CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1767 - Partie 98

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CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1767 - Partie 98

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386 – DE VOLTAIRE

 

 

1767.

 

 

 

          Sire, je me doutais bien que votre muse se réveillerait tôt ou tard. Je sais que les autres hommes seront étonnés qu’après une guerre si longue et si vive, occupé du soin de rétablir votre royaume, gouvernant sans ministres, entrant dans tous les détails, vous puissiez cependant faire des vers français ; mais moi je n’en suis pas surpris, parce que j’ai fort l’honneur de vous connaître : mais ce qui m’étonne, je vous l’avoue, c’est que vos vers soient bons ; je ne m’y attendais pas après tant d’années d’interruption. Des pensées fortes et vigoureuses, un coup d’œil juste sur les faiblesses des hommes, des idées profondes et vraies, c’est là votre partage dans tous les temps ; mais pour du nombre et de l’harmonie, et très souvent même des finesses de langage, à trois cents lieues de Paris, dans la Marche de Brandebourg, ce phénomène doit être assurément remarqué par notre Académie de Paris.

 

          Savez-vous bien, sire, que votre majesté est devenue un auteur qu’on épluche ?

 

          Notre doyen, mon gros abbé d’Olivet (1), vient, dans une nouvelle édition de la Prosodie française, de vous critiquer sur le mot crêpe, dont vous avez retranché impitoyablement le dernier e dans une lettre à moi adressée, et imprimée dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci ; mais je ne crois pas que cette édition ait été faite sous vos yeux : quoi qu’il en soit, vous voilà devenu un auteur classique, examiné comme Racine par notre doyen, cité devant notre tribunal des mots, et condamné sans appel à faire crête de deux syllabes.

 

          Je me joins au doyen, et je vais intenter au philosophe de Sans-Souci une accusation toute contraire. Vous avez donné deux syllabes au mot hait, dans votre beau discours du Stoïcien :

 

Votre goût offensé haït l’absinthe amère.

 

          Nous ne vous passerons pas cela. Le verbe haïr n’aura jamais deux syllabes à l’indicatif, je hais, tu hais, il hait ; vous auriez beau nous battre encore,

 

Nous pourrions bien haïr les infidélités

De ceux qui par humeur ont fait de sots traités ;

Nous pourrions bien haïr la fausse politique

De ceux qui, s’unissant avec nos ennemis,

Ont servi les desseins d’une cour tyrannique,

Et qui se sont perdus pour perdre leurs amis.

 

TANCRÈDE.

 

mais nous ne ferons jamais il hait de deux syllabes. Prenez sire, votre parti là-dessus, et ayez la bonté de changer ce vers ; cela vous sera bien aisé.

 

          Où est le temps, sire, où j’avais le bonheur de mettre des points sur les i à Sans-Souci et à Potsdam ? Je vous assure que ces deux années ont été les plus agréables de ma vie. J’ai eu le malheur de faire bâtir un château sur les frontières de France, et je m’en repens bien. Les Patagons, la poix-résine, l’exaltation de l’âme, et le trou pour aller tout droit au centre de la terre (2), m’ont écarté de mon véritable centre. J’ai payé ce trou bien chèrement. J’étais fait pour vous. J’achève ma vie dans ma petite et obscure sphère, précisément comme vous passez la vôtre au milieu de votre grandeur et de votre gloire. Je ne connais que la solitude et le travail ; ma société est composée de cinq ou six personnes qui me laissent une liberté entière, et avec qui j’en use de même ; car la société sans la liberté est un supplice. Je suis votre Gilles en fait de société et de belles-lettres.

 

          J’ai eu ces jours-ci une très légère attaque d’apoplexie causée par ma faute. Nous sommes presque toujours les artisans de nos disgrâces. Cet accident m’a empêché de répondre à votre majesté aussitôt que je l’aurais voulu.

 

          Le diable est déchaîné dans Genève. Ceux (3) qui voulaient se retirer à Clèves restent. La moitié du conseil et ses partisans se sont enfuis ; l’ambassadeur de France est parti incognito, et est venu se réfugier chez moi.

 

          J’ai été obligé de lui prêter mes chevaux pour retourner à Soleure. Les philosophes qui se destinent à l’émigration sont fort embarrassés : ils ne peuvent vendre aucun effet ; tout commerce est cessé, toutes les banques sont fermées. Cependant on écrira à M. le baron de Werder (4) conformément à la permission donnée par votre majesté ; mais je prévois que rien ne pourra s’arranger qu’après la fin de l’hiver.

 

          J’attends avec la plus vive reconnaissance les douze belles préfaces (5), monument précieux d’une raison ferme et hardie, qui doit être la leçon des philosophes.

 

          Vous avez grande raison, sire ; un prince courageux et sage, avec de l’argent des troupes, des lois, peut très bien gouverner les hommes sans le secours de la religion, qui n’est faite que pour les tromper ; mais le sot peuple s’en fera bientôt une, et tant qu’il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions. La nôtre est sans contredit la plus ridicule, la plus absurde, et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde.

 

          Votre majesté rendra un service éternel au genre humain en détruisant cette infâme superstition, je ne dis pas chez la canaille, qui n’est pas digne d’être éclairée, et à laquelle tous les jougs sont propres ; je dis chez les honnêtes gens, chez les hommes qui pensent, chez ceux qui veulent penser. Le nombre en est très grand, c’est à vous de nourrir leur âme ; c’est à vous de donner du pain blanc aux enfants de la maison, et de laisser le pain noir aux chiens. Je ne m’afflige de toucher à la mort que par mon profond regret de ne vous pas seconder dans cette noble entreprise, la plus belle et la plus respectable qui puisse signaler l’esprit humain.

 

          Alcide de l’Allemagne, soyez-en le Nestor : vivez trois âges d’homme pour écraser la tête de l’hydre.

 

 

1 – Doyen des membres de l’Académie. (G.A.)

2 – Tout cela désigne Maupertuis. Voyez la Diatribe. (G.A.)

3 – Les philosophes génevois. (G.A.)

4 – A Clèves. (G.A.)

5 – Il s’agit de douze exemplaires de l’Avant-propos mis par le roi au devant d’un Abrégé de l’histoire ecclésiastique de Fleury, en 2 vol. in-8° ; Berne, 1767. (K .)

 

 

 

 

 

387 – DU ROI

 

 

A Berlin, le 16 Janvier 1767.

 

 

 

          J’ai lu toutes les pièces que vous m’avez envoyées. Je trouve le Triumvirat rempli de beaux détails. Les pièces contre l’inf… sont si fortes, que depuis Celse on n’a rien publié de plus frappant. L’ouvrage de Boulanger est supérieur à l’autre (1), et plus à la portée des gens du monde, pour qui de longues déductions fatiguent l’esprit, relâché et détendu par les frivolités.

 

          Il ne reste plus de refuge au fantôme de l’erreur. Il a été flagellé et frappé sur toutes ses faces, sur tous ses côtés. Partout je vois ses blessures, et nulle part d’empiriques empressés à pallier son mal. Il est temps de prononcer son oraison funèbre, et de l’enterrer. Vous défaites le charme, et l’illusion se dissipe en fumée. Je crains bien qu’il n’en soit pas ainsi des troubles intestins de Genève. J’augure, selon les nouvelles publiques, que nous touchons au dénouement, qui causera ou une révolution dans le gouvernement, ou quelque tragédie sanglante…

 

          Quoiqu’il en arrive, les malheureux trouveront un asile ouvert où ils le souhaitent. C’est à eux à déterminer le moment où ils voudront en profiter.

 

          La cour de France traite ces gens avec une hauteur inouïe, et j’avoue que j’ai peine à concevoir pourquoi sa décision se trouve actuellement diamétralement opposée à celle qu’elle porta sur la même affaire, il y a trente années. Ce qui était juste alors doit l’être à présent. Les lois sur lesquelles cette république est fondée n’ont point changé ; le jugement devait donc être le même. Voilà ce que l’on pense dans le Nord sur cette affaire.

 

          Peut-être dans le Sud fait-on des gloses sur la liberté de conscience sollicitée pour les dissidents (2). Je me suis fourré dans la comparsa, et je n’ai pas voulu jouer un rôle principal dans cette scène. Les rois d’Angleterre et du Nord ont pris le même parti : l’impératrice de Russie décidera cette querelle avec la république de Pologne, comme elle pourra. Les dissensions polonaises et les négociations italiennes sont à peu près de la même espèce : il faut vivre longtemps et avoir une patience angélique pour en voir la fin.

 

          Je vous souhaite, en attendant, la bonne année, santé, tranquillité, et bonheur, et qu’Apollon, ce dieu des vers et de la médecine, vous comble de ses doubles faveurs.Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Quelques ouvrages philosophiques de Voltaire furent publiés d’abord sous les noms de Boulanger, Fréret, Bolingbroke, etc. (K .)

2 – Voyez FRAGMENTS SUR L’HISTOIRE, art. XX, Sur les dissensions des Eglises de Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

388 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 10 Février 1767.

 

 

 

          L’accident qui vous est arrivé (1) attriste tous ceux qui l’ont appris. Nous nous flattons cependant que ce sera sans suite : vous n’avez presque point de corps, vous n’êtes qu’esprit, et cet esprit triomphe des maladies et des infirmités de la nature qu’il vivifie.

 

          Je vous félicite des avantages qu’a remportés le peuple de Genève sur le conseil des deux cents et sur les médiateurs. Cependant il paraît que ce succès passager ne sera pas de longue durée. Le canton de Berne et le roi très-chrétien sont des ogres qui avalent de petites républiques en se jouant. On ne les offense pas impunément ; et si ces ogres se mettent de mauvaise humeur, c’en est fait à tout jamais de notre Rome calviniste. Les causes secondes en décideront. Je souhaite qu’elles tournent les choses à l’avantage des bourgeois, qui me paraissent avoir le droit pour eux. Au cas de malheur, ils trouveront l’asile qu’ils ont demandé (2), et les avantages qu’ils désirent.

 

          Je vous remercie des corrections de mes vers ; j’en ferai bon usage. La poésie est un délassement pour moi. Je sais que le talent que j’ai est des plus bornés ; mais c’est un plaisir d’habitude dont je me priverais avec peine, qui ne porte préjudice à personne, d’autant plus que les pièces que je compose n’ennuieront jamais le public, qui ne les verra pas.

 

          Je vous envoie encore deux contes (3). C’est un genre différent que j’ai essayé pour varier la monotonie des sujets graves, par des matières légères et badines. Je crois que vous devez avoir reçu des Abrégés de Fleury autant qu’on en a pu trouver chez le libraire.

 

          Voilà les jésuites qui pourraient bien se faire chasser d’Espagne. Ils se sont mêlés de ce qui ne les regardait pas, et la cour prétend savoir qu’ils ont excité les peuples à la sédition.

 

          Ici, dans mon voisinage, l’impératrice de Russie se déclare protectrice des dissidents ; les évêques polonais en sont furieux. Quel malheureux siècle pour la cour de Rome ! on l’attaque ouvertement en Pologne, on a chassé ses gardes-du-corps de France et de Portugal. Il paraît qu’on en fera autant en Espagne.

 

          Les philosophes sapent ouvertement les fondements du trône apostolique : on persifle le grimoire du magicien ; on éclabousse l’auteur de sa secte ; on prêche la tolérance ; tout est perdu. Il faut un miracle pour relever l’Eglise. C’est elle qui est frappée d’un coup d’apoplexie terrible ; et vous aurez encore la consolation de l’enterrer et de lui faire son épitaphe, comme vous fîtes autrefois pour la Sorbonne (4).

 

          L’Anglais Woolston prolonge la durée de l’inf…, selon son calcul, à deux cents ans ; il n’a pu calculer ce qui est arrivé tout récemment. Il s’agit de détruire le préjugé qui sert de fondement à cet édifice. Il s’écroule de lui-même, et sa chute n’en devient que plus rapide.

 

          Voilà ce que Bayle a commencé de faire ; il a été suivi par nombre d’Anglais, et vous avez été réservé pour l’accomplir.

 

          Jouissez longtemps en paix de toutes les sortes de lauriers dont vous êtes couvert ; jouissez de votre gloire et du rare bonheur de voir qu’à votre couchant vos productions sont aussi brillantes qu’à votre aurore.

 

          Je souhaite que ce couchant dure longtemps, et je vous assure que je suis un de ceux qui y prennent le plus d’intérêt. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Attaque d’apoplexie. (G.A.)

2 – A Clèves. (G.A.)

3 – Les Deux chiens et l’Homme, et le Violon. (G.A.)

4 – Voyez le Tombeau de la Sorbonne. (G.A.)

 

 

 

 

 

389 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 20 Févier 1767.

 

 

 

          Je suis bien aise que ce livre (1) qu’on a eu tant de peine à trouver ici vous soit parvenu, puisque vous le souhaitiez. Ce pauvre abbé Fleury, qui en est l’auteur, a eu le chagrin de l’avoir vu mettre à l’index à la cour de Rome. Il faut avouer que l’Histoire de l’Eglise est plutôt un sujet de scandale que d’édification.

 

          L’auteur de la préface (2) a raison, en ce qu’il soutient que l’ouvrage des hommes se décèle dans toute la conduite des prêtres, qui altèrent cette religion (sainte en elle-même) (3) de concile en concile, la surchargent d’articles de foi, et puis la tournent toute en pratiques extérieures, et finissent enfin par saper les mœurs avec leurs indulgences et leurs indulgences et leurs dispenses qui ne semblent inventées que pour soulager les hommes du poids de la vertu : comme si la vertu n’était pas d’une nécessité absolue pour toute société, comme si quelque religion pouvait être tolérée, sitôt qu’elle devient contraire aux bonnes mœurs.

 

          Il y aurait de quoi composer des volumes sur cette matière ; et les petits ruisseaux que je pourrais fournir se perdraient dans les immenses réservoirs et les vastes mers de votre seigneurie de Ferney. Vous écrire sur ce sujet, ce serait porter des corneilles à Athènes.

 

          J’en viens à vos pauvres Génevois. Selon ce que disent les papiers publics, il paraît que votre ministère de Versailles s’est radouci sur ce sujet. Je le souhaite pour le bien de l’humanité. Pourquoi changer les lois d’un peuple qui veut les conserver ? Pourquoi tracasser ? Certainement il n’en reviendra pas une grande gloire à la France, d’avoir pu opprimer une pauvre république voisine. Ce sont les Anglais qu’il faut vaincre, c’est contre eux qu’il y a de la réputation à gagner ; car ces gens sont fiers et savent se défendre. Je ne sais si on réussira en France à établir leur banque. L’idée en est bonne ; mais moi qui vois ces choses de loin, et qui peux me tromper, je ne crois pas qu’on ait bien pris son temps pour l’établir. Il faut avoir du crédit pour en former une ; et selon les bruits populaires, le gouvernement en manque.

 

          Je vous fais mes remerciements de la façon dont vous avez défendu mes barbarismes et mes solécismes envers l’abbé d’Olivet. Vous et les grands orateurs, rendez toutes les causes bonnes. Si vous le proposiez, vous me donneriez assez d’amour-propre pour me croire infaillible comme un des Quarante, tant l’art de persuader est un don précieux !

 

          Je voudrais l’avoir pour persuader aux Polonais la tolérance. Je voudrais que les dissidents fussent heureux, mais sans enthousiasme, et de façon que la république fût contente. Je ne sais point ce que pense le roi de Pologne ; mais je crois que tout cela pourra s’ajuster doucement en modérant les prétentions Les uns, et en portant les autres à se relâcher sur quelque chose.

 

          Le saint père a envoyé un bref dans ce pays-là : il n’y est question que de la gloire du martyre, de l’assistance miraculeuse de Dieu, du fer, du feu, de l’obstination (4), de zèle, etc., etc. Le Saint-Esprit l’inspire bien mal, et lui a fait faire, depuis son pontificat, toutes choses à contre-sens. A quoi bon donc être inspiré ?

 

          Il y a ici une comtesse polonaise ; elle se nomme Crazinska : c’est une espèce de phénomène. Cette femme a un amour décidé pour les lettres ; elle a appris le latin, le grec, le français, l’italien et l’anglais ; elle a lu tous les auteurs classiques de chaque langue et les possède bien. L’âme d’une bénédiction réside dans son corps : avec cela, elle a beaucoup d’esprit, et n’a contre elle que la difficulté de s’exprimer en français, langue dont l’usage ne lui est pas encore aussi familier que l’intelligence. Avec pareille recommandation, vous jugerez si elle a été bien accueillie. Elle a de la suite dans la conversation, de la liaison dans les idées, et aucune des frivolités de son sexe. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle s’est formée elle-même, sans aucun secours. Voilà trois hivers qu’elle passe à Berlin avec les gens de lettres, en suivant ce penchant irrésistible qui l’entraîne.

 

          Je prêche son exemple à toutes nos femmes, qui auraient bien une autre facilité que cette Polonaise à se former ; mais elles ne connaissent pas la félicité de ceux qui cultivent les lettres ; et parce que cette volupté n’est pas vive, elles ne la reconnaissent pas pour telle. Vous, quoique dans un âge avancé, vous leur devez encore les plus heureux moments de votre vie. Quand tous les autres plaisirs passent, celui-là reste ; c’est le fidèle compagnon de tous les âges et de toutes les fortunes.

 

          Puissiez-vous encore en jouir longtemps pour le bien de ces lettres mêmes, pour éclairer les aveugles, et pour défendre mes barbarismes ! Je le souhaite de tout mon cœur. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – L’Abrégé de Fleury, par de Prades. (G.A.)

2 – Frédéric lui-même. (G.A.)

3 – Edition de Berlin : « Simple en elle-même. » (G.A.)

4 – Edition de Berlin : « De l’obstination de défense de la foi. » (G.A.)

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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