CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 21

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 21

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Bérault.

 

Le 11 Mars 1767.

 

 

          Non seulement, monsieur, celui que vous aviez chargé de me faire parvenir votre poème de la Terre-Promise ne m’a point envoyé votre bel ouvrage, mais il ne m’en a point parlé : il ne m’a pas cru capable de lire un poème aussi curieux.

 

          Je sens tout le prix de ce que j’ai perdu. Rien n’est plus poétique sans doute que les conquêtes de Josué, et tout ce qui les a précédées et suivies. Aucune fiction grecque n’en approche ; chaque événement est prodige, et les miracles y font un effet d’autant plus admirable, qu’on ne peut pas dire que l’auteur y amène la divinité, comme les poètes grecs qui faisaient descendre un dieu sur la scène, quand ils ne savaient comment dénouer leur intrigue. On voit le doigt de Dieu partout dans le sujet de votre ouvrage, sans que l’intervention divine soit une ressource nécessaire. Josué pouvait aisément passer à gué le Jourdain, qui n’a pas quarante-cinq pieds de large, et qui est guéable en cent endroits ; mais Dieu fait remonter le fleuve vers sa source, pour manifester sa puissance.

 

          Il n’était pas nécessaire que Jéricho tombât au son des cornemuses, puisque Josué avait des intelligences dans la ville par le moyen de Rahab la prostituée. Dieu fait tomber les murs, pour faire voir qu’il est le maître de tous les événements. Les Amorrhéens étaient déjà écrasés par une pluie de pierres tombées du ciel ; il n’était pas nécessaire que Dieu arrêtât le soleil et la lune à midi, pour que Josué triomphât de ce peu de gens qui venaient d’être lapidés d’en haut. Si Dieu arrête le soleil et la lune, c’est pour faire voir aux Juifs que le soleil et la lune dépendent de lui.

 

          Ce qui me paraît encore de plus favorable à la poésie, c’est que le sujet est petit, et les moyens grands. Josué ne conquit, à la vérité, que trois ou quatre lieues de pays, qu’on perdit bientôt après ; mais la nature entière est en convulsion pour la petite tribu d’Ephrim. C’est ainsi qu’Enée, dans Virgile, s’établit dans un village d’Italie, avec le secours des dieux. Le grand avantage que vous avez sur Virgile, c’est que vous chantez la vérité, et qu’il n’a chanté que le mensonge. Vous avez l’un et l’autre des héros pieux, ce qui est encore un avantage. Il est vrai qu’on pourrait reprocher quelques cruautés à Josué, mais elles sont sacrées, ce qui est bien un autre avantage encore. Il n’y a même que trente rois de condamnés à être pendus, dans ce petit pays de quatre lieues, pour avoir osé résister à un étranger envoyé par le Seigneur, et vous prouverez, quand il vous plaira, qu’on ne saurait pendre, pour la bonne cause, trop de princes hérétiques.

 

          Jugez, monsieur, quel est mon regret de n’avoir pu lire, dans ma terre non promise, votre poème épique sur la terre promise, qui me fait concevoir de si hautes espérances.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

A Ferney, 11 Mars 1767.

 

 

          Mon cher ami, je sors d’une grande répétition des Scythes. Le cinquième acte est sans contredit celui de tous qui a fait le plus d’effet théâtral ; mais il demande de terribles nuances. Le couplet d’Athamare quand il encourage Obéide à le frapper, prononcé de la manière dont vous le direz, avec courage, avec noblesse, avec un air de maître, contribue beaucoup au succès. La scène du père et de la fille, l’air morne, recueilli, douloureux, et terrible, qu’Obéide y conserve toujours avec son père, fait de cette scène même une des plus attachantes ; la curiosité et l’effroi saisissent toute l’assemblée. Ce cinquième acte vient de faire le même effet à Lausanne ; c’est celui de tous qui a le plus réussi. On répète la pièce à Genève, on la répète à Lyon dans quatre jours. Vous voyez qu’il est de toute impossibilité d’attendre après Pâques ; le libraire de Paris serait prévenu par les libraires de province et par ceux de Suisse. Si j’étais à Paris, vous ne seriez pas exposé à ces inconvénients ; mais il y a près de vingt ans que les indignes persécutions que j’ai essuyées pour tout fruit de mes travaux m’ont fait renoncer à ma patrie. C’est à Fréron et Coqueley, son approbateur, à triompher dans Paris.

 

          Voici un petit résumé de tous les changements faits à la pièce, afin que, s’il en est échappé quelqu’un dans votre copie, vous puissiez aisément le remplacer. Au reste, vous sentez bien que tout dépend de votre santé  il ne faut pas vous tuer pour des Scythes. Tout dépend surtout de la santé de madame la dauphine, et on n’a pas besoin d’un tel motif pour souhaiter son rétablissement. Je vous embrasse bien tendrement.

 

N.B. – Mademoiselle Dubois s’est plainte à moi ; elle a cru que vous m’aviez engagé à la priver du rôle d’Obéide ; je l’ai détrompée comme je le devais.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

13 Mars 1767 (1).

 

 

          Mes anges et M. de Thibouville sauront donc que M. d’Hermenches vient de jouer Athamare à Lausanne avec un très grand succès ; et qui est M. d’Hermenches ? Un major suisse (2), qui a beaucoup d’esprit et qui a une femme très aimable, laquelle a joué très bien Obéide. Nous jouons sur le théâtre de Ferney dans quatre jours ; on donne les Scythes à Genève, on les donne à Lyon ; messieurs de Paris, faites comme il vous plaira.

 

          Je me suis aperçu qu’il y avait deux fois dangereux en trois vers, page 13, dans le rôle d’Hermodan :

 

D’aucun soin dangereux la paix n’est altérée.

 

Corrigez :

 

Jamais de tristes soins la paix n’est altérée.

La franchise, qui règne en nos déserts heureux,

Fait mépriser ta cour et ses fers dangereux.

 

          Acte quatrième, scène de l’embaucheur, il faut absolument ôter ce vers :

 

Nous te traitons en frère, et ta férocité,

Etc.

 

          On dit beaucoup, au cinquième acte, que les Scythes sont féroces ; il ne faut pas qu’on dise, au quatrième acte, que les Persans sont féroces aussi. Voici comme nous avons corrigé :

 

Quoi ! nous t’avons en paix reçu dans ma patrie,

Ton accueil nous flattait, notre simplicité

N’écoutait que les droits de l’hospitalité,

Et tu veux me forcer dans la même journée, etc.

 

          M. de Thibouville est prié d’ajouter à toutes ses bontés celle de faire porter sur les rôles ces petites corrections.

 

          J’ai envoyé à Lekain un résumé de tous les changements, afin qu’il les confronte.

 

N.B. – Il se pourrait qu’on crût que ce vers dans le premier acte :

 

Dans le secret du cœur ne puisse entretenir (3)…

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Constant d’Hermenches. (G.A.)

3 – La fin manque. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Riche.

 

14 Mars 1767.

 

 

          Le parlement de Besançon doit être très flatté, monsieur, que la cour ne l’ait pas cru persécuteur, et je suis persuadé que le parlement de Dijon montrera bien qu’il ne l’est pas. J’espère même que les principaux magistrats de votre province, justement indignés contre les manœuvres du procureur général (1), agiront auprès de leurs amis de Dijon. Pour moi, quoique sans crédit, j’y ferai tous mes faibles efforts.

 

          M. l’avocat Arnoult est l’homme le plus propre à bien servir Fantet. Il faut qu’il s’adresse à cet avocat, à qui j’écrirai dès que j’aurai appris que Fantet est à Dijon. Je vais écrire à quelques amis que j’ai dans ce pays-là, et même à M. le premier président (2). Ma recommandation auprès du président de Brosses ne serait pas bien reçue ; il a mieux aimé profiter de ma bonne foi, en me vendant sa terre de Tournay à vie, que de mériter mon amitié par des procédés généreux ; mais j’ai le bonheur d’avoir pour amis des hommes qui ont plus de crédit que lui dans le parlement.

 

          Vos bontés pour Fantet redoublent, monsieur, l’attachement que je vous ai voué. Ne pourrai-je point avoir la consolation de vous posséder quelques jours dans ma retraite ?

 

 

1 – Doroz. (G.A.)

2 – Fyot de La Marche. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

14 Mars 1767.

 

 

          Le diable est déchaîné, mon cher ami ; et quand on n’est pas aussi fort que l’archange Michel, qui le battit si bien, il faut faire une honnête retraite. Il est très prudent à vous de ne point envoyer à Dijon des armes offensives qui pourraient tomber entre les mains des ennemis, il faut attendre qu’il y ait une trêve pour avoir des correspondances sûres.

 

          Je trouve qu’on fait beaucoup d’honneur au parlement de Besançon, en avouant qu’il n’est pas persécuteur ; mais je crois qu’on se trompe en regardant comme tel le parlement de Dijon. J’espère que Fantet y sera traité aussi favorablement qu’il l’aurait été dans votre province.

 

          J’écrirai à des amis qui prendront sa défense ; avertissez-moi quand Fantet sera à Dijon, et quand il faudra agir ; j’y mettrai tout mon savoir-faire. J’ai la main heureuse ; l’affaire des Sirven prend le train le plus favorable, et, quoi qu’on en dise et quoi qu’on fasse, la raison et l’humanité l’emportent sur le fanatisme. Puisse la France imiter bientôt la Russie et la Pologne ! L’impératrice de Russie et le roi de Pologne me font l’honneur de m’écrire de leur main qu’ils font tous leurs efforts pour établir la plus grande tolérance dans leurs Etats ; ils poussent l’un et l’autre la bonté jusqu’à me dire que mes faibles écrits n’ont pas peu contribué à leur inspirer ces sentiments. Ma patrie ne va pas encore jusque-là ; mais la dernière aventure du bureau de Collonges (1) prouve assez les progrès de la raison.

 

          Tâchez de faire parvenir des Honnêtetés (2) à M. Le Riche, et quelques Questions (3).

 

          Mille tendres amitiés.

 

 

1 – L’affaire Le Jeune, qui fut étouffée. (G.A.)

2 – Les Honnêtetés littéraires. (G.A.)

3 – Les Questions de Zapata. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Linguet.

 

15 Mars 1767.

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

          Je crois, comme vous, monsieur (1), qu’il y a plus d’une inadvertance dans l’Esprit des lois. Très peu de lecteurs sont attentifs : on ne s’est point aperçu que presque toutes les citations de Montesquieu sont fausses. Il cite le prétendu Testament du cardinal de Richelieu, et il lui fait dire au chapitre V, dans le livre III, que s’il se trouve dans le peuple quelque malheureux honnête homme, il ne faut pas s’en servir. Ce testament, qui d’ailleurs ne mérite pas la peine d’être cité, dit précisément le contraire, et ce n’est point au sixième, mais au quatrième chapitre.

 

          Il fait dire à Plutarque que les femmes n’ont aucune part au véritable amour. Il ne songe pas que c’est un des interlocuteurs qui parle ainsi, et que ce Grec, trop grec, est vivement réprimandé par le philosophe Daphneus pour lequel Plutarque décide. Ce dialogue est tout consacré à l’honneur des femmes ; mais Montesquieu lisait superficiellement, et jugeait trop vite.

 

          C’est la même négligence qui lui a fait dire que le grand-seigneur n’était point obligé par la loi de tenir sa parole ; que tout le bas commerce était infâme chez les Grecs ; qu’il déplore l’aveuglement de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb, qui lui proposait les Indes, etc. Vous remarquerez que Christophe Colomb avait découvert l’Amérique avant que François Ier  fût né.

 

          La vivacité de son esprit lui fait dire au même endroit, livre XXI, chapitre XXII, que le conseil d’Espagne eut tort de défendre l’emploi de l’or en dorure. Un décret pareil, dit-il, serait semblable à celui que feraient les états de Hollande, s’ils défendaient la cannelle. Il ne fait pas réflexion que les Espagnols n’avaient point de manufactures, qu’ils auraient été obligés d’acheter les étoffes et les galons des étrangers, et que les Hollandais ne pouvaient acheter ailleurs que chez eux-mêmes la cannelle qui croît dans leurs domaines.

 

          Presque tous les exemples qu’il apporte sont tirés des peuples inconnus du fond de l’Asie, sur la foi de quelques voyageurs mal instruits ou menteurs.

 

          Il affirme (2) qu’il n’y a de fleuve navigable en Perse que le Cyrus : il oublie le Tire, l’Euphrate, l’Oxus, l’Araxe, et le Phase, l’Indus même, qui a coulé longtemps sous les lois des rois de Perse. Chardin nous assure, dans son troisième tome, que le fleuve Zenderouth, qui traverse Ispahan, est aussi large que la Seine à Paris, et qu’il submerge souvent des maisons sur les quais de la ville.

 

          Malheureusement le système de l’Esprit des lois a pour fondement une antithèse qui se trouve fausse. Il dit que les monarchies sont établies sur l’honneur, et les républiques sur la vertu ; et, pour soutenir ce prétendu bon mot : La nature de l’honneur (dit-il, livre III, chapitre VII) est de demander des préférences, des distinctions ; l’honneur est donc, par la chose même, placé dans le gouvernement monarchique. Il devrait songer que, par la chose même, on briguait, dans la république romaine, la préture, le consulat, le triomphe, des couronnes, et des statues.

 

          J’ai pris la liberté de relever plusieurs méprises pareilles dans ce livre, d’ailleurs très estimable. Je ne serai pas étonné que cet ouvrage célèbre vous paraisse plus rempli d’épigrammes que de raisonnements solides ; et cependant il y a tant d’esprit et de génie, qu’on le préférera toujours à Grotius et à Puffendorf. Leur malheur est d’être ennuyeux ; ils sont plus pesants que graves.

 

          Grotius, contre lequel vous vous élevez avec tant de justice, a extorqué de son temps une réputation qu’il était bien loin de mériter. Son Traité de la Religion chrétienne n’est pas estimé des vrais savants. C’est là qu’il dit, au chapitre XXII de son Ier livre, que l’embrasement de l’univers est annoncé dans Hystaspe et dans les Sibylle. Il ajoute à ces témoignages ceux d’Ovide et de Lucain ; il cite Lycophron pour prouver l’histoire de Jonas.

 

          Si vous voulez juger du caractère de l’esprit de Grotius, lisez sa harangue à la reine Anne d’Autriche, sur sa grossesse. Il la compare à la Juive Anne, qui eut des enfants étant vieille ; il dit que les dauphins, en faisant des gambades sur l’eau, annoncent la fin des tempêtes, et que, par la même raison, le petit dauphin qui remue dans son ventre annonce la fin des troubles du royaume.

 

          Je vous citerais cent exemples de cette éloquence de collège dans Grotius, qu’on a tant admiré. Il faut du temps pour apprécier les livres, et pour fixer les réputations.

 

          Ne craignez pas que le bas peuple lise jamais Grotius et Puffendorf ; il n’aime pas à s’ennuyer. Il lirait plutôt (s’il le pouvait) quelques chapitres de l’Esprit des lois, qui sont à portée de tous les esprits, parce qu’ils sont très naturels et très agréables. Mais distinguons, dans ce que vous appelez peuple, les professions qui exigent une éducation honnête, et celles qui ne demandent que le travail des bras et une fatigue de tous les jours. Cette dernière classe est la plus nombreuse. Celle-là, pour tout délassement et pour tout plaisir, n’ira jamais qu’à la grand’messe et au cabaret, parce qu’on y chante, et qu’elle y chante elle-même : mais pour les artisans plus relevés, qui sont forcés par leurs professions mêmes à réfléchir beaucoup, à perfectionner leur goût, à étendre leurs lumières, ceux-là commencent à lire dans toute l’Europe. Vous ne connaissez guère, à Paris, les Suisses que par ceux qui sont aux portes des grands seigneurs, ou par ceux à qui Molière fait parler un patois inintelligible, dans quelques farces ; mais les Parisiens seraient étonnés s’ils voyaient dans plusieurs villes de Suisse, et surtout dans Genève, presque tous ceux qui sont employés aux manufactures, passer à lire le temps qui ne peut être consacré au travail. Non, monsieur, tout n’est point perdu quand on met le peuple en état de s’apercevoir qu’il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux ; car, tôt ou tard, ils vous frappent de leurs cornes. Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonné dans les guerres civiles de la Rose rouge et de la Rose blanche en Angleterre, dans celle qui fit périr Charles Ier sur un échafaud, dans les horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles mêmes de la Ligue ? Le peuple ignorant et féroce, était mené par quelques docteurs fanatiques qui criaient : Tuez tout, au nom de Dieu. Je défierais aujourd’hui Cromwell de bouleverser l’Angleterre par son galimatias d’énergumène, Jean de Leyde de se faire roi de Munster, et le cardinal de Retz de faire des barricades à Paris. Enfin, monsieur, ce n’est pas à vous d’empêcher les hommes de lire, vous y perdriez trop, etc.

 

 

1 – Linguet lui avait envoyé sa Théorie des lois civiles. (G.A.)

2 – M. Chardin dit qu’il n’y a point de fleuve navigable en Perse, si ce n’est le fleuve Kur. (MONTESQUIEU, livre XXIV, chap. XXVI.)

 

 

 

 

 

Commenter cet article