CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1766 - Partie 96
Photo de PAPAPOUSS
378 – DU ROI
A Potsdam, le 13 Auguste 1766.
Je compte que vous aurez déjà reçu ma réponse à votre avant-dernière lettre (1). Je ne puis trouver l’exécution d’Abbeville aussi affreuse que l’injuste supplice de Calas. Ce Calas était innocent, le fanatisme se sacrifie cette victime, et rien dans cette action atroce ne peut servir d’excuse aux juges. Bien loin de là, ils se soustraient aux formalités des procédures, et ils condamnent au supplice sans avoir des preuves, des convictions, des témoins.
Ce qui vient d’arriver à Abbeville est d’une nature bien différente. Vous ne contesterez pas que tout citoyen doit se conformer aux lois de son pays ; or, il y a des punitions établies par les législateurs pour ceux qui troublent le culte adopté par la nation. La discrétion, la décence, surtout le respect que tout citoyen doit aux lois, obligent donc de ne point insulter au culte reçu, et d’éviter le scandale et l’insolence. Ce sont ces lois de sang qu’on devrait réformer, en proportionnant la punition à la faute ; mais tant que ces lois rigoureuses demeureront établies, les magistrats ne pourront pas se dispenser d’y conformer leur jugement.
Les dévots, en France, crient contre les philosophes, et les accusent d’être la cause de tout le mal qui arrive. Dans la dernière guerre, il y eut des insensés qui prétendirent que l’Encyclopédie était cause des infortunes qu’essuyaient les armées françaises. Il arrive pendant cette effervescence que le ministère de Versailles a besoin d’argent, et il sacrifie au clergé, qui en promet, des philosophes qui n’en ont point et qui n’en peuvent donner. Pour moi, qui ne demande ni argent ni bénédictions j’offre des asiles aux philosophes, pourvu qu’ils soient sages, et qu’ils soient aussi pacifiques que le beau titre dont ils se parent le sous-entend (2) ; car toutes les vérités ensemble qu’ils annoncent ne valent pas le repos de l’âme, seul bien dont les hommes puissent jouir sur l’atome qu’ils habitent. Pour moi, qui suis un raisonneur sans enthousiasme, je désirerais que les hommes fussent raisonnables, et surtout qu’ils fussent tranquilles.
Nous connaissons les crimes que le fanatisme de religion a fait commettre. Gardons-nous d’introduire le fanatisme dans la philosophie ; son caractère doit être la douceur et la modération. Elle doit plaindre la fin tragique d’un jeune homme qui a commis une extravagance ; elle doit démontrer la rigueur excessive d’une loi faite dans un temps grossier et ignorant ; mais il ne faut pas que la philosophie encourage à de pareilles actions, ni qu’elle fronde des juges qui n’ont pu prononcer autrement qu’ils l’ont fait.
Socrate n’adorait pas les Deos majores et minores gentium ; toutefois il assistait aux sacrifices publics. Gassendi allait à la messe, et Newton au prône.
La tolérance, dans une société, doit assurer à chacun la liberté de croire ce qu’il veut ; mais cette tolérance ne doit pas s’étendre à autoriser l’effronterie et la licence de jeunes étourdis qui insultent audacieusement à ce que le peuple révère. Voilà mes sentiments, qui sont conformes à ce qu’assurent la liberté et la sûreté publique, premier objet de toute législation.
Je parie que vous pensez en lisant ceci : Cela est bien allemand, cela se ressent bien du flegme d’une nation qui n’a que des passions ébauchées.
Nous sommes, il est vrai, une espèce de végétaux, en comparaison des Français : aussi n’avons-nous produit ni Jérusalem délivrée, ni Henriade. Depuis que l’empereur Charlemagne s’avisa de nous faire chrétiens, en nous égorgeant, nous le sommes restés ; à quoi peut-être a contribué notre ciel toujours chargé de nuages, et les frimas de nos longs hivers.
Enfin, prenez-nous tels que nous sommes : Ovide s’accoutume bien aux mœurs des peuples de Tomes ; et j’ai assez de vaine gloire pour me persuader que la province de Clèves vaut mieux que le lieu où le Danube se jette par sept bouches dans la mer Noire. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. FÉDÉRIC.
1 – Plusieurs lettres manquent encore. (G.A.)
2 – Edition de Berlin : « L’exige. » (G.A.)
379 – DU ROI
1766.
Je crois que vous avez déjà reçu les lettres que je vous ai écrites sur le sujet des émigrants. Il ne dépend que des philosophes de partir et d’établir leur séjour dans le lieu de mes Etats qui leur conviendra le mieux. Je n’entends plus parler de Tronchin, je le crois parti ; et supposé qu’il soit encore ici, cela ne le rendra pas plus instruit de ce qui se passe chez moi et de ce que je vous écris. Quant à ceux de Berne, je suis très résolu à les laisser brûler des livres (1), s’ils y trouvent du plaisir, parce que tout le monde est maître chez soi, et qu’importe à nous autres qu’ils brûlent M. de Fleury ? N’avez-vous pas fait passer par les flammes les cantiques de Salomon (2), pour les avoir mis en beaux vers français ? Lorsque les magistrats et les théologiens se mettent en train de brûler, ils jetteraient la Bible au feu, s’ils la rencontraient sous leurs mains. Toutes ces choses, qui viennent d’arriver aux Calas, aux Sirven, et en dernier lieu à Abbeville, me font soupçonner que la justice est mal administrée en France, qu’on se précipite souvent dans les procédures, et qu’on s’y joue de la vie des hommes. Le président Montesquieu était prévenu pour cette jurisprudence qu’il avait sucée avec le lait ; cela ne m’empêche pas d’être persuadé qu’elle a grand besoin d’être réformée, et qu’il ne faut jamais laisser aux tribunaux le pouvoir d’exécuter des sentences de mort, avant qu’elles n’aient été revues par des tribunaux suprêmes, et signées par le souverain. C’est une chose pitoyable que de casser des arrêts et des sentences, quand les victimes ont péri ; il faudrait punir les juges et les restreindre avec tant d’exactitude, qu’on n’eût pas désormais de pareilles rechutes à craindre. Sancho Pança était un grand jurisconsulte ; il gouvernait sagement son île de Barataria ; il serait à souhaiter que les présidiaux eussent toujours sa belle sentence sous les yeux ; ils respecteraient au moins davantage la vie des malheureux, s’ils se rappelaient qu’il vaut mieux sauver un coupable que de perdre un innocent. Si je me le rappelle bien, c’est à Toulouse (3) où il y a une messe fondée pour la pie qui couvre encore de honte la mémoire des magistrats inconsidérés qui firent exécuter une fille innocente, accusée d’un vol qu’une vie apprivoisée avait fait ; mais ce qui me révolte le plus, est cet usage barbare de donner la question aux gens condamnés, avant de les mener au supplice : c’est une cruauté en pure perte et qui fait horreur aux âmes compatissantes qui ont encore conservé quelque sentiment d’humanité. Nous voyons encore chez les nations que les lettres ont le plus polies, des restes de l’ancienne férocité de leurs mœurs. Il est bien difficile de rendre le genre humain bon, et d’achever d’apprivoiser cet animal, le plus sauvage de tous. Cela me confirme dans mon sentiment, que les opinions n’influent que faiblement sur les actions des hommes : car je vois partout que leurs passions l’emportent sur le raisonnement. Supposons donc que vous parvinssiez à faire une révolution dans la façon de penser, la secte que vous formeriez serait peu nombreuse, parce qu’il faut penser pour en être, et que peu de personnes sont capables de suivre un raisonnement géométrique et rigoureux. Et ne comptez-vous pour rien ceux qui par état sont opposés aux rayons de lumière qui découvrent leur turpitude ? ne comptez-vous pour rien les princes, auxquels on a inculqué qu’ils ne règnent qu’autant que le peuple est attaché à la religion ? ne comptez-vous pour rien ce peuple, qui n’a de raison que les préjugés, qui hait les nouveautés en général, et qui est incapable d’embrasser celles dont il est question, qui demandent des têtes métaphysiques et rompues dans la dialectique pour être conçues et adoptées ? Voilà de grandes difficultés que je vous propose, et qui je crois, se trouveront éternellement dans le chemin de ceux qui voudront annoncer aux nations une religion simple et raisonnable (4).
Si vous avez quelque nouvel ouvrage dans votre portefeuille, vous me ferez plaisir de me l’envoyer ; les livres nouveaux qui paraissent à présent font regretter ceux du commencement de ce siècle. L’histoire de l’abbé Velli (5) est ce qui a paru de meilleur ; car je n’appelle pas des livres tout ce tas d’ouvrages faits sur le commerce et sur l’agriculture, par des auteurs qui n’ont jamais vu ni vaisseaux ni charrues (6). Vous n’avez plus de poètes dramatiques en France, plus de ces jolis vers de société dont on voyait tant autrefois. Je remarque un esprit d’analyse et de géométrie dans tout ce qu’on écrit ; mais les belles-lettres sont sur leur déclin ; plus d’orateurs célèbres, plus de vers agréables, plus de ces ouvrages charmants qui faisaient autrefois une partie de la gloire de la nation française. Vous avez le dernier soutenu cette gloire ; mais vous n’aurez point de successeurs. Vivez donc longtemps, conservez votre santé et votre belle humeur, et que le dieu du goût, les Muses, et Apollon, par leur puissant secours, prolongent votre carrière, et vous rajeunissent plus réellement que les filles de Pélée n’eurent intention de rajeunir leur père ! j’y prendrai plus de part que personne. Au moins ayant parlé d’Apollon, il ne m’est plus permis, sans commettre un mélange profane, de vous recommander à la sainte garde de Dieu. FÉDÉRIC.
1 – L’Abrégé de l’histoire ecclésiastique de Fleury. (G.A.)
2 – Le Cantique des cantiques et le Précis de l’Ecclésiaste. (G.A.)
3 – C’est à Rouen. (G.A.)
4 – Toute cette argumentation annonce bien que la Révolution est proche. (G.A.)
5 – Histoire de France, continuée par Villaret. (G.A.)
6 – Frédéric pince ici les physiocrates et les économistes. (G.A.)
380 – DU ROI
A Breslau, le 1er Septembre 1766.
Vous aurez vu, par ma lettre précédente, que des philosophes paisibles doivent s’attendre d’être bien reçus chez moi. Je n’ai point vu le fils de l’Hippocrate moderne (1), et ne lui ai point parlé. Je ne sais ce qui peut être transpiré du dessein de vos philosophes ; je m’en lave les mains. Je suis ici dans une province où l’on préfère la physique à la métaphysique ; on cultive les champs, on a rebâti huit mille maisons, et l’on fait des milliers d’enfants par an pour remplacer ceux qu’une fureur politique et guerrière a fait périr.
Je ne sais si, tout bien considéré, il n’est pas plus avantageux de travailler à la population qu’à faire de mauvais arguments. Les seigneurs et le peuple, occupés des soins de leur ouvrage, que personne ne fait attention au culte de son voisin. Les étincelles de haine de religion, qui se ranimaient souvent avant la guerre, sont éteintes, et l’esprit de tolérance gagne journellement dans la façon de penser générale des habitants. Croyez que le désœuvrement donne lieu à la plupart des disputes. Pour les éteindre en France, il ne faudrait que renouveler les temps des défaites de Poitiers et d’Azincourt ; vos ecclésiastiques et vos parlements, fortement occupés de leurs propres affaires, ne penseraient qu’à eux, et laisseraient le public et le gouvernement tranquilles. C’est une proposition à faire à ces messieurs ; je doute toutefois qu’ils l’approuvent.
Vos ouvrages sont répandus ici, et entre les mains de tout le monde. Il n’y a point de peuple, point de climat où votre nom ne perce, point de société policée où votre réputation ne brille.
Jouissez de votre gloire, et jouissez-en longtemps. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. FÉDÉRIC.
1 – Tronchin fils. (G.A.)
381 – DU ROI
A Sans-Souci, le 13 Septembre 1766.
Vous n’avez pas besoin de me recommander les philosophes : ils seront tous bien reçus, pourvu qu’ils soient modérés et paisibles (1). Je ne peux leur donner ce que je n’ai pas. Je n’ai point le don des miracles, et ne puis ressusciter les bois du parc de Clèves, que les Français ont coupés et brûlés ; mais d’ailleurs ils y trouveront asile et sûreté.
Il me souvient d’avoir lu dans ce livre brûlé dont vous me parlez (2), qu’il était imprimé à Berne ; les Bernois ont donc exercé une juridiction légitime sur cet ouvrage. Ils ont brûlé des conciles, des controverses, des fanatiques, et des papes ; à quoi j’applaudis fort, en qualité d’hérétique. Ce ne sont que des niaiseries, en comparaison de ce qui vient de se passer à Abbeville. Rôtir des hommes passe la raillerie ; jeter du papier au feu, c’est humeur.
Vous devriez, par représailles, faire un auto-da-fé à Ferney, et condamner aux flammes tous les ouvrages de théologie et de controverse de votre voisinage, en rassemblant autour du brasier des théologiens de toute secte, pour les régaler de ce doux spectacle. Pour moi, dont la foi est tiède, je tolère tout le monde, à condition qu’on me tolère, moi, sans m’embarrasser même de la foi des autres.
Vos missionnaires dessilleront les yeux à quelques jeunes gens qui les liront ou les fréquenteront. Mais que de bêtes dans le monde, qui ne pensent point ! que de personnes livrées au plaisir, que le raisonnement fatigue ! que d’ambitieux occupés de leurs projets ! sur ce grand nombre, combien peu de gens aiment à s’instruire et à s’éclairer ! Le brouillard épais qui aveuglait l’humanité aux dixième et treizième siècles est dissipé ; cependant la plupart des yeux sont myopes ; quelques-uns ont les paupières collées.
Vous avez en France les convulsionnaires, en Hollande on connaît les fins ; ici les piétistes. Il y aura de ces espèces-là tant que le monde durera, comme il se trouve des chênes stériles dans les forêts, et des frelons près des abeilles.
Croyez que si des philosophes fondaient un gouvernement, au bout d’un demi-siècle le peuple se forgerait des superstitions nouvelles, et qu’il attacherait son culte à un objet quelconque qui frapperait les sens, ou il se ferait de petites idoles, ou il révérerait les tombeaux de ses fondateurs, ou il invoquerait le soleil, ou quelque absurdité pareille l’emporterait sur le culte pur et simple de l’Etre suprême.
La superstition est une faiblesse de l’esprit humain : elle est inhérente à cet être : elle a toujours été, elle sera toujours. Les objets d’adoration pourront changer comme vos modes de France ; mais que m’importe qu’on se prosterne devant une pâte de pain azyme, devant le bœuf Apis, devant l’arche d’alliance, ou devant une statue ? Le choix ne vaut pas la peine ; la superstition est la même, et la raison n’y gagne rien.
Mais de se bien porter à soixante-dix ans, d’avoir l’esprit libre, d’être encore l’ornement du Parnasse à cet âge, comme dans sa première jeunesse, cela n’est pas indifférente (3). C’est votre destin : je souhaite que vous en jouissiez longtemps, et que vous soyez aussi heureux que le comporte la nature humaine. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. FÉDÉRIC.
1 – Toujours des avertissements de despote. (G.A.)
2 – L’Abrégé de Fleury, dont la préface est de Frédéric. (G.A.)
3 – Toute cette lettre du porte-couronne est pitoyable. (G.A.)