CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 40

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 40

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à M. le comte d’Argental.

 

8 Octobre 1766.

 

 

          Vraiment, mes adorables anges, je ne suis pas étonné que le prophète Elie de Beaumont ne vous ait pas envoyé son mémoire pour les Sirven ; la raison en est bien claire, c’est que ce mémoire n’est pas encore fait. Il m’avait mandé, il y a près de deux mois, qu’il l’avait remis entre les mains de plusieurs avocats pour le signer, et M. Damilaville lui avait déjà donné quelque argent de ma part ; je croyais même déjà l’ouvrage imprimé, je me hâtais de demander un rapporteur, je sollicitais votre protection et celle de vos amis ; mais enfin il s’est trouvé que Beaumont avait pris le futur pour le passé. Je vois qu’il a été un peu désorienté par deux causes malheureuses qu’il a perdues coup sur coup. Il ne faudrait pas que le défenseur des Calas se chargeât jamais d’une cause équivoque : celle des Sirven lui aurait fait un honneur infini.

 

          Il a encore, comme vous savez, un procès très intéressant au nom de sa femme, mais je tremble encore pour ce procès-là. Il a le malheur d’y réclamer les lois rigoureuses contre les protestants, lois dont il avait tant fait sentir la dureté, non seulement dans l’affaire des Calas, mais dans une autre encore que je lui avais confiée. Cette funeste coutume des avocats de soutenir ainsi le pour et le contre pourra lui fait grand tort, et en fera sûrement à la cause des Sirven : cependant l’affaire est entamée, il la faut suivre J’ai obtenu pour cette malheureuse famille Sirven la protection de plusieurs princes étrangers ; je leur ai écrit que le factum était prêt : s’il ne paraît pas, ils seront en droit de croire que je les ai trompés. Je ne me rebute point, mais je suis fort affligé.

 

          Je ne le suis pas moins que vous n’ayez pas reçu le Commentaire sur les Délits et les peines, par un avocat de Besançon. Je sais bien que M. Janel a des ordres positifs de ne laisser passer aucune brochure suspecte par la voie de la poste ; mais cette brochure est très sage, elle me paraît instructive ; il n’y a aucun mot qui puisse choquer le gouvernement de France, ni aucun gouvernement. Je reçois tous les jours, par la poste, tous les imprimés qui paraissent ; on les laisse tous arriver sans aucune difficulté. Je ne vois pas pourquoi l’on défendrait le transport des pensées de province à Paris, tandis qu’on permet l’exportation de Paris en province.

 

          Je suis encore plus surpris qu’on n’ait pas respecté l’enveloppe de M. de Courteilles, et que l’on prive un conseiller d’Etat d’un écrit sur la jurisprudence. Vous recevrez cet écrit par quelque autre voie, et vous jugerez si on doit le traiter avec tant de rigueur.

 

          Vous n’ignorez pas qu’on a fait en Hollande deux éditions de quelques-unes de mes lettres, qu’on a cruellement falsifiées, et auxquelles on a joint des notes d’une insolence punissable contre les personnes du royaume les plus respectables. On m’a conseillé de m’adresser à un nommé M. du Clairon, qui est, dit-on, actuellement commissaire de la marine, ou consul à Amsterdam : il est auteur d’une tragédie de Cromwell, qu’il a dédiée à M. le duc de Praslin. Je ne veux pas croire qu’il soit trop instruit du mystère de cette abominable édition ; mais je crois qu’il peut aisément se procurer des lumières sur l’éditeur.

 

          M. le prince de Soubise, et plusieurs autres personnes d’une grande distinction, sont très outragés dans ces lettres. Il est nécessaire que je mette au moins dans les journaux un avertissement (1) qui démontre et qui confonde la calomnie. Heureusement les preuves sont nettes et claires ; j’ai en main les certificats de ceux à qui j’avais écrit ces lettres, qu’un faussaire a défigurées. J’espère que M. du Clairon, qui est sur les lieux, voudra bien me donner des éclaircissements sur cette manœuvre infâme. Je lui écris qu’ayant, comme lui, M. le duc de Praslin pour protecteur, j’ai quelque droit d’espérer ses bons offices, dans cette conjoncture, à l’abri d’une telle protection ; que le livre est imprimé par Mars-Michel Rey, imprimeur de J.-J. Rousseau, à Amsterdam ; que Jean-Jacques y est loué, et les hommes les plus respectables chargés d’outrages  que je le supplie de vouloir bien me donner sur cette œuvre d’iniquité les notions qu’il pourra acquérir, et que tous les honnêtes gens lui en auront obligation. Je me flatte que M. le duc de Praslin permettra la liberté que je prends de dire un mot dans cette lettre de mon attachement pour lui, et de la protection dont il m’honore.

 

 

1 – Voyez, l’Appel au public. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Au château de Ferney, 8 Octobre 1766.

 

 

          Il n’y a point assurément de façon de pisser plus noble que celle de mon héros ; et le cardinal de Tencin, chez qui vous pissâtes, n’aurait pas eu votre générosité. Votre jeune homme (1) est arrivé dans mon couvent ; je l’y ai fait moine sur-le-champ ; il aura des livres à sa disposition. J’ai un ex-jésuite qui a professé vingt années, et qui pourra lui donner de bons conseils sur ses études, et diriger sa conduite. J’ai le bonheur d’avoir une espèce de secrétaire qui a beaucoup de mérite, et avec lequel il passera son temps agréablement. Toute notre maison vit dans une union parfaite ; il ne tiendra qu’à lui d’y être aussi consolé qu’on peut l’être, quand on n’a pas le bonheur de vous faire sa cour. Il m’a paru vif, mais bon enfant ; j’en aurai tous les soins que je dois à un jeune homme que vous protégez, et que vous daignez me recommander. S’il se tourne au bien, il n’aura d’obligation qu’à vos extrêmes bontés du bonheur de sa vie. C’est un enfant que le hasard vous a donné ; vous l’avez élevé et corrigé, et j’espère que vos bienfaits auront formé son cœur.

 

          J’abuse de votre générosité, monseigneur. Puisqu’elle ne se dément point pour cet enfant, daignerez-vous l’employer pour une famille entière du pays que vous avez gouverné ? J’ai déjà pris la liberté d’implorer vos bontés pour les d’Espinas, gens de très bon lieu, nés avec du bien, appartenants aux plus honnêtes gens du pays, et réduits à l’état le plus cruel, après vingt-trois ans de galères, pour avoir donné à souper à un prédicant. Si on ne leur rend pas leur bien, il vaudrait mieux les remettre aux galères.

 

          Vous pouvez avoir égaré le mémoire que j’avais eu l’honneur de vous envoyer ; souffrez que je vous en présente un second. Vous me demanderez de quoi je me mêle de solliciter toujours pour des huguenots ; c’est que je vois tous les jours ces infortunés ; c’est que je vois des familles dispersées et sans pain ; c’est que cent personnes viennent crier et pleurer chez moi, et qu’il est impossible de n’en être pas ému.

 

          On dit que vous allez chercher à Vienne une future reine. Vous ressemblez en tout au duc de Bellegarde, à cela près qu’il ne prenait point d’îles, et qu’il n’imposait pas des lois aux Anglais.

 

          Agréez mon respect et mon attachement, qui ne finiront qu’avec ma vie.

 

 

1 – Claude Galien, qui, retiré en Hollande, publia en 1792 la Rhétorique d’un homme d’esprit. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gay de Noblac.

 

Au château de Ferney, près Genève, 9 Octobre 1766.

 

 

          Les maladies qui affligent ma vieillesse, monsieur, ne m’ont pas permis de répondre plus tôt à la lettre que vous avez bien voulu m’écrire le 4 septembre : je n’en suis pas moins sensible à toutes les choses obligeantes que vous me dites, et que je voudrais bien mériter ; je les dois aux bontés dont M. le maréchal de Richelieu, votre gouverneur, m’honore. Je ne suis pas assez vain pour croire les mériter, je suis assez reconnaissant pour être honteux de vous remercié si tard.

 

          J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je dois, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

10 Octobre 1766.

 

 

          Mon cher ami, j’ai trouvé dans une de vos lettres, reçue le 4 Octobre, un paquet de Russie. L’impératrice daigne m’écrire qu’elle établit la tolérance universelle dans tous ses Etats . Elle a la bonté de me communiquer la teneur de l’édit. Cet article, écrit de sa main, porte ces propres mots (1) : Que la tolérance est d’accord avec la religion et avec la politique. Apparemment que ce qui convient à la Russie n’est pas praticable dans d’autres Etats. Vous savez que nous nous piquons ni vous ni moi, dans notre obscurité, de raisonner sur les volontés des souverains. Je vous mande seulement le fait tel qu’il est. Je crois vous avoir instruit que le sieur Deodati m’écrit. J’attends aussi des certificats de plusieurs autres personnes ; et, quand je les aurai, je ferai un petit mémoire (2) pour le passé, le présent, et l’avenir. La justification est si claire, que je n’aurai pas besoin de me mettre en colère ; j’userai de la plus grande modération, et tous les journaux pourront se charger de ce mémoire. Je crois seulement que nous serons obligés de supprimer quelque chose du commencement de votre déclaration, qui pourrait effaroucher les ennemis des lettres.

 

          Je me flatte, mon cher frère, que je recevrai bientôt le mémoire de feu M. de La Bourdonnais, avec tout ce que j’attends.

 

          Je suis très curieux, je vous l’avoue, de lire la lettre de Jean-Jacques à M. Hume. On dit que c’est un chef-d’œuvre d’impertinence.

 

          L’intérêt que vous prenez à M. et à madame de Beaumont ne vous a-t-il pas engagé à lire le factum de son adverse partie ? un seul mémoire ne met jamais au fait. Si le mémoire de M. de La Roque pouvait se trouver dans votre paquet, je serais bien content.

 

          Vous n’avez rien reçu par M. de La Borde ; mais l’aîné Calas doit arriver à Paris avant cette lettre, et M. de La Borde devait aller de Ferney en Anjou.

 

          Oh ! qu’il serait doux de vivre ensemble, et de se rassembler cinq ou six sages loin des méchants et loin des obstacles ! comme on est bridé et garrotté de tous côtés !

 

          Avez-vous des nouvelles d’Elie ? Ce pauvre Sirven se désespère. Je lui ai donné vingt fois des espérances qui l’ont trompé. Je suis la cause innocente de ses larmes ; il fait pitié.

 

          Adieu, mon cher frère ; vos lettres sont ma plus grande consolation.

 

 

1 – Voyez la lettre de Catherine du 29 Juin. (G.A.)

2 – L’Appel au public. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

16 Octobre 1766 (1).

 

 

          Je suis très aise, monsieur, que ce ne soit pas vous qui ayez fait des lettres sous le nom de la reine Christine (2). La candeur de votre caractère ne s’accorde pas avec cette petite fraude littéraire. Votre Sosie ne vous vaut pas, et il mérite d’être bien battu par Mercure. Il est permis de cacher son nom ; mais il ne l’est pas de prendre le nom d’autrui, à moins que ce ne soit celui de Guillaume Vadé. Mon ami, qui cache son nom, vous importune beaucoup. Il se rend enfin à une de mes objections sur ces trois vers du petit monologue de Fulvie, scène IV du IVe acte,

 

Vous tomberez, tyrans, vous périrez, perfides !

Vos mains ont trop instruit nos mains aux parricides,

Le sang vous abreuva ; votre sang va couler.

 

          En effet, Fulvie ne fait que répéter ce qu’elle a déjà dit ; cela cause de la langueur, et ces moments doivent être vifs et rapides Voici comme il change tout ce morceau. Après ce vers qui finit la scène troisième du IVe acte,

 

Je t’invoque, Brutus, je t’imite ; frappons.

 

 

mettez : .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . .  .  (3). 

 

          Je vous prie, monsieur, au nom de mon ami et au mien, d’imprimer suivant cette nouvelle leçon, et de faire un carton, si ce morceau a déjà été sous presse. Il faudra observer et changer l’ordre des scènes ; car le petit monologue de Fulvie, qui faisait la VIe scène, étant supprimé, il se trouve que la Ve scène devient la IVe, la VIe devient la Ve, et ainsi du reste.

 

          Vous sentez combien j’ai d’excuses à vous faire de vous accabler de tant de minuties. Je vous ruine en ports de lettres ; mais vous ennuyer est encore pis. L’amitié sera mon excuse ; je compte sur la vôtre. Ne doutez pas du véritable attachement que je vous ai voué depuis que je suis en commerce avec vous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)

2 – Elles étaient d’un Lacombe, d’Avignon. (G.A.)

3 – Suivaient les douze premiers vers que l’on trouve aujourd’hui dans la scène IV du IVe acte du Triumvirat. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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