CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 45
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
9 de mai 1767.
Si on vous a appelé Rabsacès (1), mon cher philosophe, on m’appelle Capanée (2). Nos savants d’aujourd’hui prodiguent les titres honorifiques. Je vous garderai le secret : dites-moi quel est le cuistre nommé Foucher (3) qui vient, dit-on, de faire un Supplément à la philosophie de l’histoire ? N’est-il pas de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ? S’il y a des académies de politesse et de raison, je ne crois pas qu’il y soit reçu.
Je vous ai mandé que je vous avais envoyé par M. Necker (4) un volume de la Lettre au conseiller ; mais Dieu sait quand M. Necker arrivera à Paris.
Faites-moi, je vous prie, réponse en droiture sur mon ami Foucher. Je ne sais qu’est devenu le libraire à qui on a donné la Destruction jésuitique. Nous avons quatre mille cinq cents soldats autour de Genève ; c’est la seule nouvelle que j’aie. Quand il y aura des guerres ou des bruits de guerre, fuyez aux montagnes.
Interim vale, et me ama.
1 – Dans la Lettre à un ami sur un écrit intitulé : Sur la destruction des jésuites. (G.A.)
2 – Dans le Supplément à la philosophie de l’histoire, par Larcher. (G.A.)
3 – Larcher. Voyez la Défense de mon oncle. (G.A.)
4 – C’est le banquier. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 12 de mai 1767.
Je crois, mon cher maître, vous avoir parlé dans ma dernière lettre d’une liste de propositions que la Sorbonne a extraites de Bélisaire pour les condamner ; liste qui est le comble de l’atrocité et de la bêtise. Cette canaille mourait de peur que cette liste ne se répandît avant la censure : en conséquence les amis de Marmontel l’ont fait imprimer, et frère Damilaville vous l’enverra : vous ne pourrez pas en croire vos yeux, tant ces animaux-là sont absurdes. Je me flatte que le cri public va les faire rentrer dans la boue, et qu’ils n’oseront pas publier leur censure : tant la seule liste des propositions les rendra d’avance odieux et ridicules !
Chabanon m’étonne et m’afflige beaucoup en m’apprenant que vous n’êtes pas content de sa pièce. Je vous avoue qu’elle m’avait fait beaucoup de plaisir, et me paraissait bien meilleure que dans le premier état ; mais vous vous y connaissez mieux que moi. La seule chose que je vous demande, mon cher maître, et que mon amitié pour Chabanon exige de la vôtre pour moi, c’’est de vouloir bien donner à son ouvrage, pour le fond et pour les détails, toute l’attention possible ; Chabanon le mérite, en vérité, et par lui-même, et par les sentiments qu’il a pour vous. L’intérêt que vous lui marquerez en cette occasion sera une nouvelle obligation que je vous aurai ; car on ne saurait lui être plus attaché que je le suis.
Voilà donc les jésuites chassés d’Espagne, et puis de France, grâce à l’abbé de Chauvelin, et vraisemblablement bientôt de Naples et de Parme. On dit pourtant que Naples sera difficile, parce qu’ils y ont à leurs ordres cent cinquante mille coquins. L’autre jour je déplorais leur triste sort ; car au fond je suis bon homme ; quelqu’un me dit : Vous êtes bien bon de vous lamenter sur des hommes qui vous verraient brûler en riant. J’avoue que j’essuyai un peu mes larmes ; ils me font pitié pourtant : Oh : qu’il est doux de plaindre ! (1) etc. Adieu, mon cher et illustre confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur. Vous ne voulez donc pas dire au libraire de m’envoyer quelques exemplaires de l’ouvrage de mathématiques ? Ce sera de la moutarde après dîner. Vale, et me ama.
1 – Corneille, Pompée. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 23 de mai 1767.
J’ai reçu, mon cher et illustre maître, le paquet (1) que vous avez bien voulu m’envoyer par M. Necker : je vous prie de vouloir bien remercier de ma part l’abbé Mauduit, de la Seconde anecdote sur Bélisaire, qui m’a fort amusé ; la Lettre sur les Panégyriques (2) m’a fait encore plus de plaisir ; elle est pleine de vérités utiles, dont il faut espérer qu’à la fin l’espèce écrivante fera son profit.
Il y a bien à l’Académie des belles-lettres un abbé Foucher, assez plat janséniste, qui même a écrit autrefois contre la préface de l’Encyclopédie ; mais plusieurs de ses confrères, à qui j’en ai parlé, ne croient pas qu’il soit l’auteur du Supplément à la Philosophie de l’histoire ; ils ne connaissent pas même ce beau supplément qui en effet est ici fort ignoré, et ne produit pas la moindre sensation : y répondre, ce serait le tirer de l’obscurité, comme on en a tiré Nonotte.
Avez-vous lu les trente-sept propositions que la Sorbonne doit condamner ? Votre ami l’abbé Mauduit ne nous donnera-t-il pas ses réflexions sur ce prodige d’atrocité et de bêtise ? Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que l’inquisition est ici à son comble ; on permet à toute la canaille du quartier de la Sorbonne d’imprimer tous les jours des libelles contre Bélisaire, et on ne permet pas à l’auteur de se défendre.
Notre jeune mathématicien a fait une petite suite pour l’ouvrage de mathématiques (3) que vous connaissez, où il traite de l’état de la géographie en Espagne ; vous la recevrez incessamment, quelque mécontent qu’il soit de la négligence du libraire.
Adieu, mon cher maître, je vous embrasse mille fois.
1 – Toujours la Lettre à M***, conseiller. (G.A.)
2 – Voyez, DISCOURS. (G.A.)
3 – Seconde lettre à M***, sur l’édit du roi d’Espagne, pour l’expulsion des jésuites. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
4 de Juin 1767.
Mon cher philosophe, j’ai envoyé vos gants d’Espagne (1) sur-le-champ à leur destination ; ils ont une odeur qui m’a réjoui le nez. Vous savez que je n’ai point de troupes, et que je ne peux forcer le cordon de dragon qui coupe toute communication entre Genève et mes déserts. Celui qui s’est chargé de donner des soufflets aux jésuites et aux jansénistes n’a jamais pu venir chez moi ; je ne le connais point, et j’ai craint de lui écrire. Gabriel Cramer, qui est le seul à qui je puisse me fier, a fait agir cet homme qui est un sot et un pauvre diable, lequel faire agir encore en sous ordre un autre sot pauvre diable. Ces sots pauvres diables n’ont aucun débouché, nulle correspondance en France, et tout va comme il plaît à Dieu. Les Génevois touchent au moment de la crise de leurs affaires ; pour moi, je m’occupe à cultiver mon jardin et à me moquer d’eux.
Dieu maintienne votre Sorbonne dans la fange où elle barbote ! La gueuse a rendu un service bien essentiel à la philosophie. On commence à ouvrir les yeux d’un bout de l’Europe à l’autre. Le fanatisme, qui sent son avilissement, et qui implore le bras de l’autorité fait malgré lui l’aveu de sa défaite. Les jésuites chassés partout, les évêques de Pologne forcés d’être tolérants les ouvrages de Bolingbroke, de Fréret et de Boulanger (2), répandus partout, sont autant de triomphes de la raison. Bénissons cette heureuse révolution qui s’est faite dans l’esprit de tous les honnêtes gens depuis quinze ou vingt années ; elle a passé mes espérances. A l’égard de la canaille, je ne m’en mêle pas ; elle restera toujours canaille. Je cultive mon jardin, mais il faut bien qu’il y ait des crapauds ; ils n’empêchent pas mes rossignols de chanter.
Adieu, aigle ; donnez cents coups de bec aux chouettes qui sont encore dans Paris.
1 – La Seconde lettre à M***. (G.A.)
2 – C’est-à-dire les ouvrages de Voltaire, de Levesque, etc., qui étaient attribués à Bolingbroke, Fréret, etc. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
19 de Juin 1767.
Mon cher et grand philosophe, un brave officier, nommé M. le comte de Wargemont, vient à notre secours ; car nous avons des prosélytes dans tous les états. Il vous fait parvenir trois exemplaires d’une très jolie Lettre à un conseiller au parlement. J’en ai eu six ; madame Denis, M. de Chabanon et M. de La Harpe ont pris chacun le leur ; en voilà trois pour vous. Cela vient bien tard ; le mérite de l’à-propos est perdu, mais le mérite du fond subsistera toujours. C’est bien dommage que l’auteur n’écrive pas plus souvent, et ne conseille pas tous les conseillers du roi. L’inquisition redouble ; il est beaucoup plus aisé de faire parvenir une brochure à Moscou qu’à Paris. La lumière s’étend partout, et on l’éteint en France, où elle venait de naître. Il semble que la vérité soit comme ces héros de l’antiquité que des marâtres voulaient étouffer dans leur berceau, et qui allaient écraser des monstres loin de leur patrie.
La sixième édition du Dictionnaire philosophique paraît en Hollande tête levée. Les dissidents de Pologne ont fait imprimer le petit panégyrique de Catherine (1) ou plutôt de la tolérance ; c’est une édition magnifique. La superstition fanatique est bafouée de tous côtés. Le roi de Prusse dit qu’on la traite comme une vieille p…. qu’on adorait quand elle était jeune, et à qui l’on donne des coups de pied au cul, dans sa vieillesse.
Voici quelques échantillons qui vous prouveront que le roi de Prusse n’a pas tort.
Je reçois dans le moment les Trente-sept vérités opposées aux trente-sept impiétés de Bélisaire, par un bachelier ubiquiste (2) ; cela me paraît salé.
J’espère qu’il viendra un temps où on sèmera du sel sur les ruines du tripot où s’assemble la sacrée faculté.
Je sais bien que les gens du monde ne liront point le Supplément à la philosophie de l’histoire ; mais il y a beaucoup d’érudition dans ce petit livre, et les savants le liront. L’auteur se joint à l’évêque hérétique Warbuton contre l’abbé Bazin (3). Son neveu est obligé, en conscience, de prendre la Défense de son oncle ; c’est un nommé Larcher, qui a composé cette savante rapsodie sous les yeux du syndic de la Sorbonne, Riballier, principal du collège Mazarin. Je connais le neveu de l’abbé Bazin ; il est goguenard comme son oncle ; il prend le sieur Larcher pour son prétexte, et il fait des excursions partout ; il n’est pas assez sot pour se défendre ; il sait qu’il faut toujours établir le siège de la guerre dans le pays ennemi.
Ne vous ai-je pas mandé que le roi de Prusse avait donné une enseigne au camarade du chevalier de la Barre (4), condamné par messieurs, dans le dix-huitième siècle, à être brûlé vif pour avoir chanté deux chansons de corps-de-garde et pour n’avoir pas salué des capucins ?
Est-il vrai que Diderot a fait un roman intitulé l’Homme sauvage (5) ?
Si cet homme sauvage est sot, pédant et barbare, nous connaissons l’original (6).
Tout ce qui est chez nous vous fait les plus tendres compliments ; nous ne sommes, en vérité, ni sauvages, ni barbares.
1 – Lettre sur les panégyriques. (G.A.)
2 – Turgot. (G.A.)
3 – La Philosophie de l’histoire avait été publiée sous ce nom. (G.A.)
4 – D’Etallonde. (G.A.)
5 – Ce roman est de Mercier. (G.A.)
6 – J.-J. Rousseau. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
Juillet 1767.
Pendant que la Sorbonne, entraînée par un zèle louable, mais très peu éclairé, et qui fait peu d’honneur à la nation, veut censurer Bélisaire, il est traduit dans presque toutes les langues de l’Europe. L’impératrice de Russie mande de Carsan, en Asie, qu’on y imprime actuellement la traduction russe.
M. d’Alembert est prié de faire passer ce petit billet à M. Marmontel, en quelque lieu qu’il puisse être.
(BILLET POUR M. DE MARMONTEL.)
« Dans le long voyage que sa majesté l’impératrice de Russie vient de faire dans l’intérieur de ses Etats, elle a daigné s’amuser, dans ses loisirs, à traduire Bélisaire en langue russe. Les seigneurs de sa suite ont eu chacun leur chapitre. Le neuvième, sur les vrais intérêts d’un souverain, est tombé en partage à sa majesté. Il ne pouvait être en de meilleures mains : aussi dit-on qu’il est traduit dans la plus grande perfection. Sa majesté a pris la peine de rédiger elle-même tout l’ouvrage. Elle le fait imprimer actuellement ; et comme il a été commencé dans la ville de Tvere, c’est à l’archevêque de Tvere que l’impératrice l’a dédié. »