CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 10
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à M. Hennin.
A Ferney, 28 Janvier 1767.
M. de Taulès faisait tenir mes lettres à M. Thomas. J’espère, mon cher amateur des arts, que vous aurez la même bonté. Il faut épargner, autant qu’on peut, les ports de lettres aux vrais gens de lettres. M. Thomas l’est, car il a les plus grands talents, et il est pauvre. Tout Paris est enchanté de son discours (1) et de son poème (2). Je vos supplie de lui faire parvenir ma lettre sans qu’il lui en coûte rien. Je n’ose l’affranchir, et je ne veux pas qu’un vain compliment lui coûte de l’argent. Je vous serai très obligé de me rendre ce petit service.
Vous devriez bien, monsieur, représenter fortement à M. le duc de Choiseul l’abondance où nage Genève, et le déplorable état où le pays de Gex est réduit. Comptez que, dans ce pays de Gex, personne ne souffre plus que nous. Plus la maison est grosse, plus la disette est grande. Nous n’avons d’autre ressource que Genève pour tous les besoins de la vie ; les neiges ont bouché les chemins de la Franche-Comté ; les voitures publiques n’arrivent plus de Lyon ; nous n’avons aucune provision, aucun secours. Daumart, paralytique depuis sept ans, ne peut avoir un emplâtre ; l’abbé Adam se meurt, et ne peut avoir ni médecin, ni médecine.
Je quitterai le pays dès que je pourrai remuer, et j’irai mourir ailleurs. Je ne vous en suis pas moins tendrement attaché.
1 – De réception. (G.A.)
2 – Thomas avait fait lecture d’un chant de sa Pétréide. (G.A.)
à M. Hennin.
A Ferney, 29 Janvier 1767.
C’est une grande consolation pour nous, monsieur, dans la disette où nous sommes, et dans la saison la plus rigoureuse que nous ayons jamais éprouvée, de recevoir votre lettre du 28.
Nous avons envoyé chercher de la viande de boucherie à Gex, on n’y vend que de mauvaise vache, nos gens n’ont pu la manger. Nous avons fait venir deux fois, par le courrier de Lyon, des vivres pour un jour mais cela ne peut se répéter. Si la cessation de notre correspondance nécessaire avec Genève pouvait contribuer à ramener les esprits, nous nous réduirions volontiers à ne manger que du pain, et vous remarquerez en passant que le pain coûte ici quatre sous et demi la livre.
Nous faisions venir des provisions de Lyon pur cette année par les voitures publiques ; elles sont arrêtées. Notre aumônier est tombé très dangereusement malade à Ornex : nous n’avons pu encore lui faire avoir ni médecin, ni chirurgien, parce que les carrosses qui les allaient chercher n’ont pu passer.
Tout le poids retombe uniquement sur nous, notre maison étant la seule considérable du pays. Vous savez que nous avons cent personnes à nourrir par jour. Vous savez que le pays de Gex ne fournit rien du tout. Les montagnes qui nous séparent de la Franche-Comté sont couvertes de dix pieds de neige cinq mois de l’année ; c’est la Savoie qui nous nourrit, et les Savoyards ne peuvent arriver à nous que par Genève. Il n’y a de marché qu’à Genève. Celui de Saconei, comme vous le savez ne fournit précisément qu’un peu de bois qu’on coupe en délit dans nos forêts.
Vous êtes témoin que tout abonde à Genève, qu’elle tire aisément toutes ses provisions par le lac, par le Faucigny, et par le Chablais, qu’elle peut même faire venir du Valais les choses les plus recherchées. En un mot, il n’y a que nous qui souffrons.
M. le chevalier de Jaucourt et M. le chevalier de Virieu (1) sont les témoins de tout ce que nous vous certifions. Il suffit d’une carte du pays pour voir qu’il est impossible que les choses soient autrement.
Nous ne nous plaignons pas des troupes ; au contraire, nous souhaiterions qu’elles restassent toujours dans les mêmes postes. Non seulement elles mettraient un frein à l’audace des contrebandiers, qui passaient souvent au nombre de cinquante ou soixante sur le territoire de Genève, et qui bientôt deviendraient des voleurs de grand chemin mais elles empêcheraient que nos bois de chauffage, coupés en délit, fussent vendus à Genève sous nos yeux. Les forêts du roi sont dévastées ; c’est un très grand article qui mérite toute l’attention du ministère.
Les troupes pourraient empêcher encore le commerce pernicieux de la joaillerie et de la fabrique de montres de Genève, commerce prohibé en France, et principalement soutenu par les habitants du pays de Gex, qui ont presque tous abandonné l’agriculture pour travailler chez eux aux manufactures de Genève.
Nous avons sur tous ces objets un mémoire à présenter au ministère, et personne n’est plus empressé que nous à seconder ses vues.
Nous avons toujours tiré nos provisions de France autant que nous l’avons pu, et nous voudrions en faire autant pour les besoins journaliers ; mais la position des lieux ne le permet pas.
Le bureau de la poste, qui pourrait être aisément sur le territoire de France, est à Genève, et il faut y envoyer six fois par semaine. Outre le commissionnaire pour nos lettres, nous avons besoin d’envoyer souvent notre pourvoyeur. Nous ne pouvons nous dispenser de demander aussi un passe-port pour un homme d’affaires. Nous ne vivons que grâce aux remises que M. de La Borde veut bien nous faire. Nous avons souvent à recevoir et à payer. Le détail des nécessités renaît tous les jours.
Nous sommes donc forcés à demander trois passe-ports, pour le sieur Wagnière, pour le sieur Fay, et pour le commissionnaire des lettres.
Nous sommes plus affligés que vous ne pouvez le penser, de fatiguer le ministère pour des choses si minutieuses à ses yeux, et si essentielles pour nous.
Nous vous supplions très instamment d’envoyer notre lettre à la cour. Vous êtes trop instruit des vérités qu’elle contient, pour n’avoir pas la bonté de les appuyer de votre témoignage. Nous vous aurons une obligation égale à la détresse où nous sommes.
Nous avons l’honneur d’être, avec tous les sentiments que nous vous devons, monsieur, vos très humbles et très obéissants serviteur et servante. DENIS, VOLTAIRE.
1 – Le chevalier, depuis marquis de Jaucourt brigadier des armées du roi, colonel de la légion de Flandre, était à la tête des troupes employées à l’investissement de Genève. Il avait le titre de commandant pour sa majesté dans les provinces de Bresse, Bugey, Valromey, et pays de Gex. Le chevalier de Virieu avait un commandement dans ce corps. (Note de M Hennin fils.)
à M. Hennin.
29 Janvier 1767.
Nous vous envoyons, mon cher monsieur, cette lettre que nous vous supplions de communiquer à M. le duc de Choiseul, ou à M. de Bournonville (1). Nous sommes réellement les seuls sur qui tombe le fardeau Je me suis ruiné dans un pays affreux où je n’avais de consolation que votre société, dont je ne peux plus jouir. Mes chagrins sont au comble. Je finis ma vie d’une manière bien triste. L’idée que vous avez quelque bonté pour moi me soutient encore.
1 – Premier commis de la guerre pour les affaires des Suisses, chargé depuis, sous le duc de Choiseul, de la partie politique de ce même pays, y compris la république de Genève. Il était asthmatique, et mourut jeune. (Note de M. Hennin fils.)
à M. Hennin.
A Ferney, 30 Janvier 1767.
Nous eûmes hier l’honneur de vous écrire, monsieur, madame Denis et moi, pour vous supplier d’envoyer notre lettre à M. le duc de Choiseul. Les choses changent quelquefois d’un jour à l’autre Nous vous supplions aujourd’hui de n’en rien faire ; ou si vous avez déjà eu cette bonté, nous vous prions de vouloir bien mander que nous n’avons plus à faire que les plus respectueux remerciements, et que nous sommes pénétrés de la plus vive reconnaissance.
M. le duc de Choiseul daigne m’écrire du 19, par M. le chevalier de Jaucourt, qu’il m’excepte de la règle générale, parce que je suis infiniment excepté dans son cœur.
Il écrit des choses encore plus fortes à M. le chevalier de Jaucourt. Enfin j’ai un passe-port illimité pour moi et pour tous mes gens. Il ne me reste d’autre peine que celle de voir que vos occupations journalières nous privent de la consolation de vous voir, et de répéter les Scythes devant vous.
Venez, venez ! maman (1) vous fera bonne chère à présent ; nous aurons de bon bœuf, et plus de vache. Mille tendres respects.
1 – Madame Denis. (G.A.)
à Madame la marquise de Boufflers.
A Ferney, 30 Janvier 1767.
A mon âge, madame, on ne peut plus satisfaire ses passions. Il y a un mois que je suis dans mon lit ; et, si je me faisais traîner à Lyon pour vous faire ma cour, vingt pieds de neige, qui couvrent nos montagnes, m’empêcheraient d’arriver.
Je ne sais si j’ai eu l’honneur de vous mander que nous avons la guerre et la famine dans la très belle et très détestable vallée où je comptais mourir doucement : il nous manque l’agrément de la peste.
Je n’aurais pas été étonné, madame, qu’un ministre, haut de six pieds ou de trois et demi, m’eût refusé, si je lui avais demandé quelque chose ; mais je le suis qu’on ait eu si peu d’égard pour un prince beau et bien fait, et qui a beaucoup d’esprit. Il y a quelque chose qui a plus de crédit que lui.
Je ne sais, madame, si vous allez à la cour ou à la ville ; mais, en quelque lieu que vous soyez, vous ferez les délices de tous ceux qui seront assez heureux pour vivre avec vous. Cette consolation m’a toujours été enlevée ; votre souvenir peut seul consoler le plus respectueux et le plus attaché de vos anciens serviteurs.
à M. Damilaville.
30 Janvier 1767.
Quoi que vous en disiez, mon cher ami, et quoi qu’on en dise, nous serons toujours dans des transes cruelles. Cette affaire (1) peut avoir les suites les plus funestes, puisqu’on a manqué d’arrêter le mal dans son principe. Je m’abandonne à la destinée ; c’est tout ce qu’on peut faire quand on ne peut remuer, et qu’on est dans son lit, entouré de soldats et de neige.
M. Chardon me mande qu’il a trouvé le mémoire de M. de Beaumont pour les Sirven bien faible. Vous étiez de cet avis ; il est triste que vous ayez raison.
Nous sommes délivrés de la famine par les soins de M. le duc de Choiseul.
J’ai tellement refondu mes Scythes, que l’édition de Cramer ne peut plus servir à rien, et qu’il en faut faire une autre. Voici la préface, en attendant la pièce. J’ai été bien aise de rendre un témoignage public à Tonpla. Ce n’est pas que je sois content de lui : on dit qu’il laisse élever sa fille dans des principes qu’il déteste : c’est Orosmade qui livre ses enfants à Arimane ; ce péché contre nature est horrible. Je me flatte qu’il sèvrera enfin un enfant qu’il a laissé nourrir du lait des Furies.
On dit des merveilles de mon confrère Thomas. Je vous supplie d’envoyer l’incuse à votre ami (2).
Adieu, je souffre beaucoup, mais je vous aime davantage.
1 – L’affaire Le Jeune. (G.A.)
2 – Diderot. On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
30 Janvier, part le 31 (1).
Nous sommes très inquiets de la santé d’un de nos anges et nous en demandons des nouvelles à l’autre. Voici bientôt le temps de vous amuser des Scythes. J’envoie deux exemplaires très bien corrigés à M. le duc de Praslin ; je vous prie d’en remettre un à M. Lekain, de faire porter les corrections sur les autres, de les examiner avec vos amis, et de faire avoir auprès d’eux ma docilité et mes efforts. Comptez que c’est beaucoup pour un malade enseveli dans la neige et dans les chagrins.
Mon dernier mot est rarement mon dernier mot. Voici enfin la leçon suivant laquelle nous jouons le cinquième acte à Ferney. Ce dernier acte nous a fait la plus grande impression. Nous avons trouvé dans madame de La Harpe un talent bien singulier ; il ne li fallu que deux ou trois répétitions pour acquérir ce que mademoiselle Clairon a longtemps cherché. Sa déclamation, pleine de tendresse et de force, est soutenue par la figure la plus noble et la plus théâtrale, par de beaux yeux noirs qui disent tout ce qu’ils veulent dire, par un geste naturel, par la démarche la plus libre, et par les attitudes les plus tragiques. Son mari est un acteur excellent ; il récite des vers aussi bien qu’il les fait, et, quoique très petit, il a une figure très agréable sur le théâtre.
Cette occupation nous console un peu de nos malheurs ; et vous savez que ces malheurs sont la guerre et la famine, en attendant la peste. Ce que je crains de la part du conseil me paraît un plus grand fléau ; car certainement, si on renvoie le tout indivisiblement au procureur général de Dijon, cela devient une affaire horrible :décret de prise de corps contre la Doiret qu’on peut retrouver ; ajournement personnel contre la Doiret de Châlons qu’on trouvera et qui dira tout ; ajournement contre le quidam qui est très connu, et dont les dépositions jetteront les intéressés dans le plus grand embarras ; ajournement personnel contre celui (2) qui est nommé dans le procès ; décret de prise de corps auquel on n’obéit pas ; une famille entière tombée tout d’un coup de l’opulence dans la pauvreté ; sept ou huit personnes accoutumées à vivre ensemble depuis dix ans, séparées pour jamais ; la nécessité de chercher une retraite en traversant des montagnes de glaces et des précipices, quand on est au lit accablé de vieillesse et de maladies : voilà sans aucune exagération tout ce qui peut arriver et ce qui arrivera infailliblement, si on prend le parti funeste dont on nous a parlé.
C’est donc ce qu’il faut éviter avec le plus grand soin. Il faut tâcher que le tout soit jugé définitivement au conseil. On condamnera la Doiret, à la bonne heure ; il n’y aura là aucun mal ni pour elle ni pour personne ; que l’équipage soit déclaré bien confisqué et qu’on s’accommode avec les fermiers pour le prix, cela est encore très aisé : tout serait fini alors.
Nous avions demandé, dans tous nos mémoires, que la malle de la Doiret fût envoyée au premier magistrat suivant l’usage ; nous le demandons encore. Nous voulions débattre la confiscation en justice réglée ; nous abandonnons ce point. Nous ne craignons rien tant qu’un procès criminel devant un parlement, quel qu’il puisse être. Nous demandons surtout que le jugement du conseil soit différé, s’il est possible, parce que le temps adoucit tout, à moins que vous ne soyez sûr d’un jugement favorable ; mais qui peut en être sûr ? Cette affaire fait déjà du bruit à Versailles. Je n’en ai point écrit à M. le duc de Choiseul, et depuis sa lettre sur les Scythes, je n’ai point eu de nouvelles de lui (3).
Je m’étais flatté que, si les Scythes réussissaient, ce succès pourrait faire une diversion heureuse et détourner la persécution qui menace une tête de soixante-treize ans et un corps de quatre-vingt dix. Je peux m’être trompé en cela ; mais au moins ce succès sera une consolation que je recommande à vos bontés généreuses. Mon attachement et ma tendresse pour vous sont une consolation bien supérieure à tous les succès possibles.
N.B. – Vous savez quelle est à présent la persécution de tout ce qui a rapport à cette affaire ; un homme de Lorraine, très protégé, vient d’être conduit en prison à Paris.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voltaire lui-même. (G.A.)
3 – On lit en renvoi : « J’en ai dans le moment, et je suis très content de lui. Il nous délivre de la famine. Je ne lui ai point parlé de la Doiret. »