CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 9

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à M. le comte d’Argental.

 

25 Janvier, partira le 26 (1).

 

 

          Je reçus hier, mes divins anges, une lettre de M. de Chauvelin, qui est de votre avis sur les longueurs de la scène d’Obéide avec son père, au cinquième acte. J’étais bien de cet avis aussi, et au lieu de retrancher dix à douze vers, comme je l’avais promis à M. de Thibouville, j’en aurais retranché vingt-quatre. Nous répétâmes la pièce ; le cinquième acte nous fit un très grand effet, au moyen de quelques corrections que vous verrez dans les deux copies que je vous envoie.

 

          L’état où je suis ne me permet pas de songer davantage à cette pièce : la voilà entre vos mains : il y a un terme où il faut enfin s’arrêter. Voyez si en effet les comédiens seront en état de vous en amuser pendant le carême ; pour moi, je suis assez malheureux dans ma Scythie pour que vous me pardonniez de m’occuper un peu moins de la Scythie, d’Obéide et d’Indatire.

 

          Parmi les malheurs imprévus qui me sont survenus du côté de Genève et de celui du Wurtemberg, ce n’en est pas un médiocre pour moi que l’aventure de la Doiret. On me mande qu’on pourra bien renvoyer toute l’affaire à la tournelle de Dijon. Si la chose est ainsi, elle est funeste. On avait demandé à M. le vice-chancelier, par plusieurs mémoires qui laissât au cours de la justice ordinaire le différend consistant dans le paiement des habits achetés par la prétendue Doiret et dans l’estimation de l’équipage, et l’on se flattait que la malle, dans laquelle les commis avaient enfermé la contrebande de la Doiret, serait envoyée à M. le vice-chancelier selon l’usage : il y en avait déjà plusieurs exemples. M. le vice-chancelier avait lui-même ordonné au receveur de ce bureau de lui envoyer, en droiture, toutes les marchandises de cette espèce qu’il pourrait saisir. On espérait donc avec raison que ces effets lui parviendraient bientôt, qu’il les garderait, qu’il en ferait ce qu’il lui plairait, que des amis et de la protection étoufferaient tout éclat sur cette partie du procès, le reste n’étant qu’une bagatelle.

 

          Mais si malheureusement le tribunal, à qui cette affaire a été renvoyée, juge qu’elle est entièrement de la compétence de la tournelle de Dijon, qu’arriverait-il alors ? La malle de la Doiret sera portée à Dijon : la personne accusé dans le procès-verbal par un quidam sera confrontée avec ce quidam ; on soupçonnera violemment cette personne d’avoir fourni elle-même des marchandises prohibées, trouvées dans son équipage. Son nom et la nature des effets exciteront une rumeur épouvantable, et, quel que soit l’événement de ce procès criminel il ne peut être qu’affreux.

 

          La personne en question, en réclamant la justice ordinaire contre la prétendue Doiret, n’intenterait qu’un procès imaginaire, et celui qu’on lui ferait craindre aujourd’hui n’est que trop réel. J’ai écrit un petit mot à M. de Chauvelin pour le prier d’agir auprès de M. de La Reynière, qui peut aisément écarter le quidam trop connu. Je suis bien sûr que vous en aurez parlé à M. de Chauvelin.

 

          Enfin, si cette affaire est jugée au conseil de la façon qu’on nous le mande, si le tout est renvoyé à la tournelle de Dijon, ne pourrait-on pas prévenir cet éclat horrible ? Le prétexte du renvoi à Dijon serait, ce me semble, le litige concernant la validité de la saisie. Ce ne serait donc réellement qu’un procès ordinaire entre la propriétaire de l’équipage saisi et le receveur saisissant. L’accessoire dangereux de ce procès serait la malle saisie, dans laquelle les juges trouveraient le corps du délit le plus grave et le plus punissable. Cet accessoire alors deviendrait l’objet principal, et vous en voyez toutes les conséquences. Pourrait-on prévenir un tel malheur en s’accommodant avec les fermiers-généraux, en payant au receveur saisissant la somme dont on conviendrait sous le nom de la Doiret ?

 

          Voilà, ce me semble, une manière de terminer cette cruelle affaire. Mais s’il arrive qu’on la traite comme un délit dont le procureur-général doit informer, le remède alors paraît bien plus difficile. On ne peut éviter un ajournement personnel qui se change en prise de corps lorsqu’on ne comparaît point ; et soit qu’on se dérobe à l’orage, soit qu’on le soutienne, la situation est également déplorable.

 

          Je soumets toutes ces réflexions à votre cœur autant qu’à la supériorité de votre esprit. Vous voyez les choses de près, et je les vois dans un lointain qui les défigure ; je les vois à travers quarante lieues de neiges qui m’assiègent, accablé de maladies, entouré de malades, bloqué par des troupes, manquant des choses les plus nécessaires à la vie, chargé pendant toute l’année de l’entretien d’une maison immense, et n’ayant de tous côtés que des banqueroutes pour la faire subsister, ne pouvant dans le moment présent ni rester dans le pays de Gex ni le quitter. La philosophie, dit-on, peut faire supporter tant de disgrâces ; je le crois, mais je compte beaucoup plus sur votre amitié que sur ma philosophie.

 

          J’envoie deux exemplaires (2) exactement corrigés, sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin.

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Des Scythes. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

A Ferney, 26 Janvier 1767.

 

 

          Vous m’inspirez, monsieur, bien des sentiments à la fois, la reconnaissance de vos bontés et l’étonnement des ressources de votre esprit dans un genre qui n’est chez vous qu’un amusement passager. Jamais lettre ne m’a fait plus de plaisir que celle dont vous m’honorez. Nous allions faire une répétition des Scythes à Ferney, quand je la reçus, à peu près comme on jouait aux échecs au siège de Troie pour faire diversion quand on mourait de faim. Nous avons sur-le-champ changé beaucoup de choses à la scène d’Obéide et de son père, au cinquième acte. Nous pensons, comme vous, que cette scène trop longue refroidirait l’action. Le cinquième acte nous fait actuellement un grand effet.

 

          Si je n’étais pas pressé par le temps et par des affaires bien cruelles, je vous apporterais peut-être quelques raisons pour faire voir qu’un dénouement prévu par le spectateur ne peut jamais déplaire que quand ce même dénouement est prévu par les personnages à qui on veut le cacher ; je vous dirais que le spectateur ou le lecteur se met toujours, malgré lui-même, à la place des personnages  je vous en ferais voir cent exemples. Mais dans l’état où je suis, je vous avoue que je suis plus occupé de mes propres chagrins que de ceux d’Obéide. M. d’Argental vous a dit sans doute de quoi il s’agit. Il dit que vous pouvez tout auprès de M. de La Reynière. Il est très aisé à M. de La Reynière de faire envoyer ailleurs un nommé Janin, qu’il est important d’éloigner de l’endroit où il est : ce Janin est un employé des fermes, contrôleur à un bureau nommé Sacconex, entre Gex et Genève. L’éloignement de cet homme, coupable de la perfidie la plus noire, était un préalable nécessaire qui seul pouvait me tirer d’une situation affreuse. Cet événement, joint au chagrin de me voir bloqué chez moi par des troupes pour les querelles des Génevois, un hiver intolérable, une santé ruinée, un âge avancé, un corps souffrant et affaibli, l’impossibilité de vivre où je suis et l’impossibilité de m’en aller, voilà ce qui compose actuellement ma destinée.

 

          Votre lettre, monsieur a été pour moi une consolation autant qu’une instruction. J’en profiterais davantage si ma pauvre âme avait dans ce moment quelque liberté ; il faut au moins qu’elle soit tranquille pour cultiver avec succès un art que vous me rendez cher par l’intérêt que vous daignez y prendre. Comptez que j’en prends un beaucoup plus vif à votre bonheur, à celui de madame de Chauvelin et à toute votre famille. Je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie avec le plus tendre respect.

 

 

 

 

 

à M. Dorat.

 

28 Janvier 1767.

 

 

          La rigueur extrême de la saison, monsieur, a trop augmenté mes souffrances continuelles pour me permettre de répondre, aussitôt que je l’aurais voulu, à votre lettre du 14 de janvier. L’état douloureux où je suis a été encore augmenté par l’extrême disette où la cessation de tout commerce avec Genève nous a réduits. Ma situation, devenue très désagréable, ne m’a pas assurément rendu insensible aux jolis vers dont vous avez semé votre lettre. Il aurait été encore plus doux pour moi, je vous l’avoue que vous eussiez employé vos talents aimables à répandre dans le public les sentiments dont vous m’avez honoré dans vos lettres particulières. Personne n’a été plus pénétré que moi de votre mérite ; personne n’a mieux senti combien vous feriez d’honneur un jour à l’Académie française, qui cherche, comme vous savez, à n’admettre dans son corps que des hommes qui pensent comme vous. J’y ai quelques amis, et ces amis ne sont pas assurément contents de la conduite de Rousseau, et le sont très peu de ses ouvrages. M. d’Alembert et M. Marmontel n’ont pas à se louer de lui.

 

          Vous savez d’ailleurs que M. le duc de Choiseul n’est que trop informé des manœuvres lâches et criminelles de cet homme ; vous savez que son complice (1) a été arrêté dans Paris. J’ignore, après tout cela, comment vous avez appelé du nom de grand homme un charlatan qui n’est connu que par des paradoxes ridicules et par une conduite coupable.

 

          Vous sentez d’ailleurs la valeur de ces expressions à la page 8 de votre Avis :

 

Achevez enfin par vos mœurs

Ce qu’ont ébauché vos ouvrages.

 

          Je n’avais point vu votre Avis imprimé ; on ne m’en avait envoyé que les premiers vers manuscrits. Je laisse à votre probité et aux sentiments que vous me témoignez le soin de réparer ce que ces deux vers ont d’outrageant et d’odieux. Pesez, monsieur, ce mot de mœurs. J’ose vous dire que ni ma famille, ni mes amis, ni la famille des Calas, ni celle des Sirven, ni la petite-fille du grand Corneille ne m’accuseront de manquer de mœurs. Vous conviendrez du moins qu’il y a quelque différence entre votre compatriote, qui a marié un gentilhomme de beaucoup de mérite avec mademoiselle Corneille, et un garçon horloger de Genève, qui écrit que M. le dauphin doit épouser la fille du bourreau si elle lui plaît.

 

          Les mœurs, monsieur, n’ont rien de commun avec les querelles de littérature ; mais elles sont liées essentiellement à l’honnêteté et à la probité dont vous faites profession. C’est à vos mœurs mêmes que je m’adresse. Les deux lettres que vous avez eu la bonté de m’écrire, l’amitié de M le chevalier de Pezay, la vôtre, que j’ambitionne, et dont vous m’avez flatté, me donnent de justes espérances. Ce sera pour moi la plus chère des consolations de pouvoir me livrer sans réserve à tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre à Damilaville du 8 décembre 1766. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

A Ferney, 28 Janvier 1767.

 

 

          Voici, monsieur, les lettres que j’ai reçues pour vous. Je suis bien fâché de ne vous les pas rendre en main propre ; madame Denis partage mes regrets.

 

          La malheureuse affaire (1) dont vous avez la bonté de me parler ne devait me regarder en aucune manière ; j’ai été la victime de l’amitié, de la scélératesse, et du hasard. Je finis ma carrière comme je l’ai commencée, par le malheur.

 

          Vous savez d’ailleurs que nous sommes entourés de soldats et de neige. Je suis dans la Sibérie ; je ne puis l’habiter, et je n’en puis sortir. J’ai des malades sans secours, cent bouches à nourrir, et aucunes provisions. Vous avez vu Ferney assez agréable ; c’est actuellement l’endroit de la nature le plus disgracié et le plus misérable. Vous nous auriez consolés, monsieur, et nous ne nous consolons de votre absence que parce que nous n’aurions eu que nos misères à vous offrir.

 

          Ce pauvre père Adam est malade à la mort  il ne peut avoir ni médecin ni médecine  ainsi il réchappera.

 

          Conservez-moi vos bontés, et soyez bien convaincu de mon tendre et respectueux attachement.

 

 

1 – L’affaire Le Jeune. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

A Ferney, 28 Janvier 1767.

 

 

          Enfin donc, mon cher confrère, voilà le mérite accueilli comme il doit l’être (1).  Ce ne sont pas là les prestiges et le charlatanisme d’un malheureux Génevois dont Paris a été quelque temps infatué. Voilà un beau jour pour la littérature ; et ce qui n’est pas moins beau, mon cher ami, c’est la sensibilité avec laquelle vous parlez du triomphe d’un autre. C’est là le partage des vrais talents du triomphe d’un autre. C’est là le partage des vrais talents ; il faut que ceux qui les possèdent soient unis contre ceux qui les haïssent. C’est aux Chaumeix, aux Fréron aux gazetiers ecclésiastiques, à la canaille qui cherche de petites places, ou à la canaille qui les a, de s’élever contre ceux qui cultivent les arts. Le seul bruit d’une union fraternelle entre les d’Alembert, les Thomas, vous, et quelques autres, fera périr cette vermine.

 

          Embrassez pour moi notre cher et illustre confrère, qui est, avec vous, la gloire de notre Académie.

 

          Présentez, je vous prie, à madame Geoffrin mes tendres respects. L’affaire des Sirven, qu’elle a prise sous sa protection, devrait être plus avancée qu’elle ne l’est ; on en a déjà pourtant parlé au conseil du roi. M. Chardon est nommé pour rapporteur. J’aurais bien voulu que M. de Beaumont vous eût consulté, mon cher confrère, sur son factum, dont le fond mérite l’attention publique ; ce sujet pouvait faire une réputation immortelle à un homme éloquent.

 

          J’attends toujours votre Bélisaire ; il me consolera. Je suis dans un état pire que le sien, entre trente pieds de neige, des soldats, la famine les rhumatismes, et le scorbut ; mais il faut remercier Dieu de tout, car tout est bien. Je vous embrasse avec la plus sincère et la plus inviolable amitié.

 

 

1 – Thomas, reçu à l’Académie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Janvier 1767.

 

 

          Je vous plains, mon cher monsieur, et je plains tout Genève.

 

          Je vous prie de vouloir bien mettre ce paquet pour M. le duc de Praslin dans votre paquet pour la cour ; vous lui ferez plaisir.

 

          On m’avait dit qu’on ne pouvait sortir de son trou sans passe-port. Je n’aime point tout ce tapage. Mes terres en souffriront. On veut écraser des puces avec la massue d’Hercule. Je vous embrasse le plus tendrement du monde.

 

 

 

 

 

 

 

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