CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 26

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux eaux de Rolle en Suisse par Genève, 21 Juillet 1766.

 

 

          Je ne me laisse point abattre, mon cher frère ; mais ma douleur, ma colère, et mon indignation, redoublent à chaque instant. Je me laisse si peu abattre, que je prendrai probablement le parti d’aller finir mes jours dans un pays (1) où je pourrai faire du bien. Je ne serai pas le seul. Il se peut faire que le règne de la raison et de la vraie religion s’établisse bientôt, et qu’il fasse taire l’iniquité et la démence. Je suis persuadé que le prince qui favorisera cette entreprise vous ferait un sort agréable si vous vouliez être de la partie. Une lettre de Protagoras pourrait y servir beaucoup. Je sais que vous avez assez de courage pour me suivre ; mais vous avez probablement des liens que vous ne pourrez rompre.

 

          J’ai commencé déjà à prendre des mesures ; si vous me secondez, je ne balancerai pas. En attendant je vous conjure de prendre au moins, chez M. de Beaumont, le précis de la consultation, avec les noms des juges. Je n’ai vu personne qui ne soit entré en fureur au récit de cette abomination.

 

          Comme je serai encore quelque temps aux eaux de Suisse, je vous prie d’adresser vos lettres à M. Boursier, chez M. Souchai, à Genève, au Lion-d’Or.

 

          Mon cher frère, que les hommes sont méchants, et que j’ai besoin de vous voir !

 

 

1 – Le pays de Clèves. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Ferney, 22 juillet 1766 (1).

 

 

          Madame, c’en est trop, votre générosité est trop grande ; mais il faut avouer que votre altesse sérénissime ne pouvait mieux placer ses bienfaits que sur cette famille infortunée. Il n’en a presque rien coûté pour l’opprimer, pour lui ravir les aliments et pour faire expirer la vertueuse mère presque dans mes bras ; et il en coûte de très fortes sommes avant qu’on se soit mis seulement en état de lui faire obtenir une ombre de justice. On fait même mille chicanes au généreux de Beaumont, pour l’empêcher de publier l’excellent mémoire qu’il a composé en faveur de l’innocence.

 

          On persécute à la fois par le fer, par la corde et par les flammes, la religion et la philosophie. Cinq jeunes gens ont été condamnés au bûcher pour n’avoir pas ôté leur chapeau en voyant passer une procession à trente pas. Est-il possible, madame, qu’une nation qui passe pour si gaie et si polie soit en effet si barbare ? L’Allemagne n’a jamais vu de pareilles horreurs ; elle sait conserver sa liberté et respecter l’humanité. Notre religion est prêchée en France par des bourreaux. Que ne puis-je venir achever à vos pieds le peu de jours qui me restent à vivre, loin d’une si indigne patrie !

 

          C’est moi qui suis le trésorier de ces pauvres Sirven ; on peut tout m’envoyer pour eux. Que votre âme est belle, madame ! qu’elle me console de toutes les abominations dont je suis témoin ! Mon cœur est pénétré de la bonté du vôtre. Daignez agréer mon admiration, mon attachement, mon respect pour vos altesses sérénissimes. Je n’oublierai jamais la grande maîtresse des cœurs.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de Ligne.

 

Aux eaux de Rolle en Suisse, 22 Juillet 1766.

 

 

          Vous voyez bien, monsieur le prince, par le lieu dont je date, que je ne suis pas le plus jeune et le plus vigoureux des mortels. Mais, en quelque état que je sois, je ressens vos bontés comme si j’avais votre âge. Votre lettre me fait voir que vous êtes aussi philosophe qu’aimable. Né dans le sein des grandeurs, vous faites peu de cas de celles qui ne sont pas dans vous-même, et qu’on n’obtient que par la faveur d’autrui. Il ne vous appartient pas d’être courtisan, c’est à vous qu’il faut faire sa cour ; et vous pouvez jouir assurément de la vie la plus heureuse et la plus honorée, sans en avoir l’obligation à personne.

 

          Je serais bien tenté de vous envoyer un petit écrit (1) sur une aventure horrible, assez semblable à celle des Calas, mais j’ai craint que le paquet ne fût un peu trop gros ; il est de deux feuilles d’impression. Je suis persuadé qu’il toucherait votre belle âme ; vous y verriez d’ailleurs des choses très curieuses. Je passe dans ma petite sphère les derniers temps de ma vie, comme vous passez vos beaux jours, à faire le plus de bien dont je suis capable ; c’est par cela seul que je mérite un peu les bontés dont vous daignez m’honorer. Vous en ferez beaucoup dans vos belles et magnifiques terres ; vous y vivrez en souverain ; vous pourrez attirer auprès de vous des hommes dignes de vous plaire : les plus grands rois n’ont rien au-dessus.

 

          On m’a dit que vous iriez faire un tour en Italie ; je ne sais si ce bruit est fondé, mais il me plaît infiniment. Je me flatterais que vous prendriez la route de Genève, que je pourrais avoir l’honneur de vous recevoir dans ma cabane ; vos grâces ranimeraient ma vieillesse. L’Italie commence à mériter d’être vue par un prince qui pense comme vous. On allait, il y a vingt ans, pour voir des statues antiques, pour y entendre de nouvelle musique ; on peut y aller aujourd’hui pour y voir des hommes qui pensent, et qui foulent aux pieds la superstition et le fanatisme.

 

Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.

 

Mithr., act. III, sc. I.

 

          Il s’est fait en Europe une révolution étonnante dans les esprits. J’ai trop peu d’espace pour vous dire ici ce que je pense du vôtre, et pour vous faire connaître toute l’étendue de mon respect et de mon attachement.

 

 

1 – La Relation. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux eaux de Rolle en Suisse, par Genève, 23 Juillet 1766.

 

 

          Un Génevois, nommé Ballexserd (1), qui est à Paris, et qui a remporté un prix à je ne sais quelle académie, par un excellent ouvrage, veut se présenter devant mes anges pour obtenir par leur protection une audience de M. le duc de Choiseul. Je ne sais s’il veut lui parler des affaires de Genève, ou s’il a quelque autre grâce à lui demander ; mais je supplie mes divins anges de daigner lui accorder toute faveur qu’ils pourront : ce sera une nouvelle grâce que j’aurai reçue d’eux.

 

          Je me flatte que mes anges voudront bien m’envoyer le petit paquet (2) en toile cirée, pour lequel je leur ai présenté requête. J’ai écrit à M. de Chauvelin ; pour peu qu’il connaisse l’amour-propre des auteurs, il n’aura pas été médiocrement surpris que je sois en tout de son avis.

 

          Je ne dormirai point jusqu’à ce que j’aie la consultation des avocats. Hélas ! mes anges, nous ne sommes pas heureux en consultations. Celle de l’avocat (3) qui joue si bien la comédie n’a point réussi ; celle qui devait porter les juges à l’humanité n’a pas empêché qu’on ne traitât de pauvres jeunes gens, coupables d’extravagances, en coupables de parricide et enfin la consultation de Beaumont pour les Sirven ne vient point. Les horreurs du fanatisme qui vous environnent semblent avoir glacé la main d’Elie ; il me paraît au contraire qu’on devrait s’encourager plus que jamais à combattre l’atrocité des jugements injustes. On dit que cet infortuné jeune homme, qui n’avait que vingt et un ans, est mort avec la fermeté de Socrate ; et Socrate a moins de mérite que lui car ce n’est pas un grand effort, à soixante et dix ans, de boire tranquillement un gobelet de ciguë ; mais mourir dans des supplices horribles, à l’âge de vingt et un ans, cela demande assurément plus de courage. Cette barbarie m’occupe nuit et jour. Est-il possible que le peuple l’ait soufferte ? L’homme, en général, est un animal bien lâche : il voit tranquillement dévorer son prochain, et semble content, pourvu qu’on ne le dévore pas : il regarde encore ces boucheries avec le plaisir de la curiosité.

 

          Mes anges, j’ai le cœur déchiré.

 

 

1 – Né en 1726, mort en 1776 ; couronné à Harlem pour une Dissertation sur l’éducation physique des enfants. (G.A.)

2 – La copie du Triumvirat. (G.A.)

3 – Jabineau de La Voulte. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux eaux de Rolle en Suisse, par Genève, 23 Juillet 1766.

 

 

          Mon indignation, mon horreur, augmentent à chaque moment, mon cher frère. Vous parlez de courage ; vous devez en avoir vous et vos amis. Voici une lettre pour Platon. Il faudrait tâcher de prendre un parti (1) ; et si vous me donnez votre parole, je vous réponds du succès, je dis même du succès le plus flatteur. Il faut savoir quitter un cachot pour vivre libre et honoré. Je vous demande en grâce de m’obtenir l’extrait de la consultation, et les noms que j’ai demandés. Voici une lettre de Sirven pour Elie. Adieu. Tous mes sentiments sont extrêmes, et surtout celui de mon amitié pour vous.

 

 

1 – Ira-t-on à Clèves ? (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Diderot.

 

23 Juillet 1766.

 

 

          On ne peut s’empêcher d’écrire à Socrate, quand les Mélitus et les Anitus se baignent dans le sang et allument les bûchers. Un homme tel que vous ne doit voir qu’avec horreur le pays où vous avez le malheur de vivre. Vous devriez bien venir dans un pays où vous auriez la liberté entière, non seulement d’imprimer ce que vous voudriez, mais de prêcher hautement contre des superstitions aussi infâmes que sanguinaires. Vous n’y seriez pas seul, vous auriez des compagnons et des disciples. Vous pourriez y établir une chaire qui serait la chaire de vérité. Votre bibliothèque se transporterait par eau, et il n’y aurait pas quatre lieues de chemin par terre. Enfin vous quitteriez l’esclavage pour la liberté. Je ne conçois pas comment un cœur sensible et un esprit juste peut habiter le pays des singes devenus tigres. Si le parti qu’on vous propose satisfait votre indignation et plaît à votre sagesse, dites un mot, et on tâchera d’arranger tout d’une manière digne de vous, dans le plus grand secret, et sans vous compromettre. Le pays qu’on vous propose est beau et à portée de tout. L’Uranienbourg de Tycho-Brahé serait moins agréable. Celui qui a l’honneur de vous écrire est pénétré d’une admiration respectueuse pour vous, autant que d’indignation et de douleur. Croyez-moi, il faut que les sages qui ont de l’humanité se rassemblent loin des barbares insensés.

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

25 Juillet 1766.

 

 

          En vous présentant, monsieur, ma requête au nom de l’humanité pour les Sirven et pour votre gloire, je vous conjure de me dire s’il est vrai qu’il y ait une loi de 1681 par laquelle on puisse condamner à la mort ceux qui sont coupables de quelques indécences impies. J’ai cherché cette loi dans le Recueil des Ordonnances, et je ne l’ai point trouvée. Vous savez que celle de 1666 y est directement contraire. Si je pouvais au moins avoir l’extrait de la consultation en faveur de ces cinq extravagants infortunés, je vous aurais une extrême obligation. Je n’ai pas conçu le jugement contre M. de La Luzerne (1). Il y a bien des choses dans le monde que je ne conçois pas : il y en a qui me saisissent d’une horreur égale à l’estime, à la vénération, et à l’amitié que vous m’avez inspirées.

 

 

1 – Que M. de Beaumont avait défendu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Aux eaux de Rolle en Suisse, 25 Juillet 1766.

 

 

          Mon cher ami, il faudrait une autre maison pour ajuster l’appartement dont vous parlez. D’ailleurs la tragédie d’Abbeville excite en moi une telle indignation, qu’il ne m’est pas possible de relire les tragédies (1) que vous jouez : elles sont à l’eau rose, en comparaison de celle-là. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je serai toujours l’admirateur de vos talents, et l’ami de votre personne. Ces deux sentiments me sont trop chers, pour qu’ils puissent jamais s’affaiblir dans mon cœur.

 

 

1 – Le Triumvirat. (G.A.)

 

 

Commenter cet article