CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 44
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DE D’ALEMBERT.
Le 26 de Janvier 1767.
J’ai d’abord, mon cher et illustre maître, mille remerciements à vous faire du nouveau présent que j’ai reçu de votre part, de vos excellentes notes sur le Triumvirat (1), que j’ai lues avec transport, et qui sont bien dignes de vous, et comme citoyen, et comme philosophe, et comme écrivain. Nous avons lu hier en pleine Académie votre lettre à l’abbé d’Olivet, qui nous a fait très grand plaisir ; elle contient d’excellentes leçons. Vous avez bien raison, mon cher maître, on veut toujours dire mieux qu’on ne doit dire : c’est là le défaut de presque tous nos écrivains. Mon Dieu, que je hais le style affecté et recherché ! et que je sais bon gré à M. de La Harpe de connaître le prix du style naturel ! Vous avez bien fait de donner un coup de griffe à Diogène-Rousseau. On a publié ici pour sa défense quatre brochures toutes plus mauvaises les unes que les autres : c’est un homme noyé, ou peu s’en faut ; et tout son pathos, pour l’ordinaire si bien placé, ne le sauvera pas de l’odieux et du ridicule.
J’avais déjà lu l’Hypocrisie ; il y a des vers qui resteront, et Vernet vous doit un remerciement. Vous aurez vu ce que je dis de ce maraud, à la fin de mon cinquième volume (2) : je crois qu’on ne sera pas fâché non plus des deux passages de Rousseau, qui disent le blanc et le noir, et que je me suis contenté de mettre à la suite l’un de l’autre.
M. de La Harpe m’a déjà parlé du poème sur la Guerre de Genève ; ce qu’il m’en dit me donne grande envie de le lire ; je ne consentirai pourtant à trouver cette guerre plaisante, qu’à condition qu’elle ne vous fera pas mourir de faim. Il ne manquerait plus à cette belle expédition que de mettre la famine dans le pays de Gex et dans le Bugey, pour faire repentir les Génevois de n’avoir pas remercié M. de Beauteville (3) de son digne et éloquent discours.
Vous croyez donc qu’on ne vend que cent exemplaires d’un discours de l’Académie ? détrompez-vous : ces sortes d’ouvrages sont plus achetés que vous ne pensez ; tous les prédicateurs, avocats, et autres gens de la ville et de la province, qui font métier de paroles, se jettent à corps perdu sur cette marchandise.
A propos d’avocats et de paroles, avez-vous lu un très bon Discours sur l’administration de la justice criminelle, prononcé au parlement de Grenoble, par un jeune avocat-général nommé M. Servan ? Vous en serez, je crois, très content : je voudrais seulement que le style, en certains endroits, fût un peu moins recherché ; mais le fond est excellent, et ce jeune magistrat est une bonne acquisition pour la philosophie.
J’imagine que l’ouvrage sur les courbes, qu’on imprime actuellement à Genève (4), sera bientôt fini. Dites, je vous prie, à l’imprimeur de n’en envoyer d’exemplaires à personne avant que l’auteur n’en ait au moins un ; car il est désagréable que des ouvrages de science courent le monde avant que l’auteur sache au moins s’ils sont correctement imprimés. Faites-moi le plaisir de remettre cette lettre à M. de La Harpe : je lui mande d’écrire un mot d’honnêteté à M. de Boullongne, intendant des finances, auprès duquel j’aurai soin de ménager ses intérêts, quand l’occasion me paraîtra favorable. Son discours a beaucoup plus de succès que celui de son concurrent ou post-concurrent Gaillard (5), qui s’est avisé de faire une note où il dit que la superstition, appuyée de l’autorité légitime, a droit de faire respecter ses oracles, et que le rebelle a toujours tort. Imaginez-vous quelle bêtise ! Il n’a dit cette impertinence que pour justifier la persécution contre les philosophes ; et il résulte de son beau principe, que les persécutions contre les chrétiens mêmes étaient très justes. Ainsi, il aura contre lui, par ce beau trait de plume, et dévots et antidévots : j’en ai dit hier mon avis en pleine Académie, et nos dévots mêmes ont trouvé que j’avais raison. On dit pourtant du bien de ce Gaillard ; mais il a des liaisons avec gens qui me sont suspects : Dis-moi qui tu hantes, etc. Ses notes n’ont point été lues à l’Académie ; je vous prie de croire qu’on n’eût pas souffert celle dont je vous parle.
Croyez-vous que les gloire-eu, victoire-eu, etc. (6), qui sont si choquantes dans notre musique, soient absolument la faute de notre langue ? je crois que c’est, au moins pour les trois quarts, celle de nos musiciens, et qu’on pourrait éviter cette désinence désagréable, en mettant la note sensible (madame Denis me servira d’interprète), non comme ils le font sur la pénultième, mais sur l’antépénultième ; la tonique ou finale appuierait sur la pénultième, et la dernière serait presque muette ; mais il est encore plus sûr, comme vous le dites, pour éviter cet inconvénient, de ne terminer jamais le chant que sur des rimes masculines.
Adieu, mon cher et illustre maître ; voilà bien du bavardage. On m’a dit que Marmontel vous avait écrit le détail de la réception de Thomas ; elle a été fort brillante. Je crois, comme vous, que nous avons fait une très excellente acquisition. Iterum vale.
1 – Voyez au THÉÂTRE. (G.A.)
2 – Dans sa Justification de l’article GENÈVE. (G.A.)
3 – Médiateur envoyé par la France à Genève. (G.A.)
4 – Lettre à M***, par d’Alembert, pour servir de supplément à son ouvrage Sur la destruction des jésuites. (G.A.)
5 – C’est l’historien (1726 – 1806). (G.A.)
6 – Voyez la lettre à d’Olivet. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Ferney, 28 de janvier 1767.
Mon cher philosophe, je vous ai déjà mandé qu’il y a cent lieues entre Ferney et Genève ; rien ne peut passer en France, pas même un problème de géométrie. J’éprouve la guerre et la famine. Les maux causés par la rigueur de la saison me tiennent lieu de peste ; il ne me manque plus rien. On dit que vous avez été comparé à Socrate (1) ; mais Socrate n’écrivit rien, et vous écrivez des choses charmantes. Vous n’avez point eu d’Alcibiade, et vous ne boirez point de ciguë. Je vous comparerais plutôt à Pascal vivant dans le monde.
Est-il vrai que le secrétaire (2) est en Italie ? Je me flatte que notre nouveau confrère va bien vous seconder dans votre dessein de rendre la littérature libre et respectable.
Je suis bien content de votre correspondant berlinois ; s’il persévère, il faut tout oublier.
1 – Dans le discours de Thomas. (G.A.)
2 – L’éditeur de Genève. (G.A.)
3 – Duclos, secrétaire perpétuel de l’Académie. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 6 d’avril 1767.
Je vous remercie, mon cher maître, de l’ouvrage de mathématiques (1) que vous m’avez envoyé : il aurait grand besoin d’un errata, étant rempli de fautes, dont quelques-unes sont absurdes. Je désirerais fort que vous pussiez faire parvenir à l’auteur une douzaine d’exemplaires pour quelques bons mathématiciens de ses amis. J’imagine que la première partie de l’ouvrage (2) aura été réimprimée en même temps que le supplément, sur l’exemplaire que vous avez reçu corrigé de la main de l’auteur : il se flatte que les imprimeurs y auront moins fait de bévues que dans l’impression du manuscrit.
Le cinquième volume de mes Mélanges ne paraît point encore ici, grâce à la négligence de l’imprimeur Bruyset, de Lyon, qui n’en a point encore envoyé. Les matières que j’y ai traitées et la manière dont elles le sont me mettront à l’abri de la criaillerie des fanatiques, qui devient ici plus odieuse et plus importune que jamais. Cette vermine est une vraie plaie d’Egypte, et qui par malheur a l’air de durer longtemps. Ils sont actuellement aux trousses de Marmontel (3), qui, je crois, s’est trop avancé avec eux, et qui aura de la peine à s’en tirer. Ils ont écrit un gros volume de censures pour expliquer ou plutôt pour embrouiller leur barbare et ridicule doctrine. J’ai lu avec grand plaisir une certaine Anecdote sur Bélisaire (4), où cette maudite et plate engeance est traitée comme elle le mérite. J’aurais voulu seulement que l’auteur eût ajouté un petit compliment de condoléance à la Sorbonne sur l’embarras où elle doit être au sujet du sort des païens vertueux ; car si ces païens sont damnés, Dieu est atroce ; et s’ils ne le sont pas, on peut donc à toute force être sauvé sans être chrétien. Damnés ou sauvés, Dieu nous garde d’être en l’autre monde dans la compagnie des docteurs !
Votre ami, Jean-George de Pompignan, par la permission divine évêque du Puy et frère de Simon Le Franc, a refusé de faire l’oraison de madame la dauphine, pour laquelle l’archevêque de Reims l’avait fait nommer, par quelques raisons d’intrigue qu’on ignore. Jean-George a senti qu’il n’y ferait pas bon pour lui, que ceux qu’il a appelés mauvais chrétiens pourraient bien lui prouver qu’il est encore plus mauvais orateur. Le parlement vient d’ordonner aux évêques de s’en retourner chacun chez eux, parce qu’ils tenaient, dit-on, des assemblées secrètes. On ne sait ce qu’il en arrivera ; mais, pendant qu’on se battra, la raison aura peut-être quelques moments pour respirer. Adieu, mon cher maître ; on m’a assuré que les Scythes (5) avaient bien réussi aux deux dernières représentations : recevez-en mes compliments. Vale et me ama.
Savez-vous que Rousseau a une pension de 2,400 livres du roi d’Angleterre ? Un honnête homme ne l’aurait pas obtenue.
1 – La Lettre à M*** de d’Alembert. (G.A.)
2 – L’écrit Sur la destruction des jésuites, déjà édité une première fois. (G.A.)
3 – Il venait de publier Bélisaire. (G.A.)
4 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
5 – Voyez au THÉÂTRE. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
3 de Mai 1767.
M. Necker qui part dans l’instant, mon cher et véritable philosophe, vous rendra une Lettre au conseiller (1). Messieurs de la poste en ont butiné deux, selon leur louable coutume. Ces messieurs de la poste aux lettres deviendront des gens très lettrés ; ils se forment une belle bibliothèque de tous les livres qu’ils saisissent. Chaque pays, comme vous voyez, a son inquisition ; vous n’êtes pas plus tôt délivré des renards que vous tombez dans la main des loups.
Votre Lettre au conseiller devrait exciter le monde à faire une battue. Ne voudriez-vous point ajouter à l’histoire de la Destruction quelque chose concernant l’Espagne, en retranchant le dernier chapitre touchant le serment que devaient prêter les jésuites, chapitre devenu inutile par les précautions que l’on a prises en France contre ces pauvres diables dignes aujourd’hui de pitié ?
L’imbécile et ignorant libraire qui s’est chargé de votre seconde édition ne l’aura pas achevée sitôt. Je n’ai de lui aucune nouvelle ; toute communication est interrompue entre Genève et la France. On s’est imaginé assez ridiculement que je suis en France, et je m’aperçois en effet que j’y suis parce que je manque de tout. Je ne sais comment on fera pour faire passer dans votre monarchie française la Lettre au conseiller. Il n’est plus permis de lire, et il n’y a que les auteurs du Journal chrétien et Fréron qui aient la liberté d’écrire.
Vous verrez par les deux petites pièces ci-jointes qu’on ne rogne pas les ongles de si près dans les pays étrangers. L’exemple que donne l’impératrice de Russie est unique dans ce monde. Elle a envoyé quarante mille Russes prêcher la tolérance (2), la baïonnette au bout du fusil. Vous m’avouerez qu’il était bien plaisant que les évêques polonais accordassent des privilèges à trois cents synagogues, et ne voulussent plus souffrir l’Eglise grecque.
Bonsoir mon cher philosophe ; souvenez-vous, je vous en prie, que je n’ai aucune part aux Anecdotes sur Bélisaire. On m’accuse de tout ; voyez la malice !
1 – C’est l’écrit de d’Alembert. (G.A.)
2 – Entrée des Russes en Pologne. Voyez l’Essai sur les dissensions des Eglises de Pologne, dans les FRAGMENTS SUR L’HISTOIRE. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 4 de Mai 1767.
Gens inimica mihi Tyrrhenum navigat æquor,
Ilium in Italiam portans victosque penate.
VIRG., ÆN., I.
Voilà, mon cher et illustre philosophe ce que disait l’autre jour des jésuites d’Espagne un abbé italien (1) qui, comme vous voyez, les aime tendrement, attendu qu’ils ont empêché son oncle d’être cardinal. Et vous mon cher maître, que dites-vous de cette singulière aventure ? ne pensez-vous pas que la société (2) se précipite vers sa ruine ? ne pensez-vous pas qu’elle travaille depuis longtemps à mériter ce qui lui arrive aujourd’hui et qu’elle recueille ce qu’elle a semé ? Mais croyez-vous tout ce qu’on dit à ce sujet ? croyez-vous à la lettre de M. d’Ossun, lue en plein conseil, et qui marque que les jésuites avaient formé le complot d’assassiner, le jeudi-saint, bon jour bonne œuvre, le roi d’Espagne et toute la famille royale ? ne croyez-vous pas, comme moi, qu’ils sont bien assez méchants, mais non pas assez fous pour cela, et ne désirez-vous pas que cette nouvelle soit tirée au clair ? Mais que dites-vous de l’édit du roi d’Espagne, qui les chasse si brusquement ? Persuadé comme moi, qu’il a eu pour cela de très bonnes raisons, ne pensez-vous pas qu’il aurait bien fait de les dire et de ne les pas renfermer dans son cœur royal (3) ? Ne pensez-vous pas qu’on devrait permettre aux jésuites de se justifier, surtout quand on doit être sûr qu’ils ne le peuvent pas ? ne pensez-vous point encore qu’il serait très injuste de les faire tous mourir de faim, si un seul frère coupe-chou s’avise d’écrire bien ou mal en leur faveur ? Que dites-vous aussi des compliments que fait le roi d’Espagne à tous les autres moines, prêtres, curés, vicaires, et sacristains de ses Etats, qui ne sont, à ce que je crois, moins dangereux que les jésuites que parce qu’ils sont plus plats et plus vils ? enfin ne vous semble-t-il pas qu’on pouvait faire avec plus de raison une chose si raisonnable ? Le cœur royal me fait souvenir de la surprise impériale d’un certain Rescrit de l’empereur de la Chine (4). Ma surprise de tout ce qui arrive et de la manière dont il arrive n’est ni royale ni impériale, mais n’en est ni moins grande ni moins fondée. Après tout, il faut attendre la fin.
Soyez sûr que c’est à M. Hume, et point à d’autres, que Rousseau est redevable de sa pension. Soyez sûr qu’il s’en doute bien lui-même ; mais il ne veut pas paraître le savoir, et son cœur reconnaissant en sera plus à son aise. La Sorbonne vient de faire imprimer trente-sept propositions extraites du livre de Marmontel, et qu’elle se propose de qualifier dans un gros volume qu’elle donnera quand il plaira à Dieu. Cet extrait va d’avance la couvrir d’opprobre. Voici une des propositions par où vous pourrez juger des autres : « La vérité brille de sa propre lumière, et l’on n’éclaire pas les esprits avec la flamme des bûchers. » Que dites-vous de cette impudente et odieuse canaille ? On dit que vous allez demeurer à Lyon ; permettez-moi de vous demander, par le tendre intérêt que je prends à vous, si vous y avez bien pensé. N’est-ce pas vous mettre à la merci d’une race d’hommes aussi méchante que les jésuites plus puissante et plus dangereuse, et plus déterminée à chercher les moyens de vous nuire ? Pourquoi quittez-vous le ressort du parlement de Bourgogne, dont vous avez lieu d’être content ? Adieu, mon cher maître ; le papier m’oblige de finir ; je vous embrasse de tout mon cœur.
P.S. – M. le chevalier de Rochefort, que je viens de voir, et qui par parenthèse, vous aime à la folie, est inquiet de deux paquets qu’il vous a envoyé contre-signés Vice-Chancelier, et dont vous ne lui avez point accusé la réception. Il me charge de vous faire mille compliments. M. de Chabanon part mercredi pour vous aller voir ; je lui envie bien le plaisir qu’il aura. Je me flatte au moins qu’il vous dira combien je vous aime, et combien j’ai de plaisir à lui parler de vous. Il vous apporte une tragédie (5) dont je crois que vous serez content, supposé pourtant que je n’aie point été séduit par la lecture que je lui en ai entendu faire, car il est impossible de mieux lire. Je viens d’apprendre que l’arrêt du parlement qui renvoie les évêques chez eux vient d’être cassé par un arrêt du conseil. Les jansénistes, qui, comme vous savez, sont fort plaisants, ne manqueront pas de dire que le roi vient d’ordonner aux évêques de ne point résider. Cette aventure fera sans doute dire et faire bien des sottises aux imbéciles et aux fanatiques des deux partis. Vous ne voulez donc pas m’envoyer cette petite figure que je vous demande depuis tant de temps avec tant d’instance ? Est-ce que l’original ne m’en croit pas digne, ou bien est-ce qu’il ne m’aime plus ? J’aurais bien envie de le quereller aussi sur ce que je ne reçois jamais de lui rien de ce qu’il pourrait m’envoyer ; ni l’Anecdote sur Bélisaire, de son ami l’abbé Mauduit (6) , ni les Honnêtetés littéraires (7), que je n’ai pas encore lues ; ni la Lettre à Elie de Beaumont (8) ; ni le poème sur la belle Guerre de Genève, aussi intéressante que celle de nos pédants en robe et en soutane. Dites, je vous prie, à l’auteur de toutes ces pièces, qu’il a tort d’oublier ainsi ses amis.
1 – Galiani. (G.A.)
2 – La société de Jésus. On venait de l’expulser d’Espagne. (G.A.)
3 – Comme il s’exprime dans l’édit. (G.A.)
4 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
5 – Eudoxie. (G.A.)
6 – C’est sous ce nom que parut l’Anecdote. (G.A.)
7 – Lettre du 20 Mars. (G.A.)
ANC