CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 20
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à M. le marquis de Florian.
Le 4 Mars 1767.
Grand-Turc, grand-écuyer persan, cadi, et vous, grande-écuyère (1), tombe sur vous la rosée du ciel, et soit votre rosier toujours fleuri ! Qui a donc fait la chanson de Molé (2) ? elle est naïve et plaisante. N’en fera-t-on point sur la Sorbonne, qui persécute si sottement Marmontel ?
Les Gilli m’ont fait pis : leur banqueroute est forte. Je serai fort obligé à M. le cadi s’il fait agir vigoureusement le procureur boiteux dans mon affaire contre des Normands.
Madame Denis et moi remercions le grand-turc de la main-levée. Mahomet favorise ses bons serviteurs. J’aurai bientôt, je crois, une plus grande obligation aux maîtres des requêtes. Vous avez vu sans doute le mémoire de M. de Beaumont ; il faudrait avoir une âme de bronze pour ne pas accorder une évocation aux Sirven. En vérité, il s’agit dans cette affaire de l’honneur de la France ; il est trop honteux de se faire continuellement un jeu d’une accusation de parricide. Mon cher grand-écuyer y est surtout intéressé pour l’honneur de son Languedoc. Pour moi, je m’intéresse plus aux Sirven qu’aux Scythes : je n’avais fait cette pièce que pour mon petit théâtre et pour mes chers Génevois qui y sont un peu houspillés. M. et madame de La Harpe la jouent très bien ; elle nous fait un très grand effet. Les changements que les anges nous proposent nous paraissent absolument impraticables : ce serait nous couper la gorge. Il faut donner la pièce telle qu’elle est, avec ses défauts ; mais il ne la faut donner que quand mademoiselle Durancy sera sûre de son rôle, et qu’elle aura appris à répandre et à retenir des larmes, et quand les deux vieillards sauront imiter la nature, ce qui est aussi rare dans ce tripot que dans celui de Nicolet.
Si le grand-écuyer et le grand-turc veulent se donner le plaisir des répétitions, ils feront un grand plaisir au Scythe, qui les embrasse de tout son cœur.
Il leur enverra incessamment la Guerre de Genève, dès qu’il en aura fait faire une copie. Cela peut amuser quelques moments ceux qui connaissent les masques.
1 – L’abbé Mignot, le marquis de Florian, d’Hornoy son beau-fils, et la marquise de Florian. (G.A.)
2 – « Quel est ce gentil animal, etc. ? » chanson de Boufflers. (G.A.)
à M. Lekain.
4 Mars 1767.
Je me flatte, mon cher ami, que vous aurez rétabli votre santé, quand cette lettre vous parviendra. Je pense que, pour prévenir les éditions dont on me menace de tous côtés, vous devez au moins vous assurer de quatre ou cinq représentations avant Pâques ; mon libraire de Paris tiendrait alors la pièce toute prête pour la rentrée, supposé que cette pièce méritât d’être reprise ; sinon vous vous contenteriez de ces quatre ou cinq représentations, et il n’en serait plus parlé.
On dit que le public n’aime pas Dauberbal, et que Granval conviendrait mieux : c’est à vous à décider, et à faire ce que vous trouverez à propos. Sans vous rien ne se peut ni ne se doit faire. Prendrez-vous la peine, mon cher ami, d’adoucir la voix de mademoiselle Durancy, surtout dans les premiers actes ? baissera-t-elle les yeux quand il le faut ? dira-t-elle d’une manière attendrissante :
Si la Perse a pour toi des charmes si puissants,
Je ne te contrains pas, quitte-moi, j’y consens ;
J’en gémirai, Sulma ; dans mon palais nourrie,
Tu fus en tous les temps le soutien de ma vie :
Mais je serais barbare en t’osant proposer
De supporter un joug qui commence à peser, etc.
Pleurera-t-elle, et quelquefois soupirera-t-elle, sans parler ? passera-t-elle de l’attendrissement à la fermeté, dans les derniers vers du troisième acte ? dira-t-elle bien non de la manière dont on dit oui ? Si elle fait tout cela, ce sera vous qu’il faudra remercier. La pièce est difficile à jouer ; elle a surtout besoin de deux vieillards qui soient naturels et attendrissants. Les succès dépendent entièrement des acteurs ; s’il y en avait trois ou quatre comme vous, vos parts seraient au moins de vingt mille livres.
M. de Thibouville a la bonté de se charger de bien des détails. Portez-vous bien ; je vous embrasse de tout mon cœur.
à M. Dorat.
4 Mars 1767.
Je ne sais, monsieur, si mon amour-propre corrompt mon jugement ; mais vos derniers vers me paraissent valoir mieux que les premiers ; ils sont, à mon gré, plus remplis de grâces. Votre muse fait ce qu’elle veut je la remercie d’avoir voulu quelque chose en ma faveur, quoiqu’il y ait encore un coup de patte. Je vous jure, sur mon honneur, que je n’ai aucune connaissance des vers qu’on a faits contre vous : personne ne m’en a écrit un mot ; il n’y a que vous qui m’en parliez. Toutes ces sottises couvertes par d’autres sottises tombent dans un éternel oubli au bout de vingt-quatre heures. Je suis uniquement occupé de l’affaire de Sirven, dont vous avez peut-être entendu parler. Ce nouveau procès de parricide va être jugé au conseil du roi ; il m’intéresse beaucoup plus que les Scythes, dont je ne fais nul cas. Je n’avais destiné cet ouvrage qu’à mon petit théâtre ; mais on imprime tout : on a imprimé ce petit amusement de campagne. Les comédiens se repentiront probablement d’avoir voulu le jouer. J’ai donné un rôle à mademoiselle Durancy, à qui j’en avais promis un depuis très longtemps. Je ne connaissais point mademoiselle Dubois ; je vis ignoré dans ma retraite, et j’ignore tout. Si j’avais été informé plus tôt de son mérite et de ses droits, j’aurais assurément prévenu ses plaintes ; mais je vous prie de lui dire qu’elle n’a rien à regretter : le rôle qu’elle semble désirer est indigne d’elle. C’est une espèce de paysanne pendant trois actes entiers ; c’est une fille d’un petit canton suisse qui épouse un Suisse ; et un petit-maître français tue son mari. Je ne connais point de pièce plus hasardée ; c’est une espèce de gageure, et je gage avec qui voudra contre le succès. Mais on peut faire une mauvaise pièce de théâtre, et ambitionner votre amitié ; c’est là ma consolation et ma ressource.
Je vous supplie, monsieur, de compter sur les sentiments très sincères de votre très humble, etc.
à M. Lekain.
Mercredi au matin, après les autres lettres écrites 4 Mars 1767.
Il m’a paru convenable de jeter, dans les premiers actes des Scythes, quelques fondements de la loi qui fait le sujet du cinquième acte ; mais il n’est pas naturel qu’on parle dans un mariage de venger la mort d’un époux dont la vie semble en sûreté, et qui n’est encore menacé de rien par personne.
On peut, dans Tancrède et dans Brutus, commencer le premier acte par dévouer à la mort quiconque trahira sa patrie. On peut commencer dans Œdipe par la proscription du meurtrier de Laïus : cet artifice serait grossier et impraticable dans les Scythes. Cependant il serait heureux que le spectateur pût au moins deviner quelque chose de cette loi, qui a, en effet, existé en Scythie. Voici comme je m’y prends à la deuxième scène du second acte ; voici le couplet qu’Indatire doit substituer à son premier couplet, qui commence par ces mots : En ce temple si simple.
Cet autel me rappelle à ces forêts si chères ;
Tu conduis tous mes pas, je devance nos pères :
Je viens lire en tes yeux, entendre de ta voix,
Que ton heureux époux est nommé par ton choix.
L’hymen est parmi nous le nœud que la nature
Forme entre deux amants, de sa main libre et pure.
Chez les Persans, dit-on, l’intérêt odieux,
Les folles vanités, l’orgueil ambitieux,
De cent bizarres lois la contrainte importune,
Soumettent tristement l’amour a la fortune :
Ici le cœur fait tout, ici l’on vit pour soi ;
D’un mercenaire hymen on ignore la loi ;
On fait sa destinée. Une fille guerrière
De son guerrier chéri court la noble carrière,
Se plaît à partager ses travaux et son sort.
L’accompagne aux combats, et sait venger sa mort.
Préfères-tu nos mœurs aux mœurs de ton empire ?
La sincère Obéide aime-t-elle Indatire ?
OBÉIDE.
Je connais tes vertus, j’estime ta valeur, etc.
Non-seulement ces vers préparent un peu le cinquième acte, mais ils sont plus forts et meilleurs.
M. Lekain est prié de les donner à M. Molé, et de lui faire de ma part les plus sincères compliments. Je persiste toujours à croire qu’il ne faut donner que cinq ou six représentations avant Pâques. La pièce demande à être beaucoup répétée, et, en ce cas, l’approbation du public pourra produire quelque avantage aux auteurs après Pâques.
N.B. – Au cinquième acte :
OBÉIDE.
. . . . . . C’est assez, seigneur, j’ai tout prévu :
J’ai pesé mon destin, et tout est résolu.
Une invincible loi me tient sous son empire ;
La victime est promise au père d’Indatire ;
Je tiendrai ma parole, allez, il vous attend :
Qu’il me garde la sienne ; il sera trop content.
SOZAME.
Tu me glaces d’horreur !
OBÉIDE.
Hélas ! je la partage.
Seigneur, le temps est cher, achevez votre ouvrage,
Laissez-moi m’affermir ; mais surtout obtenez
Un traité nécessaire à ces infortunés, etc.
N.B. – Comment des gens du monde peuvent-ils condamner sénat agreste ? Ils n’ont pas vu les conseils généraux des petits cantons suisses. Le mot agreste est noble et poétique. Il est vrai qu’étant neuf au théâtre, quelques Frérons peuvent s’en effaroucher au parterre ; mais c’est à la bonne compagnie à le défendre.
à M. Damilaville.
6 Mars 1767.
Voici, mon cher ami, un petit mot pour M. Lembertad. J’ai fait réflexion à votre proposition de préparer la chose. J’ai trouvé le secret de glisser, au second acte, que les femmes dans ce pays-là vengent leurs maris quand on les a tués. Heureusement cela est dit tout naturellement et sans art. Je ne sais si on aura le temps de jouer cette rapsodie. Je voudrais vous envoyer du Lembertad, mais comment faire ? Bonsoir, mon cher ami.
à M. de Pezay.
A Ferney, 9 Mars (1).
Je vous répondrai, monsieur, ce que j’ai répondu à M. Dorat, que je ne connais en aucune manière les vers dans lesquels il est maltraité, que personne au monde ne m’a rien écrit sur ce sujet ; et j’ajoute que je consens que vous me regardiez comme un malhonnête homme, si je vous trompe. Je vous dirai plus : je n’ai jamais montré à Ferney ni les vers que M. Dorat avait faits contre moi, ni aucune des lettres qu’il m’écrivit depuis, et dans lesquelles la bonté de son cœur répara it, par son repentir, le tort que son imagination m’avait pu faire. Je n’ai pas seulement laissé voir la jolie épître qu’il vient d’adresser à sa muse je me suis contenté de goûter la satisfaction de voir avec combien de grâces il guérissait les blessures qu’il avait faites.
Ni madame Denis, ni M. et madame Dupuits, ni M. et madame de La Harpe, qui sont chez moi depuis quatre mois, ni mes deux neveux, conseillers au parlement et au grand-conseil, n’ont vu aucune de ces pièces. Les affaires qui regardent Rousseau sont ici trop sérieuses pour qu’elles puissent être des sujets de pure plaisanterie ; et de plus, monsieur, ces plaisanteries étaient trop cruelles pour qu’elles servissent de matière à nos conversations. M. Dorat, sans me connaître, m’avait traité de bouffon dans son Avis aux sages ; il m’avait exposé aux rigueurs du gouvernement en disant qu’on a brûlé des ouvrages qu’on m’attribue ; il finissait enfin par dire qu’il fallait avoir des mœurs.
Des outrages si odieux ne devaient pas être manifestés par moi-même ; j’aurais trop rougi devant la petite-fille du grand Corneille, devant mes amis, et devant ma famille. J’ai dévoré toujours cette injure, et j’ai caché aussi la rétractation.
J’aurais souhaité, sans doute, que M. Dorat rendît cette rétractation publique, comme l’outrage l’avait été. Cette réparation publique était digne d’un homme qui a le cœur bon et sensible, et qui voit qu’il a été trompé, qui revient de son illusion, et qui corrige, avec une noblesse courageuse, l’erreur où il est tombé.
Si quelque homme de lettres de Paris, indigné du tort que l’Avis aux sages pouvait me faire dans la situation critique où se trouvent aujourd’hui les gens de lettres, a repoussé les injures par des injures, si, ne sachant pas que M. Dorat avait réparé entièrement son tort avec moi, il s’est laissé emporter à un zèle indiscret, je désavoue ce zèle, et je vous jure sur mon honneur que je n’en ai rien appris que par M. Dorat lui-même.
Vous sentez bien que, si j’avais écouté les premiers mouvements de mon cœur ulcéré, rien ne m’aurait empêché de faire le public juge de ce différend, et que je pouvais me servir des mêmes armes qu’on avait employées contre moi ; mais je n’en ai pas même eu la pensée ; et il est impossible que cette idée me soit venue après les lettres de M. Dorat, qui m’ont touché sensiblement, qui m’ont fait, tout oublier et qui m’ont inspiré le désir d’avoir son amitié.
Voilà, monsieur, la vérité la plus entière et la plus exacte.
M. Dorat doit voir quels fruits amers produisent de pareils écarts. Toute satire en attire une autre, et fait naître souvent des inimitiés éternelles. M. de Pompignan attaqua tous les gens de lettres dans son discours à l’Académie ; il en a été payé. Je ne connais aucune satire qui soit demeurée sans réponse. Les familles, les amis, entrent dans ces querelles ; c’est le poison de la littérature. J’ai combattu hardiment dans cette arène, et je n’ai jamais été l’agresseur (2). Mais je vous jure encore une fois que, dans cette affaire-ci, je ne me suis pas seulement défendu ; je vous répète que j’ai été trop content du repentir de M. Dorat, pour avoir sur le cœur le moindre ressentiment. Vous pouvez en croire un homme qui n’a pas la réputation de déguiser ce qu’il pense, qui n’a nulle raison de le déguiser, et qui d’ailleurs est dans un âge où l’on voit de sang-froid tous ces petits orages de la société, qui tourmentent vivement la jeunesse.
Je vous parle avec la plus grande franchise. Soyez très sûr, encore une fois, que je n’ai entendu parler des vers contre M. Dorat que par vous et par lui. Cette affaire est très désagréable, et je ne m’en suis consolé que par les assurances que vous me donnez de votre amitié et de la sienne. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Nous croyons que cette lettre est bien de 1767 et non, comme le dit M. Beuchot, de 1768. (G.A.)
2 – C’est vrai. (G.A.)