DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE - E comme ÉGLISE - Partie 3
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E comme ÉGLISE.
(Partie 3)
DE LA SIGNIFICATION DU MOT ÉGLISE. PORTRAIT DE L’ÉGLISE
PRIMITIVE. DÉGÉNÉRATION. EXAMEN DES SOCIÉTÉS QUI ONT
VOULU RÉTABLIR L’ÉGLISE PRIMITIVE, ET PARTICULIÈREMENT
DES PRIMITIFS APPELÉS QUAKERS.
Ce mot grec signifiait, chez les Grecs, assemblée du peuple. Quand on traduisit les livres hébreux en grec, on rendit synagogue par église, et on se servit du même nom pour exprimer la société juive, la congrégation politique, l’assemblée juive, le peuple juif. Ainsi, il est dit dans les Nombres : « Pourquoi avez-vous mené l’Église dans le désert ? » et dans le Deutéronome : « L’eunuque, le Moabite, l’Ammonite, n’entreront pas dans l’Église ; les Iduméens, les Egyptiens, n’entreront dans l’Église qu’à la troisième génération. »
Jésus-Christ dit dans saint Matthieu : « Si votre frère a péché contre vous (vous a offensé), reprenez-le entre vous et lui. Prenez, amenez avec vous un ou deux témoins, afin que tout s’éclaircisse par la bouche de deux ou trois témoins ; et s’il ne les écoute pas, plaignez-vous à l’assemblée du peuple, à l’Église ; et s’il n’écoute pas l’Église, qu’il soit comme un gentil, ou un receveur des deniers publics. Je vous dis, ainsi soit-il, en vérité, tout ce que vous aurez lié sur terre sera lié au ciel, et ce que vous aurez délié sur terre sera délié au ciel. » Allusion aux clefs des portes, dont on liait et déliait la courroie.
Il s’agit ici de deux hommes dont l’un a offensé l’autre et persiste. On ne pouvait le faire comparaître dans l’assemblée, dans l’Église chrétienne ; il n’y en avait point encore : on ne pouvait faire juger cet homme dont son compagnon se plaignait par un évêque et par les prêtres qui n’existaient pas encore : de plus, ni les prêtres juifs, ni les prêtres chrétiens ne furent jamais juges des querelles entre particuliers ; c’était une affaire de police ; les évêques ne devinrent juges que vers le temps de Valentinien III.
Les commentateurs ont donc conclu que l’écrivain sacré de cet Evangile fait parler ici notre Seigneur par anticipation ; que c’est une allégorie, une prédiction de ce qui arrivera quand l’Église chrétienne sera formée et établie.
Selden fait une remarque importante sur ce passage ; c’est qu’on n’excommuniait point chez les Juifs les publicains, les receveurs des deniers royaux. Le petit peuple pouvait les détester ; mais étant des officiers nécessaires, nommés par le prince, il n’était jamais tombé dans la tête de personne de vouloir les séparer de l’assemblée. Les Juifs étaient alors sous la domination du proconsul de Syrie, qui étendait sa juridiction jusqu’aux confins de la Galilée et jusque dans l’île de Chypre, où il avait des vice-gérants. Il aurait été très imprudent de marquer publiquement son horreur pour les officiers légaux du proconsul. L’injustice même eût été jointe à l’imprudence ; car les chevaliers romains, fermiers du domaine public, les receveurs de l’argent de César, étaient autorisés par les lois.
Saint Augustin, dans son sermon LXXXI, peut fournir des réflexions pour l’intelligence de ce passage. Il parle de ceux qui gardent leur haine, qui ne veulent point pardonner.
« Cœpisti habere fratrem tuum tanquam publicanum. Ligas illum in terra ; sed ut juste alliges, vide : nam injusta vincula disrumpit justitia. Quum autem correxeris et concordaveris cum fratre tuo, solvisti eum in terra. »
« Vous regardez votre frère comme un publicain ; c’est l’avoir lié sur la terre ; mais voyez si vous le liez justement, car la justice rompt les liens injustes ; mais si vous avez corrigé votre frère, si vous vous êtes accordé avec lui, vous l’avez délié sur la terre. »
Il semble, par la manière dont saint Augustin s’explique, que l’offensé ait fait mettre l’offenseur en prison, et qu’on doive entendre que s’il est jeté dans les liens sur la terre, il est aussi dans les liens célestes ; mais que si l’offensé est inexorable, il devient lié lui-même. Il n’est point question de l’Église dans l’explication de saint Augustin ; il ne s’agit que de pardonner ou de ne pardonner pas une injure. Saint Augustin ne parle point ici du droit sacerdotal de remettre les péchés de la part de Dieu. C’est un droit reconnu ailleurs, un droit dérivé du sacrement de la confession. Saint Augustin, tout profond qu’il est dans les types et dans les allégories, ne regarde pas ce fameux passage comme une allusion à l’absolution donnée ou refusée par les ministres de l’Église catholique romaine dans le sacrement de pénitence.
DU NOM D’ÉGLISE DANS LES SOCIÉTÉS CHRÉTIENNES.
On ne reconnaît dans plusieurs Etats chrétiens que quatre Églises, la grecque, la romaine, la luthérienne, la réformée ou calviniste. Il en est ainsi en Allemagne ; les primitifs ou quakers, les anabaptistes, les sociniens, les mennonites, les piétistes, les moraves, les juifs et autres, ne forment point d’Église. La religion juive a conservé le titre de synagogue. Les sectes chrétiennes qui sont tolérées n’ont que des assemblées secrètes, des conventicules : il en est de même à Londres.
On ne reconnaît l’Église catholique ni en Suède, ni en Danemark, ni dans les parties septentrionales de l’Allemagne, ni en Hollande, ni dans les trois quarts de la Suisse, ni dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne.
DE LA PRIMITIVE ÉGLISE, ET DE CEUX QUI ONT
CRU LA RÉTABLIR.
Les Juifs, ainsi que tous les peuples de Syrie, furent divisés en plusieurs petites congrégations religieuses, comme nous l’avons vu : toutes tendaient à une perfection mystique.
Un rayon plus pur de lumière anima les disciples de saint Jean, qui subsistent encore vers Mosul. Enfin vint sur la terre le fils de Dieu annoncé par saint Jean. Ses disciples furent constamment tous égaux. Jésus leur avait dit expressément : « Il n’y aura parmi vous ni premier ni dernier….. Je suis venu pour servir, et non pour être servi. Celui qui voudra être le maître des autres les servira. »
Une preuve d’égalité, c’est que les chrétiens, dans les commencements, ne prirent d’autre nom que celui de frères. Ils s’assemblaient et attendaient l’esprit ; ils prophétisaient quand ils étaient inspirés. Saint Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens, leur dit : « Si dans votre assemblée chacun de vous a le don du cantique, celui de la doctrine, celui de l’apocalypse, celui des langues, celui d’interpréter, que tout soit à l’édification. Si quelqu’un parle de la langue comme deux ou trois, et par parties, qu’il y en ait un qui interprète.
Que deux ou trois prophètes parlent, que les autres jugent ; et que si quelque chose est révélé à un autre, que le premier se taise ; car vous pouvez tous prophétiser chacun à part, afin que tous apprennent et que tous exhortent ; l’esprit de prophétie est soumis aux prophètes : car le Seigneur est un Dieu de paix… Ainsi donc, mes frères, ayez tous l’émulation de prophétiser, et n’empêchez point de parler des langues. »
J’ai traduit mot à mot, par respect pour le texte, et pour ne point entrer dans des disputes de mots.
Saint Paul, dans la même épître, convient que les femmes peuvent prophétiser, quoiqu’il leur défende au chapitre XIV de parler dans les assemblées. « Toute femme, dit-il, priant ou prophétisant sans avoir un voile sur la tête, souille sa tête ; car c’est comme si elle était chauve. »
Il est clair, par tous ces passages et par beaucoup d’autres, que les premiers chrétiens étaient tous égaux, non-seulement comme frères en Jésus-Christ, mais comme également partagés. L’esprit se communiquait également à eux, ils parlaient également diverses langues ; ils avaient également le don de prophétiser, sans distinction de rang, ni d’âge, ni de sexe.
Les apôtres qui enseignaient les néophytes avaient sans doute sur eux cette prééminence naturelle que le précepteur a sur l’écolier ; mais de juridiction, de puissance temporelle, de ce qu’on appelle honneurs dans le monde, de distinction dans l’habillement, de marque de supériorité, ils n’en avaient assurément aucune, ni ceux qui leur succédèrent. Ils possédaient une autre grandeur bien différente, celle de la persuasion.
Les frères mettaient leur argent en commun. Ce furent eux-mêmes qui choisirent sept d’entre eux pour avoir soin des tables et de pourvoir aux nécessités communes. Ils élurent dans Jérusalem même ceux que nous nommons Etienne, Philippe, Procore, Nicanor, Timon, Parmenas et Nicolas. Ce qu’on peut remarquer, c’est que parmi ces sept élus par la communauté juive il y a six Grecs.
Après les apôtres, on ne trouve aucun exemple d’un chrétien qui ait eu sur les autres chrétiens d’autre pouvoir que celui d’enseigner, d’exhorter, de chasser les démons du corps des énergumènes, de faire des miracles. Tout est spirituel ; rien ne se ressent des pompes du monde. Ce n’est guère que dans le troisième siècle que l’esprit d’orgueil, de vanité, d’intérêt, se manifesta de tous côtés chez les fidèles.
Les agapes étaient déjà de grands festins ; on leur reprochait le luxe et la bonne chère. Tertullien l’avoue : « Oui, dit-il, nous faisons grande chère ; mais dans les mystères d’Athènes et d’Égypte ne fait-on pas bonne chère aussi ? Quelque dépense que nous fassions, elle est utile et pieuse, puisque les pauvres en profitent. – Quantiscumque sumptibus constet, lucrum est pietatis, siquidem inopes regrigerio isto juvamus. »
Dans ce temps-là même, des sociétés de chrétiens qui osaient se dire plus parfaites que les autres, les montanistes, par exemple, qui se vantaient de tant de prophéties et d’une morale si austère, qui regardaient les secondes noces comme des adultères, et la fuite de la persécution comme une apostasie, qui avaient si publiquement des convulsions sacrées et des extases, qui prétendaient parler à Dieu face à face, furent convaincus, à ce qu’on prétend, de mêler le sang d’un enfant d’un an au pain de l’eucharistie. Ils attirèrent sur les véritables chrétiens ce cruel reproche qui les exposa aux persécutions.
Voici comme ils s’y prenaient, selon saint Augustin : ils piquaient avec des épingles tout le corps de l’enfant, ils pétrissaient la farine avec ce sang et en faisaient un pain ; s’il en mourait, ils l’honoraient comme un martyr.
Les mœurs étaient si corrompues, que les saint Pères ne cessaient de s’en plaindre. Ecoutez saint Cyprien dans son livre des Tombés : « Chaque prêtre, dit-il, court après les biens et les honneurs avec une fureur insatiable. Les évêques sont sans religion, les femmes sans pudeur, la friponnerie règne ; on jure, on se parjure ; les animosités divisent les chrétiens ; les évêques abandonnent les chaires pour courir aux foires, et pour s’enrichir par le négoce ; enfin nous nous plaisons à nous seuls, et nous déplaisons à tout le monde. »
Avant ces scandales, le prêtre Novatien en avait donné un bien funeste aux fidèles de Rome : il fut le premier antipape. L’épiscopat de Rome, quoique secret et exposé à la persécution, était un objet d’ambition et d’avarice par les grandes contributions des chrétiens, et par l’autorité de la place.
Ne répétons point ici ce qui est déposé dans tant d’archives, ce qu’on entend tous les jours dans la bouche des personnes instruites, ce nombre prodigieux de schismes et de guerres ; six cents années de querelles sanglantes entre l’empire et le sacerdoce ; l’argent des nations coulant par mille canaux, tantôt à Rome, tantôt à Avignon, lorsque les papes y fixèrent leur séjour pendant soixante et douze ans ; et le sang coulant dans toute l’Europe, soit pour l’intérêt d’une tiare si inconnue à Jésus-Christ, soit pour des questions inintelligibles dont il n’a jamais parlé. Notre religion n’en est pas moins vraie, moins sacrée, moins divine, pour avoir été souillée si longtemps dans le crime, et plongée dans le carnage.
Quand la fureur de dominer, cette terrible passion du cœur humain, fut parvenue à son dernier excès, lorsque le moine Hildebrand, élu contre les lois évêque de Rome, arracha cette capitale aux empereurs, et défendit à tous les évêques d’Occident de porter l’ancien nom de pape pour se l’attribuer à lui seul ; lorsque les évêques d’Allemagne, à son exemple, se rendirent souverains, que tous ceux de France et d’Angleterre tâchèrent d’en faire autant, il s’éleva, depuis ces temps affreux jusqu’à nos jours, des sociétés chrétiennes, qui sous cent noms différents voulurent rétablir l’égalité primitive dans le christianisme.
Mais ce qui avait été praticable dans une petite société cachée au monde ne l’était plus dans de grands royaumes. L’Église militante et triomphante ne pouvait plus être l’Église ignorée et humble. Les évêques, les grandes communautés monastiques riches et puissantes, se réunissant sous les étendards du pontife de la Rome nouvelle, combattirent alors pro aris et pro focis, pour leurs autels et pour leurs foyers. Croisades, armées, sièges, batailles, rapines, tortures, assassinats par la main des bourreaux, assassinats par la main des prêtres des deux partis, poisons, dévastations par le fer et par la flamme, tout fut employé pour soutenir ou pour humilier la nouvelle administration ecclésiastique ; et le berceau de la primitive Église fut tellement caché sous les flots de sang et sous les ossements des morts, qu’on put à peine le retrouver.