LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES - Partie 2
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LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES.
PREMIÈRE HONNÊTETÉ.
Il y a des sottises convenues qu’on réimprime tous les jours sans conséquence, et qui servent même à l’éducation de la jeunesse. La géographie d’Hubner (1) est mise entre les mains des enfants, depuis Moscou jusqu’à Strasbourg. On trouve, dès la première page, que Jupiter se changea en taureau pour enlever Europe, treize cents ans avant Jésus-Christ, jour pour jour ; mais que les enfants de l’Europe sont enfants de Japhet ; qu’ils sont au nombre de trente millions, quoique la seule Allemagne possède environ ce nombre d’habitants. Il affirme ensuite qu’on ne peut trouver en Europe un terrain d’une lieue d’étendue qui ne soit habité, quoiqu’il y ait vingt lieues de pays dans les landes de Bordeaux où l’on ne trouve absolument personne ; quoique dans les Etats du pape, depuis Orviette jusqu’à Terracine, il y ait beaucoup de terrains abandonnés, et quoiqu’il y ait des marécages immenses dans la Pologne, et des déserts dans la Russie, et par tous pays des landes.
Il est dit, dans ce livre, que le roi de France a toujours quarante mille Suisses à sa solde, quoiqu’il n’en ait environ que douze mille.
M. Hubner, en parlant de Marseille, dit que le château de Notre-Dame de la Garde est très bien fortifié. Si M. Hubner avait ou vu Marseille, ou lu le Voyage de Bachaumont et de Chapelle, il aurait eu une connaissance plus exacte de Notre-Dame de la Garde.
Gouvernement commode et beau,
A qui suffit pour toute garde
Un Suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.
M. Hubner assure qu’à Orange il parut une couronne d’or au ciel en plein midi, lorsque Guillaume, prince d’Orange, depuis roi d’Angleterre reçut l’hommage des habitants de cette ville, « et que c’est pourquoi il eut toujours beaucoup de bienveillance pour elle. »
On cite ici le livre d’Hubner parmi cent autres, parce qu’on a été obligé par hasard d’en lire quelque chose, ainsi que du Spectacle de la nature (2), où il est dit que Moïse est un grand physicien, que la lumière arrive des étoiles sur la terre en sept minutes, et que le chien de M. le chevalier s’appelle Moufflar.
Ces inepties nombreuses ne font nul mal, ne portent préjudice à personne, et sont aisément rectifiées par les instituteurs qui instruisent la jeunesse. Mais q’un historien anglais, dans les Annales du siècle, assure que le dernier empereur de la maison d’Autriche, Charles VI, a été empoisonné par un de ses pages, lequel page s’est réfugié paisiblement à Milan ; qu’il dise que le roi de France, à la bataille de Fontenoi, ne passa jamais l’Escaut, lorsqu’il est avéré qu’il était au-delà du pont de Calonne à la vue des deux armées ; qu’il dise que les Français empoisonnèrent les balles de leurs fusils en les mâchant, et en y mêlant des morceaux de verre ; qu’il dise que le duc de Cumberland envoya au roi de France un coffre rempli de ces balles ; que ces absurdes mensonges soient répétés encore dans d’autres livres : voilà, ce me semble, des honnêtetés qu’il est juste de relever, et que l’auteur du Siècle de Louis XIV n’a pas passées sous silence.
SECONDE HONNÊTETÉ.
Après que l’Espion Turc (3) eut voyagé en France sous Louis XIV, Dufresny fit voyager un Siamois (4). Quand ce Siamois fut parti, le président de Montesquieu donna la place vacante à un Persan, qui avait beaucoup plus d’esprit que l’on n’en a à Siam et en Turquie.
Cet exemple encouragea un nouvel introducteur des ambassadeurs, qui dans la guerre de 1741 fit les honneurs de la France à un Espion turc (5), lequel se trouva le plus sot de tous.
Quand la paix fut faite, M. le chevalier Goudard fit les honneurs de presque toute l’Europe à un Espion chinois qui résidait à Cologne, et qui parut en six petits volumes (6).
Il dit, page 17 du premier volume, que le roi de France est le roi des gueux, que si l’univers était submergé, Paris serait l’arche où l’on trouverait en hommes et en femmes toutes sortes de bêtes.
Il assure qu’une nation naïve et gaie qui chambre ensemble ne doit pas être de mauvaise humeur contre les femmes, et que les auteurs un peu polis ne les invectivent plus dans leurs ouvrages ; cependant sa politesse ne l’empêche pas de les traiter fort mal.
Il dit que le peuple de Lyon est d’un degré plus stupide que celui de Paris, et de deux degrés moins bon.
Passe encore, dira-t-on, que l’auteur, pour vendre son livre, attaque les rois, les ministres, les généraux et les gros bénéficiers : ou ils n’en savent rien, ou, s’ils en savent quelque chose, ils s’en moquent. Il est assez doux d’avoir ses courtisans dans son antichambre, tandis que les écrivains fondeurs sont dans la rue. Mais les pauvres gens de lettres qui n’ont point d’antichambre, sont quelquefois fâchés de se voir calomniés par un lettré de la Chine, qui probablement n’a pas plus d’antichambre qu’eux.
Il y a surtout beaucoup de dames nommées par le lettré chinois, lequel proteste toujours de son respect pour le beau sexe. C’est un sûr moyen de vendre son livre. Les dames, à la vérité, ont de quoi se consoler ; mais les malheureux auteurs vilipendés n’ont pas les mêmes ressources.
TROISIÈME HONNÊTETÉ.
Le gazetier ecclésiastique (7) outrage pendant trente ans, une fois par semaine, les plus savants hommes de l’Europe, des prélats, des ministres, quelquefois le roi lui-même, mais le tout en citant l’Ecriture sainte. Il meurt inconnu, ses ouvrages meurent aussi, et il a un successeur.
QUATRIÈME HONNÊTETÉ.
Un autre gazetier joue dans la littérature le même rôle que l’écrivain des nouvelles ecclésiastiques a joué dans l’Eglise de Dieu. C’est l’abbé Desfontaines, chassé pour ses mœurs de cette société de Jésus, chassé de France pour ses intrigues. Il met en vers des psaumes, et on ne lit point ses vers ; il meurt de faim, et il déchire pour vivre tous ceux qui se font lire, et il le déclare ; il est enfermé à Bicêtre, et il fait des feuilles à Bicêtre ; enfin il a un successeur aussi. Ce successeur est l’Elisée de cet Elie, chassé comme lui des jésuites, mis à Bicêtre comme lui, passant de Bicêtre au Fort-l’Evêque et au Châtelet, couvert d’opprobres publics et secrets, osant écrire et n’osant se montrer. Le nom de Fréron est devenu une injure ; et cependant il aura aussi un successeur, dont les sots liront les feuilles en province pour se former l’esprit et le cœur (8).
CINQUIÈME HONNÊTETÉ.
L’abbé de Cavreyrac, dans sa belle apologie de la révocation de l’édit de Nantes, et dans celle de la Saint-Barthélemy (9), traite comme des coquins environ douze cent mille personnes, qui vivent paisiblement en France sous le nom de nouveaux convertis. Il tombe ensuite sur les avocats ; il déchire les gens de lettres ; il calomnie le ministère. Il se ferait beaucoup d’amis, s’il n’avait pas trop peu de lecteurs.
SIXIÈME HONNÊTETÉ.
Un homme de province sollicite une place dans un corps respectable d’une capitale, et l’obtient (10) ; et pour tout remerciement, il dit à ses confrères, qu’eux et tous ceux qui aspirent à l’être, sont des extravagants, des ennemis de l’Etat et de la religion, et même des gens sans goût, qui ne lisent point ses cantiques.
Mon correspondant ne me dit point dans quel pays s’est passée cette aventure. Je soupçonne que c’est en Amérique. Il ajoute que ce discours du récipiendaire produisit quelques mauvaises plaisanteries, qu’il faut pardonner aux intéressés. Heureux ceux qui, lorsqu’ils sont outragés, se contentent de rire : Vous savez, mon cher lecteur, que le public est alerte sur les fautes des gens de lettres, comme sur l’orgueil, l’avarice, et les petites paillardises qu’on a quelquefois reprochées aux moines. Plus un état exige de circonspection, plus les faiblesses sont remarquées, et si les moines ont fait vœu de chasteté, d’humilité et de pauvreté, les gens de lettres semblent avoir fait vœu de raison.
SEPTIÈME HONNÊTETÉ.
Lorsque le révérend père La Valette, alias Duclos, alias Lefèvre, eut fait sa première banqueroute, ad majorem Societatis gloriam (11) ; lorsque des imprimeurs huguenots eurent rafraîchi les premières pages d’une vieille édition du révérend père Busembaum, que l’on fit passer pour nouvelle (12), et qu’ils eurent ainsi jeté, sans le savoir, la première pierre qui a servi à lapider la société de Jésus ; lorsque ces pères écrivaient en faveur de leur corps tant de petits livres qu’on ne lit plus ; lorsque quelques prélats, s’imaginant que la société de Jésus était immortelle et invulnérable, lui firent leur cour très maladroitement par quelques écrits ; lorsque le bourreau brûla, selon son usage, une belle lettre (13) du révérendissime père en Dieu Jean-George Le Franc, évêque du Puy en Velay, il y eut alors une inondation de brochures, et autant d’injures de part et d’autre qu’il y avait de jésuites en France…
La principale honnêteté fut entre les révérends pères dominicains et les révérends pères jésuites. Les jésuites, dans un écrit intitulé, Lettre d’un homme du monde à un théologien, page 4, complimentèrent les jacobins sur leur frère Politien de Montepulciano, qui, dit-on, empoisonna avec une hostie le méchant empereur Henri VII ; sur le bienheureux Jacques Clément, ainsi nommé par la Ligue ; sur Edmond Bourgoin son prieur ; sur frères Pierre Argier et Ridicouse, roués tous deux à Paris.
Les jacobins répondirent à ce compliment par une longue énumération des martyrs de la société, et cette liste ne finissait point. Les deux partis appelèrent à leur secours saint Thomas d’Aquin. Il s’agissait de le bien entendre, et c’est là le grand effort de la théologie. Les uns et les autres convenaient des paroles. Ils avouaient que saint Thomas a dit : liv. II, quest. 42, art. 2 :
Que ceux qui délivrent la multitude d’un méchant roi sont très louables ;
Que le mauvais prince est le seul séditieux ;
Qu’il y a des cas où celui qui le tue mérite récompense ;
Que, selon le même saint Thomas d’Aquin, liv. II, quest. 12, un prince qui a apostasié n’a plus de droit sur ses sujets ;
Que, s’il est excommunié, ses sujets sont iposo facto délivrés de leur serment de fidélité, ejus subditi juramento fidelitatis liberati sunt ;
Que, comme il est permis de résister aux larrons, il est permis de résister aux mauvais princes : Ut sicut licet resistere latronibus, ita licet in tali casu resistere malis principibus. Liv. II, quest. 69.
Tout cela se trouve, avec beaucoup d’autres choses également édifiantes, dans l’Appel à la raison, imprimé en 1762, sous le titre de Bruxelles (14).
On prétend que chez les jacobins, quand il meurt un docteur en théologie, on met une bible de saint Thomas dans sa bière. Des profanes ayant lu ces grandes questions dans saint Thomas d’Aquin, ont prétendu qu’il eût été à désirer, pour la tranquillité publique, que toutes les Sommes de ce bon homme eussent été enterrées avec tous les jacobins. Mais ce sentiment me paraît un peu trop dur.
Après cette dispute, qui intéressa vivement dix ou douze lecteurs, il en survint une autre entre les mêmes combattants, au sujet du livre De Matrimonio du révérend père Sanchez, regardé en Espagne et par tous les jésuites du monde comme un père de l’Eglise. Cette dispute se trouve à la page 262 du nouvel Appel à la raison (15) ; et il faut avouer que la raison doit être bien étonnée qu’on soumette un pareil procès à son tribunal.
On y discute trois questions tout à fait intéressantes. La première, quando vas innaturale usurpatur. La seconde, quando seminatio non est simultanea. La troisième, quando seminatio est extra vas (16). Ma pudeur et mon grand respect pour les dames m’empêchent de traduire en français cette dispute théologique. J’ai prétendu me borner à faire voir combien les théologiens sont quelquefois honnêtes.
1 – Voltaire critique encore cette Géographie dans le Dictionnaire philosophique, article GÉOGRAPHIE. (G.A.)
2 – Par l’abbé Pluche. (G.A.)
3 – Par Marana. Madame Dunoyer, mère de la première maîtresse de Voltaire, y mit aussi la main. (G.A.)
4 – Dans ses Amusements sérieux et comiques. (G.A.)
5 – L’Espion turc à Francfort, pendant la diète et le couronnement de l’empereur en 1741. (G.A.)
6 – Année 1765. (G.A.)
7 – C’est ainsi que les philosophes avaient baptisé l’auteur anonyme des Nouvelles ecclésiastiques. (G.A.)
8 – Voyez, sur Desfontaines et Fréron, les Opuscules, tome IV. (G.A.)
9 – Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la révocation de l’Edit de Nantes, avec une dissertation sur la Saint-Barthélemy, 1758. (G.A.)
10 – Le Franc de Pompignan, qui entra à l’Académie française en 1760. Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
11 – Voyez l’Histoire du Parlement de Paris, chap. LXVIII. (G.A.)
12 – On changea en 1757 les frontispices de la Medulla théologiœ moralis, qu’on avait réimprimée en 1726. Après l’attentat de Damiens, le Parlement brûla le livre. (G.A.)
13 – Lettre écrite au roi par M. l’évêque D.P. sur l’affaire des jésuites, 1762. (G.A.)
14 – Appel à la raison des écrits et libelles publiés par la passion contre les jésuites de France, 1762. Cet écrit est attribué au P. Balbani. (G.A.)
15 – Par l’abbé Caveyrac, qui fut condamné. Voyez la Cinquième Honnêteté. (G.A.)
16 – Ratione impotentiœ. (G.A.)