CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 12

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à Madame la comtesse d’Argental.

 

A Ferney,  ce 3 Février (1).

 

 

          Raccommodons-nous, madame, car je vous aime de tout mon cœur et je me flatte de votre amitié. Vous pardonnez sans doute à mon oncle et à moi nos inquiétudes ; vous sentez combien il m’était cruel de le voir partir après une espèce d’attaque d’apoplexie. Ses paquets ont été prêts pendant un mois entier, et où serait-il allé à travers dix pieds de neige qui couvrent le sommet de toutes nos montagnes ? On nous faisait trembler de tous les côtés. Il avait été quinze jours entiers sans recevoir aucune nouvelle de chez vous, que de la part de Le Jeune. Nous savions, à n’en pouvoir douter, que les deux conseillers d’Etat du bureau étaient absolument contre nous, et surtout le président. Ce qui s’est passé à Nancy (2) redoublait encore nos alarmes ; la prêtraille de notre canton ne servait assurément pas à nous consoler ni à nous rassurer. Il est difficile de se trouver dans une situation plus cruelle.

 

          Mais après la victoire que nous vous devons, il est inutile de parler des dangers qu’on a courus ; il ne faut plus songer qu’aux Scythes. Mon oncle y a fait tout ce qu’il a pu. Il n’y a qu’une voix ici parmi ceux qui les ont lus et qui en ont vu les répétitions. Nous sommes tous très contents. Nous pouvons nous tromper ; mais aussi nous devons espérer que ce qui fait une grande impression sur plusieurs esprits d’une trempe différente, produira le même effet sur le public.

 

          Il m’a paru surtout, madame, que mon oncle avait profité de toutes vos remarques ; elles m’ont paru aussi judicieuses qu’à lui. Vous connaissez sa docilité pour ses anges, ainsi que son tendre attachement. Je partage depuis longtemps ses sentiments pour vous. Vous êtes aimés ici, comme vous devez l’être. Il n’y a point de jours où nous ne cherchions à nous consoler d’un si triste éloignement par le plaisir de parler ensemble des deux personnes à qui nous sommes les plus dévoués, et dont les bontés font le charme de notre vie. DENIS.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – L’arrestation de Le Clerc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Stanislas-Auguste Poniatowski.

 

A Ferney, 3 Février 1767.

 

 

          Sire, ma respectueuse reconnaissance n’a osé passer les bornes de deux lignes, quand j’ai remercié votre majesté de ses bienfaits envers la famille des Sirven, qui lui devra bientôt son honneur et sa fortune ; mais le bien que vous faites à l’humanité entière, en établissant une sage tolérance en Pologne, me donne un peu plus de hardiesse. Il s’agit ici du genre humain : vous en êtes le bienfaiteur, sire. Vous pardonnerez donc au bon vieillard Siméon de s’écrier : « Je mourrai en paix, puisque j’ai vu les jours du salut. » Le vrai salut est la bienfaisance.

 

          J’ai lu deux discours de votre majesté à la diète, qui sont de cette éloquence qui n’appartient qu’aux grandes âmes. Madame de Geoffrin est bien heureuse (1). Les vieillards de Saba en feraient autant que leur reine, s’ils n’avaient que leur vieillesse à surmonter ; mais la caducité jointe à la maladie, ne laisse de libre que le cœur. Permettez, sire, que ce cœur, pénétré de vos vertus et de votre sagesse, se mette à vos pieds pour sa consolation Je suis avec le plus profond respect, etc.

 

 

1 – D’être à Varsovie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Bernstorff.

 

4 Février 1767.

 

 

          Monsieur, la famille Sirven, qui va manifester à Paris son innocence et les bienfaits de sa majesté, a dû remercier aujourd’hui votre excellence de ces mêmes bienfaits, dont elle vous est redevable. Je ne vous dois pas moins de reconnaissance, monsieur, de la lettre du roi (1), dont vous m’avez procuré la faveur. J’y reconnais un monarque pénétré de vos principes. On juge du prince par le ministre, et du ministre par le prince. Il y a plus de cent ans que la bienfaisance est assise sur le trône de Danemark. Heureux le pays ainsi gouverné !

 

          Permettez, monsieur, qu’avec mes très humbles remerciements, je vous adresse ceux que je dois à sa majesté. J’ai l’honneur d’être, avec beaucoup de respect, monsieur, de votre excellence, etc.

 

 

1 – Christian de Danemark. (G.A.)

 

 

 

 

 

à CHRISTIAN VII,

 

ROI DE DANEMARK.

 

Le 4 Février 1767.

 

 

          Sire, la lettre dont votre majesté m’a honoré m’a fait répandre des larmes de tendresse et de joie. Votre majesté donne de bonne heure de grands exemples. Ses bienfaits pénètrent dans des pays presque ignorés du reste du monde. Elle se fait de nouveaux sujets de tous ceux qui entendent parer de sa générosité bienfaisante. C’est désormais dans le Nord qu’il faudra voyager pour apprendre à penser et à sentir ; si ma caducité et mes maladies me permettaient de suivre les mouvements de mon cœur, j’irais me jeter aux pieds de votre majesté.

 

          Du temps que j’avais de l’imagination, sire, je n’aurais fait que trop de vers pour répondre à votre charmante prose. Pardonnez aux efforts mourants d’un homme qui ne peut plus exprimer l’étendue des sentiments que vos bontés font naître en lui. Je souhaite à votre majesté autant de bonheur qu’elle aura de véritable gloire.

 

Pourquoi, généreux prince, âme tendre et sublime,

Pourquoi vas-tu chercher dans nos lointains climats

Des cœurs infortunés que l’injustice opprime (1) ?

C’est qu’on n’en peut trouver au sein de tes Etats.

 

Tes vertus ont franchi par ce bienfait auguste

Les bornes des pays gouvernés par tes mains ;

Et partout où le ciel a placé des humains,

Tu veux qu’on soit heureux, et tu veux qu’on soit juste.

 

Hélas ! assez de rois que l’histoire a fait grands

Chez leurs tristes voisins ont porté les alarmes ;

Tes bienfaits vont plus loin que n’ont été leurs armes :

Ceux qui font des heureux sont les vrais conquérants.

 

 

1 – Les Sirven. (K.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

4 Février 1767.

 

 

          Le discours de M. Thomas, mon cher ami, est un des plus beaux et des plus grands services rendus à la littérature. Voilà l’homme que j’aimerai tant que j’aurai un souffle de vie, et tant que je détesterai les ennemis de la raison.

 

          A propos de raison, avouez que j’ai un bon second dans mon conseiller au grand-conseil (1) ; tous les oncles n’ont pas de pareils neveux.

 

          J’augure bien de l’affaire des Sirven. Le roi de Danemark m’écrit une lettre charmante, de sa main, sans que je l’aie prévenu, et leur envoie un secours. Tout vient du Nord. N’admirez-vous pas le roi de Pologne, qui a forcé doucement les évêques à être tolérants ? N’oubliez jamais la condamnation de l’évêque de Rostou (2), pour avoir dit qu’il y a deux puissances.

 

          Vous n’aurez point sitôt les Scythes ; il y a toujours quelque chose à changer à ces maudits ouvrages-là. J’espère que M de La Harpe vous donnera, à Pâques, quelque chose de meilleur que les Scythes.

 

          On ne peut vous aimer plus tendrement que je vous aime.

 

 

1 – L’abbé Mignot. (G.A.)

2 – Voyez la lettre de Catherine du 11/22 auguste 1765. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

4 Février 1767.

 

 

          Il y a environ cinquante ans, mon chevalier, que j’ai eu l’honneur de jouer aux échecs avec M. le vice-chancelier (1) ; mais il me gagnait, comme de raison. J’étais attaché à toute sa maison. Il y avait surtout un certain évêque de ….. (2), grand philosophe et très savant, qui m’honorait de la plus sincère amitié. Un vice-chancelier ne se souvient pas de tout cela, mais les petits ne l’oublient pas. J’ai le cœur pénétré de ses bontés, et de la justice qu’il a rendue dans l’affaire qui m’intéressait par contre-coup.

 

          Je prends la liberté de lui écrire quatre mots ; car il ne faut pas de verbiage pour les hommes en place. On donne à la Chine vingt coups de latte à ceux qui écrivent aux ministres des lettres trop longues et du galimatias.

 

          Je vous écrirais bien au long, à vous, mon chevalier, si j’en croyais mon cœur, qui est bavard de son naturel ; je vous dirais combien je suis enchanté de vous et de vos bons offices ; mais la guerre de Genève, les embarras qu’elle cause, les effroyables neiges qui m’environnent, la fièvre, les rhumatismes, imposent silence à ma bavarderie. Cependant il faut que je vous demande si vous avez entendu la musique de Pandore (3), de M. de La Borde.

 

          Vous me permettez donc de vous embrasser sans cérémonie.

 

 

1 – René-Charles de Maupeou. (G.A.)

2 – Charles-Guillaume de Maupeou, alors évêque de Lombez. (G.A.)

3 – On avait répété cet opéra sur le théâtre des Menus-Plaisirs. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney 6 Février 1767.

 

 

          Je vous réponds tard, mon cher confrère ; j’ai été malade, je suis en Sibérie, on fait la guerre près de ma tanière, et j’y suis bloqué. Nous avons été exposés à la disette ; aucun fléau ne nous a manqué. L’espérance de voir votre tragédie entre dans mes consolations. Je loue toujours beaucoup le dessein que vous avez de la faire imprimer afin que son succès ne dépende pas du jeu d’un acteur. On dit que le théâtre n’est pas aujourd’hui sur un pied à donner beaucoup de tentations aux auteurs ; et d’ailleurs on juge toujours mieux dans le recueillement du cabinet qu’à travers les illusions de la scène. J’ai fait une pièce fort médiocre, intitulée les Scythes ; j’ai eu bravement l’impudence de mettre des agriculteurs et des pâtres en parallèle avec des souverains et des petits-maîtres. Je l’avais fait imprimer, et ne comptais point la livrer aux comédiens ; mais je ne me gouverne pas par moi-même ; il a fallu céder aux désirs de mes amis, dont les volontés sont des ordres pour moi. C’est à vous à voir si vous aurez plus de courage que je n’en ai eu.

 

          Avez-vous entendu la musique de Pandore ? Confiez-moi ce que vous en pensez ; il faut dire la vérité à ses amis. Je crois qu’il y a des morceaux très agréables ; mais on dit qu’en général la musique n’est pas assez forte. Je ne m’y connais point, et vous êtes passé maître. Dites-moi la vérité encore une fois, et fiez-vous à ma discrétion. Adieu ; je ne suis pas trop en état de causer avec un homme qui se porte bien ; mais je ne vous en aime pas moins.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Février 1767 (1).

 

 

          Votre créature l’a échappé belle, mes divins anges. Les conseillers d’Etat, les neiges et les maladies attachées à l’âge et à la rigueur du climat me réduisaient à une pénible situation. Je trouve que de tous les fléaux la crainte est encore le pire ; elle glace le sang, elle m’a donné une espèce d’attaque d’apoplexie. Béni soit M. le vice-chancelier qui a été mon premier médecin ! Mais jugez si j’ai pu, pendant un mois de transes continuelles, faire à ces pauvres Scythes ce que j’aurais fait, si mon pauvre corps et mon âme avaient été moins tourmentés et moins affaiblis. Tels qu’ils sont, ils pourront ne pas déplaire, puisqu’ils ne nous déplaisent pas et que nous sommes difficiles. Nous en avons suspendu les répétitions, parce que la rigueur de la saison a augmenté dans notre Sibérie et que nous sommes tous malades. Il n’y a plus moyen de tenir à mon âge dans ce climat, qui est aussi horrible pendant l’hiver qu’il est charmant pendant l’été. Vous, qui n’avez pour montagne que Montmartre et les Bons-Hommes, jouissez en paix de vos doux climats. Je me flatte que vous aurez un très beau temps le carême et que les Scythes pourront faire quelque plaisir à mes chers compatriotes, qui sont quelquefois si difficiles et quelquefois si indulgents. Les affaires les plus désespérées peuvent réussir, et j’en ai une bonne preuve. On dit qu’il faut remercier deux ou trois maîtres des requêtes qui sont parents de l’abbé Mignot ; mais sans M. le vice-chancelier, il n’y avait rien de fait. Je n’avais l’honneur de le connaître que pour avoir joué aux échecs avec lui, il y a plus de cinquante ans ; il pouvait me faire échec et mat cette fois-ci d’un seul mot.

 

          Je ne puis plus rien faire aux Scythes ; je suis dans un état trop triste pour penser à des vers, et même à de la prose ; je suis anéanti. Les deux derniers exemplaires, que je vous ai envoyés par M. le duc de Praslin, peuvent être regardés comme mon testament. Il sera aisé à Lekain de faire porter sur les autres exemplaires les corrections qui sont dans ces derniers. J’aurais voulu finir ma carrière par quelque chose de plus fort et de plus digne de vous ; mais il est aussi difficile d’atteindre le but qu’il est aisé de l’apercevoir.

 

 

La critique est aisée, et l’art est difficile.

 

Destouches.

 

 

          M. de Chauvelin m’a envoyé des idées ingénieuses pour le cinquième acte ; mais entre les choses ingénieuses et les théâtrales, il y a un espace immense. Une chose dont je répondrais, c’est que si on joue le cinquième acte comme madame de La Harpe, il fera plaisir aux Parisiens. Enfin j’ai jeté mes filets en votre nom, et je ne dois plus qu’attendre paisiblement la fin du carnaval. Respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs, de Carol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

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