CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 8

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à M. le marquis de Florian.

 

Le 14 Janvier 1767.

 

 

          Mon cher grand-écuyer de Babylone, il est juste qu’on vous envoie les Scythes et les Persans ; cela  amusera la famille : notre abbé turc (1) y a des droits incontestables. Vous pourrez prier mademoiselle Durancy à dîner : elle trouvera son rôle noté dans l’exemplaire que je vous enverrai : voilà pour votre divertissement du carnaval. Nous répétons la pièce ici ; elle sera parfaitement jouée par M. et madame de La Harpe, et j’espère qu’après Pâques M. de La Harpe vous rapportera une pièce intéressante et bien écrite.

 

          Nous remercions mon Turc bien tendrement. Madame Denis et moi, nous l’aimons à la folie, puisqu’il a du courage (2) et qu’il en inspire. C’est une énigme dont il devinera le mot aisément.

 

          Je viens d’écrire à Morival, ou plutôt de lui faire écrire ; et dès que j’aurai sa réponse, j’agirai fortement auprès  du prince dont il dépend. Ce prince m’écrit tous les quinze jours ; il fait tout ce que je veux. Les choses dans ce monde prennent des faces bien différentes ; tout ressemble à Janus ; tout, avec le temps, a un double visage. Ce prince ne connaît point Morival, sans doute ; mais il connaît très bien son désastre. Il m’en écrit plusieurs fois avec la plus violente indignation, et avec une horreur presque égale à celle que je ressens encore.

 

          Il y a des monstres qui mériteraient d’être décimés. Je vous prie de me dire bien positivement si le premier mémoire (3) que vous eûtes la bonté de m’envoyer de la campagne est exactement vrai. En cas que le frère de Morival veuille fournir quelques anecdotes nouvelles, vous pourrez nous les faire tenir sous l’enveloppe de M. Hennin, résident du roi à Genève.

 

          Vous savez que nous sommes actuellement environnés de troupes, comme de tracasseries. Nous mangeons de la vache ; le pain vaut cinq sous la livre ; le bois est plus cher qu’à Paris. Nous manquons de tout, excepté de neige. Oh ! pour cette denrée, nous pouvons en fournir l’Europe. Il y en a dix pieds de haut dans mes jardins, et trente sur les montagnes. Je ne dirai pas que je prie Dieu qu’ainsi soit de vous.

 

          Florianet (4) a écrit une lettre charmante, en latin, à père Adam. Je vous prie de le baiser pour moi des deux côtés. J’embrasse de tout mon cœur la mère et le fils (5).

 

 

1 – L’abbé Mignot, qui travaillait à une Histoire de l’empire ottoman. (G.A.)

2 – Il s’était remué pour l’affaire Le Jeune. (G.A.)

3 – Voyez la lettre à Richelieu du 18 Juillet 1766, note. (G.A.)

4 – Claris de Florian. (G.A.)

5 – D’Hornoy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

17 Janvier 1767.

 

 

          Je vous écris, mon cher marquis, mourant de froid et de faim, au milieu des neiges, environné de la légion de Flandre et du régiment de Conti, qui ne sont pas plus à leur aise que moi.

 

          J’ai été sur le point de partir pour Soleure, avec M. l’ambassadeur de France ; j’avais fait tous mes paquets. J’ai perdu dans ce remue-ménage l’original de votre lettre à M. le comte de Périgord (1). Je vous supplie de me renvoyer la copie que vous avez signée de votre main ; et sur-le-champ nous mettrons la main à l’œuvre, et tout sera en règle. Les Génevois paieront je crois, leurs folies un peu cher ; Ils se sont conduits en impertinents et en insensés ; ils ont irrité M. le duc de Choiseul, ils ont abusé de ses bontés, et ils n’ont que ce qu’ils méritent.

 

          M. Boursier ne peut vous envoyer que dans un mois, ou environ, les bouteilles de Colladon (2) qu’il vous a promises. Ces liqueurs sont fort nécessaires par le temps qu’il fait ; elles doivent réchauffer des cœurs glacés par huit ou dix pieds de neige qui couvrent la terre dans nos cantons.

 

          Conservez-moi votre amitié, mon cher marquis ; la mienne pour vous ne finira qu’avec ma vie.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Argence du 8 décembre 1766. (G.A.)

2 – Il s’agit toujours de brochures. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Riche.

 

18 Janvier 1767.

 

 

          Mes fréquentes maladies, monsieur, et des affaires non moins tristes que les maladies, m’ont privé longtemps de la consolation de vous écrire.

 

          Il y a un paquet pour vous, à Nyon, en Suisse, depuis plus de quinze jours ; les neiges ne lui permettent pas de passer ; et je ne sais même par quelle voie il pourra vous parvenir, à moins que vous ne m’en indiquiez une.

 

          Je vous suis très obligé des éclaircissements historiques (1) que vous avez bien voulu me donner sur un des plus grands génies qu’ait jamais produits la Franche-Comté, Nonnotte. Le mal est que beaucoup d’imbéciles sont gouvernés par des gens de cette espèce et qu’on les croit souvent sur leur parole. Les honnêtes gens qui pourraient les écraser ne font point un corps, et les fanatiques en font un considérable. Si on ne se réunit pas, tout est perdu. Il est bien juste que les esprits raisonnables soient amis ; et votre amitié, monsieur, fait une de mes consolations.

 

 

1 – Voyez une lettre qui se trouve dans la XXe des Honnêtetés littéraires. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

 

A Ferney, 18 Janvier 1767.

 

 

          J’ai voulu attendre, mon cher maître que ma réponse (1) à votre Prosodie fût imprimée, pour vous dire en quatre mots combien je vous aime. Grâce à Dieu, nos académiciens ne tombent point dans les ridicules dont je me plains dans ma réponse, et le bon goût sera toujours le partage de cette illustre compagnie, à qui je présente mon profond respect.

 

          Vous allez recevoir un homme (2) pour qui j’ai la plus grande estime. Au reste, je vous renvoie à M. d’Alembert pour les eu ; il les contrefaisait autrefois le plus plaisamment du monde.

 

          Adieu ; conservez-moi les bontés dont je me vante dans ma lettre imprimée.

 

 

1 – Du 5 janvier. (G.A.)

2 – Thomas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

18 Janvier 1767.

 

 

          Je n’ai que le temps, mon cher ami, de vous envoyer ces deux rogatons (1). Ils ont fait diversion dans mon esprit quand j’ai été accablé de chagrins. Envoyez-en un exemplaire de chacun à Thieriot ; il en fera sa cour à son correspondant d’Allemagne.

 

          J’attends de vos nouvelles, mon cher ami, sur l’affaire des Sirven et sur tout le reste.

 

 

1 – La réponse à d’Olivet, et l’Eloge de l’Hypocrisie, satire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

19 Janvier 1767.

 

 

          Je n’ai rien à vous mander, mon cher ami, sinon que je suis toujours bloqué par les neiges et par les soldats, que nous manquons de tout à Ferney, que nous n’avons nulle nouvelle de l’affaire de la Doiret, que je suis très malade et très affligé, et que votre amitié me console. Il me semble que, si j’avais de l’argent, je le mettrais à la banque royale. Cette opération de finance me paraît belle et bonne.

 

          Je vous supplie de vouloir bien donner cours à l’incluse.

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Beauteville.

 

A Ferney, 19 Janvier au soir.

 

 

          Monsieur, je ne vous demande pas pardon de mon ignorance, mais de ma sottise ; heureusement votre excellence est indulgente et remplie de bontés. J’avais imaginé que je pourrais, lorsque la saison serait moins cruelle venir vous faire ma cour à Soleure, et aller ensuite arranger mes petites affaires avec sa très dérangée altesse le duc de Wurtemberg. Je croyais que MM. les trésoriers des lignes, qui font quelquefois toucher de l’argent à Bâle, pourraient accepter la petite négociation que je proposais, le receveur du duc à Montbéliard m’ayant assuré qu’ils paieraient sans difficulté. Je trouve actuellement un correspondant à Neuchâtel qui me fera mes remises. Je ne puis remercier assez votre excellence de ses offres généreuses. M. Hennin ne nous a donné qu’un passe-port signé de lui pour le commissionnaire qui porte nos lettres. J’avoue que nous avons mangé aujourd’hui des soles aussi fraîches que si elles avaient été pêchées ce matin ; mais, par Apicius, ce n’est pas à M. Hennin que nous en avons l’obligation. Nous manquons précisément de tout ; nous n’avons autour de nous que des neiges. La voiture publique de Lyon n’arrive plus ; nous sommes bloqués, nous sommes les seuls qui souffrons. Les officiers qui nous assiègent en conviennent. J’ai pris la liberté d’en écrire un mot à M. le duc de Choiseul (1), et beaucoup de mots à MM. Dubois et de Bournonville ; il est très certain que les Génevois peuvent faire venir tout ce qu’ils veulent par la Savoie, par Milan, par la Suisse, par le Valais, qu’ils peuvent manger des gélinottes, et de tout, excepté des soles. Ils ont de bon sucre, de bon café, de bonne bougie, et moi rien, tout comme Fréron (2). La guerre et les neiges finiront quand il plaira à Dieu.

 

          A l’égard de la petite affaire (3) à laquelle votre excellence a daigné s’intéresser, je laisse agir ceux qui en sont les auteurs. J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect et un attachement inviolable, monsieur, de votre excellence le très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Le 9 janvier. (G.A.)

2 – Dans l’Ecossaise, acte I, scène I. (G.A.)

3 – L’affaire Le Jeune ou Doiret. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de la Touraille.

 

Au Château de Ferney, le 19 Janvier 1767.

 

 

          Je suis vieux, monsieur, malade, borgne d’un œil, et maléficié de l’autre. Je joins à tous ces agréments celui d’être assiégé, ou du moins bloqué. Nous n’avons, dans ma petite retraite, ni de quoi manger, ni de quoi boire, ni de quoi nous chauffer ; nous sommes entourés de soldats de six pieds, et de neiges hautes de dix ou douze ; et tout cela parce que J.-J. Rousseau a échauffé quelques têtes d’horlogers et de marchands de draps. La situation très triste où nous nous trouvons ne m’a pas permis de répondre plus tôt à l’honneur de votre lettre : vous êtes trop généreux pour n’avoir pas pour moi plus de pitié que de colère. Nous avons ici M. et madame de La Harpe, qui sont tous deux très aimables. M. de La Harpe commence à prendre un vol supérieur il a remporté deux prix de suite à l’Académie, par d’excellents ouvrages. J’espère qu’il vous donnera à Pâques une fort bonne tragédie. Il eut l’honneur de dédier  M. le prince de Condé sa tragédie. Il eut l’honneur de dédier à M. le prince de Condé sa tragédie de Warwick, qui avait beaucoup réussi. J’ai vu une ode (1) de lui à son altesse sérénissime, dans laquelle il y a autant de poésie que dans les plus belles de Rousseau. Il mérite assurément la protection du digne petit-fils du grand Condé.  Il a beaucoup de mérite, et il est très pauvre. Il ne partage actuellement que la disette où nous sommes.

 

          Adieu, monsieur ; agréez les assurances de mes tendres et respectueux sentiments, et ayez la bonté de me mettre aux pieds de son altesse sérénissime.

 

 

1 – Ode à monseigneur le prince de Condé, au retour de la campagne de 1763. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise de Boufflers.

 

A Ferney, 21 Janvier 1767.

 

 

          Madame, non seulement je voudrais faire ma cour à madame la princesse de Beauvau, mais assurément je voudrais venir, à sa suite, me mettre à vos pieds dans les beaux climats où vous êtes ; et croyez que ce n’est pas pour le climat, c’est pour vous, s’il vous plaît, madame. M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi mes vieux jours, sait que je ne voulais pas les finir sans avoir eu la consolation de passer avec vous quelques moments. Il est fort difficile actuellement que j’aie cet honneur ; trente pieds de neige sur nos montagnes, dix dans nos plaines, des rhumatismes, des soldats, et de la misère, forment la belle situation où je me trouve. Nous faisons la guerre à Genève ; il vaudrait mieux la faire aux loups qui viennent manger les petits garçons. Nous avons bloqué Genève de façon que cette ville est dans la plus grande abondance et nous dans la plus effroyable disette. Pour moi, quoique je n’aie plus de dents, je me rendrai à discrétion à quiconque voudra me fournir des poulardes. J’ai fait bâtir un assez joli château, et je compte y mettre le feu incessamment pour me chauffer. J’ajoute à tous les avantages dont je jouis que je suis borgne et presque aveugle, grâce à mes montagnes de neige et de glace. Promenez-vous, madame, sous des berceaux d’oliviers et d’orangers, et je pardonnerai tout à la nature.

 

          Je ne suis point étonné que M. de Sudre ne soit pas premier capitoule, car c’est lui qui mérite le mieux cette place. Je vous remercie de votre bonne volonté pour lui. Permettez-moi de présenter mon respect à M. le prince de Beauvau et à madame la princesse de Beauvau, et agréez celui que je vous ai voué pour le peu de temps que j’ai à vivre.

 

          Je ne sais sur quel horizon est actuellement M. le chevalier de Boufflers ; mais, quelque part où il soit il n’y aura jamais rien de plus singulier ni de plus aimable que lui.

 

 

 

 

 

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