à l’autre affaire (2) que nous avons recommandée à vos bontés auprès de M. de La Reynière, le fermier-général.

 

          Venons à des choses plus agréables. On ne pouvait guère, dans l’état de crise où la république de Genève et moi nous nous trouvons par hasard, imprimer correctement les Scythes ; nous vous enverrons incessamment des exemplaires plus honnêtes. J’ai essuyé de bien cruelles afflictions en ma vie. Le baume de Fier-à-bras, que j’ai appliqué sur mes blessures, a toujours été de chercher à m’égayer. Rien ne m’a paru si gai que mon épître dédicatoire (3). Je ne sais pas si elle aura plu, mais elle m’a fait rire dans le temps que j’étais au désespoir.

 

          J’avais promis à M. le chevalier de Beauteville d’aller lui rendre sa visite à Soleure, et d’aller de là passer le carnaval chez l’électeur palatin et arranger mes petites affaires avec M. le duc de Wirtemberg ; mais mon quart d’apoplexie et une complication de petits maux assez honnêtes me forcent à rester dans mon lit, où j’attends patiemment la nombreuse armée de cinq à six cents hommes, qui va faire semblant d’investir Genève. L’état-major n’investira que Ferney ; il croira s’y amuser, et il n’y trouvera que tristesse, malgré le moment de gaieté que j’ai eue dans mon épître dédicatoire et dans ma préface contre Duchesne (4).

 

          Je pense qu’on ne saurait donner trop tôt les Scythes ; il ne s’agit que de trouver un vieillard. La représentation de cette pièce ferait au moins diversion : cette diversion est si absolument nécessaire, qu’il faut que la pièce soit jouée ou lue.

 

          Adieu, mon aimable et très cher ange ; je me mets aux pieds de madame d’Argental ; j’ai bien peur qu’elle ne soit affligée.

 

 

 

1 – D’Argental. (G.A.)

2 – Le renvoi de Janin. (G.A.)

3 – Des Scythes. (G.A.)

4 – Voyez, à la fin des Scythes, l’Avis au lecteur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

7 Janvier 1767.

 

 

          Je ne sais si je vous ai mandé, mon cher ami, que j’ai eu une petite attaque qui m’avertit de mettre mes affaires en ordre.

 

          Je n’ai rien à vous mander de nouveau. Vous aurez par le premier ordinaire la tragédie des Scythes imprimée. On n’en a tiré que très peu d’exemplaires. Je vous prie de la donner à madame de Florian dès que vous l’aurez lue avec Platon. Vous savez qu’il est question de lui dans la préface.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Jeudi matin, 8 Janvier 1767.

 

 

          Mon cher ami, en attendant que je lise une lettre de vous, que je compte recevoir aujourd’hui, il faut que je vous communique une réponse que j’ai été obligé de faire à M. de Pezay, au sujet des vers de M. Dorat, que vous devez avoir vus, et qui ne sont pas mal faits. Vous verrez si j’ai tort de regarder .J-J. Rousseau comme un monstre, et de dire qu’il est un monstre. Le grand mal, dans la littérature, c’est qu’on ne veut jamais distinguer l’offenseur de l’offensé. M. Dorat a ses raisons pour suivre le torrent, puisqu’il s’y laisse entraîner, et qu’il m’a offensé de gaieté de cœur, sans me connaître.

 

          J’arrête ma plume, en attendant votre lettre, et je vous prie de communiquer à M. d’Alembert celle que j’ai écrite à M. de Pezay, avant que M. Dorat m’eût demandé pardon.

 

          Nous avons reçu votre lettre du 3 de janvier. Nos alarmes et nos peines ont été un peu adoucies, mais ne sont pas terminées.

 

          Il n’y a plus actuellement de communication de Genève avec la France ; les troupes sont répandues par toute la frontière, et, par une fatalité singulière, c’est nous qui sommes punis des sottises des Génevois. Genève est le seul endroit où l’on pouvait avoir toutes les choses nécessaires à la vie ; nous sommes bloqués, et nous mourrons de faim ; c’est assurément le moindre de mes chagrins.

 

          Je n’ai pas un moment pour vous en dire davantage. Tout notre triste couvent vous embrasse.

 

 

 

 

 

à M. Dorat.

 

A Ferney, ce 8 Janvier 1767.

 

 

          Monsieur, à la réception de la lettre dont vous m’avez honoré j’ai dit, comme saint Augustin : O felix culpa ! sans cette petite échappée dont vous vous accusez si galamment, je n’aurais point eu votre lettre, qui m’a fait plus de plaisir que l’Avis aux deux prétendus sages ne m’a pu causer de peine. Votre plume est comme la lance d’Achille, qui guérissait les blessures qu’elle faisait.

 

          Le cardinal de Bernis, étant jeune, en arrivant à Paris commença par faire des vers contre moi, selon l’usage, et finit par me favoriser d’une bienveillance qui ne s’est jamais démentie. Vous me faites espérer les mêmes bontés de vous pour le peu de temps qui me reste à vivre, et je crie Felix culpa ! à tue-tête.

 

          J’ai déjà lu, monsieur, votre très joli poème sur la Déclamation ; il est plein de vers heureux et de peintures vraies. Je me suis toujours étonné qu’un art, qui paraît si naturel, fût si difficile. Il y a, ce me semble, dans Paris beaucoup plus de jeunes gens capables de faire des tragédies dignes d’être jouées qu’il n’y a d’acteurs pour les jouer. J’en cherche la raison, et je ne sais si elle n’est pas dans la ridicule infamie que des Welches ont attachée à réciter ce qu’il est glorieux de faire. Cette contradiction welche doit révolter tous les vrais Français. Cette vérité me semble mériter que vous la fassiez valoir dans une seconde édition de votre poème.

 

          Je ne puis vous dire à que point j’ai été touché de tout ce que vous avez bien voulu m’écrire.

 

          J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

P.S. – Ma dernière lettre à M. le chevalier de Pezay était écrite avant que j’eusse reçu la vôtre. J’en avais envoyé une copie à un de mes amis (1) ; mais je ne crois pas qu’il y ait un mot qui puisse vous déplaire, et j’espère que les faits énoncés dans ma lettre feront impression sur un cœur comme le vôtre.

 

 

1 – Damilaville. (G.A.)

 

 

 

 

 

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