CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 22

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à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 16 Mars 1767.

 

 

          Votre lettre du 2 mars, monseigneur, m’étonne et m’afflige infiniment. Mon attachement pour vous, mon respect pour votre maison, et toutes les bienséances réunies, ne me permirent pas de vous envoyer une pièce de théâtre le jour que j’apprenais la mort de madame la duchesse de Fronsac. Je vous écrivis, et je vous demandai vos ordres. Voici la pièce que je vous envoie. Il se sera passé un temps assez considérable pour que votre affliction vous laisse la liberté de gratifier votre troupe de cette nouveauté, et que vous puissiez même l’honorer de votre présence.

 

          M. de Thibouville va faire jouer à Paris les Scythes ; c’est une obligation que je lui ai ; car c’est une peine très grande, et souvent désagréable, que de conduire des acteurs.

 

          J’ai chez moi actuellement M. de La Harpe et sa femme. Vous n’ignorez pas que M. de La Harpe est un homme de très grand mérite, qui vient de remporter deux prix à notre Académie, par deux ouvrages excellents. Il récite les vers comme il les fait ; c’est le meilleur acteur qu’il y ait aujourd’hui en France. Il est un peu petit, mais sa femme est grande. Elle joue comme mademoiselle Clairon, à cela près qu’elle est beaucoup plus attendrissante. Je souhaite que la pièce soit jouée à Paris et à Bordeaux comme elle l’est à Ferney.

 

          La petite Durancy est mon élève. Elle vint, il y a dix ans, à Genève ; c’était un enfant. Je lui promis de lui donner un rôle, si jamais elle entrait à Paris à la Comédie ; elle me fit même, par plaisanterie, signer cet engagement. Il est devenu sérieux, et il a fallu le remplir. Je lui ai donné le rôle d’Obéide. Je ne connais point mademoiselle Dubois ; je ne savais pas même quelle sorte d’emploi elle avait à la Comédie. Vous savez qu’il y a près de vingt ans que les Frérons me chassèrent de Paris, où je ne retournerai jamais. Vous savez aussi que les pièces de théâtre font mon amusement ; j’en fais présent aux comédiens, et je ne dois attendre d’eux que des remerciements, et non des tracasseries. C’était même pour arrêter toutes les querelles de ce tripot que j’avais fait imprimer la pièce, que je ne comptais pas livrer au théâtre, ainsi que je le dis dans la préface. Enfin, la voici avec tous les changements que j’ai faits depuis, et avec les directions, en marge, pour l’intelligence de la pièce, et pour gouverner le jeu des acteurs. Je ne sais si vous serez en état de vous en amuser, mais vous le serez toujours de la protéger.

 

          Ces petites fêtes font l’agrément de ma vieillesse. Je vous envoie la pièce dans un autre paquet, et j’annonce sur l’enveloppe le titre du livre, afin qu’il puisse servir de passe-port.

 

          Je me doutais bien que Galien, qui, dans ma tragédie, joue le rôle d’un jeune Scythe, ne jouerait pas dans votre réponse celui d’un futur inspecteur des toiles ; mais vous êtes assez puissant pour lui procurer autre chose. L’histoire et la bibliographie sont son fait ; mais on risque avec cela de mourir de faim, si on n’a pas quelque chose d’ailleurs. Il attend tout de vos bontés. Il travaille toujours beaucoup, et il a déjà plusieurs portefeuilles remplis de bons matériaux sur le Dauphiné, où il voudrait bien aller faire un tour pour voir ses parents près Grenoble, qui n’est pas loin d’ici.

 

          Comme il se connaît en livres rares, il en a acheté un petit nombre de ce genre, et que vous n’avez pas. Il veut vous les offrir ; mais comme ce sont de ces livres sur lesquels on n’entend pas raillerie en France, je ne suis point du tout d’avis qu’il vous les envoie ; il y aurait du danger, et les conséquences en pourraient être fâcheuses : il faut mieux qu’il les garde jusqu’à ce que vous m’ayez fait connaître vos ordres sur ces deux derniers articles.

 

          Agréez, monseigneur, les sentiments inaltérables du respect et de l’attachement que je conserverai pour vous jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

16 Mars 1767 (1).

 

 

          Mes anges et M. de Thibouville verront ci-contre ma réponse à leurs lettres du 7 et du 9 mars : ma réponse est docilité et amendement. Quand je sens la raison, je la suis ; quand je peux corriger, je corrige. Gardez-vous bien de mettre

 

L’accompagne aux combats et doit venger sa mort.

 

Acte II, scène d’Indatire et d’Obéide.

 

          Il ne s’agit point ici de ce que les femmes scythes doivent faire, mais de ce qu’elles savent faire ; cela est fort différent. Votre doit venger sa mort montrerait la corde ; il serait impertinent qu’au cinquième acte Ovéide dît : Moi, je dois vous venger ! Vous gâteriez tout par ce léger changement.

 

          J’ignore l’état de madame la dauphine. Je n’ai pas voulu qu’on jouât publiquement la pièce chez moi, quand les spectacles sont fermés à Paris ; je ne la laisserai jouer que quand ils seront rouverts : je n’ai pas de peine à observer cette bienséance.

 

          On me mande que Molé ne sera pas en état de jouer à Paris. Je ne crois pas qu’il faille donner son rôle au singe de Nicolet (2). Vous ferez tout comme il vous plaira, mes anges ; mais que mademoiselle Durancy justifie la préférence que je lui ai donnée, préférence qui m’attire plus de tracasseries qu’il n’y a de mauvais vers dans les pièces que les Welches applaudissent. Moquez-vous des tracasseries, mes anges, et écrasez le mauvais goût.

 

          Ayez la charité d’envoyer à l’ami Lekain les corrections ci-contre. Respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – « Quel est ce gentil animal ? dit Boufflers dans sa chanson :

 

Ce ne peut être que Molet

Ou le singe de Nicolet. »                          (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

16 Mars 1767 (1).

 

 

          Je vous dois depuis longtemps une réponse, mon cher ami. J’amusais mes maux et ma décrépitude en faisant jouer les Scythes à Ferney ; mais sur la nouvelle de l’état de madame la dauphine (2), nous avons tout interrompu. Il n’est pas permis à un bon sujet de se donner des plaisirs, quand la cour est dans les alarmes, et peut-être dans le deuil.

 

          Je vous supplie de faire mes tendres compliments à M de Chenevières.

 

          S’il y a quelque chose de nouveau, ayez la bonté de nous le mander ; nous prions La… de se souvenir toujours de nous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Elle était déjà morte (13 Mars). (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

16 Mars 1767.

 

 

          Non seulement je corromps la jeunesse, mon cher et jeune confrère, mais la vieillesse ne m’empêche point de donner de mauvais exemples. Je suis honteux de faire des tragédies à mon âge. Je vous réponds un peu tard, parce que j’ai passé mon temps à soutenir la guerre contre mes anges. Je suis quelquefois très docile, et quelquefois très opiniâtre. Je souhaite que vous n’ayez pas été trop docile en changeant votre plan ; vous aurez sans doute senti que le nouveau servira mieux votre génie : c’est toujours le plan qui nous échauffe le plus que l’on doit choisir. Celui que j’avais imaginé pour mes pauvres Scythes m’animait, et celui qu’on me proposait me glaçait. J’ai travaillé pour mes Suisses et pour moi ; la pièce nous a amusés à Ferney, et c’est tout ce que je voulais ; car en cultivant son jardin, il faut aussi ne pas oublier son théâtre.

 

          Nous avons suspendu nos plaisirs sur la nouvelle du triste état ou était madame la dauphine ; nous sommes bons Français, quoique nous ne soyons que des Suisses.

 

          M. de La Borde  m’avait recommandé de l’informer de tout ce qu’on me manderait sur son Péché originel (1). Je n’eus d’abord que des choses très flatteuses à lui faire savoir ; mais depuis il m’est revenu qu’on faisait des critiques, et que l’on trouvait quelques endroits faibles ; je m’en rapporte à vous : il y a bien de l’arbitraire dans la musique ; les oreilles, que Cicéron appelle superbes, sont fort capricieuses. Il n’en est pas ainsi du cœur, c’est un juge infaillible ; et, quand il est ému dans une tragédie, toutes les critiques n’ont qu’à se taire.

 

          Mon petit La Harpe a fait une réponse à l’abbé de Rancé (2). Cet abbé de Rancé avait écrit ce qu’on appelle, je ne sais pourquoi, une héroïde à ses moines ; M. de La Harpe fait répondre un moine qui assurément vaut mieux que l’abbé. C’est un des meilleurs ouvrages que j’aie vus ; il faudrait qu’il fût entre les mains de tous les novices, il n’y aurait plus de profès. Jamais on n’a mieux peint l’horreur de la vie monacale.

 

          J’ignore encore si la folle Sorbonne a condamné le sage Bélisaire. De quoi se mêle-t-elle ?

 

          Si vous avez l’Histoire de la Philosophie par des Landes, vous y verrez, tome III, page 299 : « La Faculté de théologie est le corps le plus méprisable qui soit dans le royaume. » Je serais bien fâché de penser comme M. des Landes ; à Dieu ne plaise ! personne ne respecte plus que moi la sacrée faculté ; mais je vous aime encore davantage.

 

 

1 – Pandore. (G.A.)

2 – Voyez la Préface de M. Abauzit. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Palissot.

 

A Ferney, 16 Mars 1767.

 

 

          Vous avez touché, monsieur, la véritable corde. J’ai vu Fréret, le fils de Crébillon, Diderot, enlevés et mis à la Bastille ; presque tous les autres, persécutés ; l’abbé de Prades, traité comme Arius par les Athanasiens ; Helvétius, opprimé non moins cruellement ; Tercier, dépouillé de son emploi ; Marmontel, privé de sa petite fortune (1) ; Bret, son approbateur, destitué et réduit à la misère. J’ai souhaité qu’au moins des infortunés fussent unis, et que des forçats ne se battissent pas avec leurs chaînes. Je n’ai pu jouir de cette consolation ; il ne me reste qu’à achever, dans ma retraite, une vie que je dérobe aux persécuteurs.

 

          Jean-Jacques, qui pouvait être utile aux lettres, en est devenu l’ennemi par un orgueil ridicule et la honte par une conduite affreuse. Je conclus qu’il faut cultiver son jardin. Je cultive le mien, et je serais toujours avec autant d’estime que de regret, etc.

 

 

1 – En 1759, à cause de la parodie de la grande scène de Cinna. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Boisgelin.

 

A Ferney, mars.

 

 

          Ce que vous m’avez envoyé, monsieur, m’a mortellement ennuyé. Voilà tout ce que je peux vous en dire : je n’aime pas les phrases. Vous avez un frère qui m’a accoutumé au bon.

 

          On m’a parlé d’un homme de Nancy, qu’on dit fourré à la Bastille sur la dénonciation d’un jésuite : il s’appelle, je crois, Le Clerc ; il avait la protection de madame la marquise de Boufflers, votre belle-mère, si on ne m’a pas trompé. En ce cas, je présume que vous daignerez agir tous deux en sa faveur. Rien ne rafraîchit le sang comme de secourir les malheureux.

 

          J’étais impotent et aveugle quand madame de Boufflers a passé par Lyon. Je suis encore à peu près dans le même état  je ne vaux rien des pieds jusqu’à la tête ; et, à l’égard de ma pauvre âme, elle est extrêmement sensible à votre souvenir et à vos bontés dont je vous demande la continuation avec la sensibilité la plus respectueuse.

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

16 Mars 1767.

 

 

          Je prie le secrétaire de Bélisaire de dire à madame Geoffrin que j’avais bien raison de n’être point surpris du billet du roi de Pologne. Il vient de m’écrire (1) sur la tolérance une lettre dans le goût et dans le style de Trajan ou de Julien. Il faudrait la graver dans les écoles de Sorbonne, et y graver surtout ce grand mot de l’impératrice de Russie : Malheur aux persécuteurs !

 

          Mon cher confrère, un grand siècle se forme dans le Nord, un pauvre siècle déshonore la France. Cependant l’Europe parle notre langue. A qui en a-t-on l’obligation ? à ceux qui écrivent comme vous, à ceux qu’on persécute.

 

Non lasciar la magnanima impresa.

 

PÉTRARQUE, son. VII.

 

 

1 – Le 21 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

A Ferney, le 18 Mars 1767.

 

 

          Je doute fort, mon cher Cicéron, que le conseil de Berne ajoute rien à la modique pension qu’il fait aux Sirven ; c’est beaucoup s’il la continue. M. Seigneux de Correvon, à qui vous écrivez, ne peut nous être d’aucun secours ; il n’a que sa bonne volonté.

 

          Je sens bien que la réconciliation du premier président (1) avec le parlement de Toulouse peut nous être défavorable ; mais j’espère que le conseil ne voudra pas se relâcher sur le droit qu’il a de prononcer des évocations que la voix publique demande, et que l’équité exige. Les conseillers d’Etat et les maîtres des requêtes paraissent penser unanimement sur cette affaire. Votre mémoire vous fait beaucoup d’honneur ; il a consolé ce pauvre Sirven. Je vous l’enverrai dès que le tribunal qui doit le juger sera nommé. Cinq années de désespoir ont un peu affaibli sa tête ; il ne répondra peut-être qu’en pleurant ; mais, après votre mémoire, je ne sais rien de plus éloquent que des pleurs.

 

          M. Seigneux de Correvon voulait l’engager à faire travailler M. Loyseau ; vous pensez bien qu’il n’en fera rien. J’imagine que rien ne sera décidé qu’après Pâques. J’exécuterai tous vos ordres ponctuellement, et au moment que vous prescrirez. Bien des respects à madame de Canon (2).

 

 

1 – Bastard. (G.A.)

2 – Madame Elie de Beaumont. (G.A.)

 

 

 

 

 

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