CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 25

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 25

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à M. Damilaville.

 

A Genève, 16 Juillet 1766.

 

 

          Votre ami, monsieur, est toujours aux eaux de Rolle en Suisse, et les médecins lui ont conseillé un grand régime. Vous pouvez toujours m’écrire chez M. Souchai, à Genève, tant pour les affaires de Bugey que pour le vingtième.

 

          Nous vous supplions très instamment, M. Frégote et moi, de nous envoyer, à l’adresse de M. Souchai, la consultation des avocats, les conclusions du procureur général, comme aussi l’avis du rapporteur, les noms des juges qui ont opiné pour, et ceux des juges qui ont opiné contre, afin que nous puissions nous conduire avec plus de sûreté dans la révision de cette affaire.

 

          Nous espérons tirer un grand parti de la consultation des avocats ; nous nous flattons même de vous envoyer, avant qu’il soit peu, un mémoire raisonné qu’on nous dit être fait sur la bonne jurisprudence touchant le fait et le droit.

 

          S’il y a quelque chose de nouveau, nous vous prions de vouloir bien en parler à MM. les conseillers Mignot et d’Hornoy, qui vous donneront sans doute les éclaircissements nécessaires.

 

          Nous vous recommandons à votre amitié et à votre bonté, étant très particulièrement, monsieur, vos très humbles et très obéissants serviteurs. J.L.-B. et compagnie (1).

 

 

1 – J.L. Boursier et compagnie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Aux eaux de Rolle, 15 Juillet 1766.

 

 

          La petite acquisition de mon cœur, que vous avez faite, monsieur, vous est bien confirmée. En vous remerciant des Ruines de la Grèce, que vous voulez bien m’envoyer. Vous voyez quelquefois dans Paris les ruines du bon goût et du bon sens, et vous ne verrez jamais que chez un petit nombre de sages les ruines que vous désirez de voir.

 

          Voici une relation qu’on m’envoie, dans laquelle vous trouverez un triste exemple de la décadence de l’humanité. On me mande que cette horrible aventure n’a presque point fait de sensation dans Paris. Les atrocités qui ne se passent point sous nos yeux ne nous touchent guère ; personne même ne savait la cause de cette funeste catastrophe. On ne pouvait pas deviner qu’un vieux élu, très réprouvé, amoureux, à soixante ans, d’une abbesse, et jaloux d’un jeune homme de vingt-deux ans, avait seul été l’auteur d’un événement si déplorable. Si sa majesté en avait été informée, je suis persuadé que la bonté de son caractère l’aurait portée à faire grâce.

 

          Voilà trois désastres bien extraordinaires, en peu d’années ; ceux des Calas, des Sirven, et de ces malheureux jeunes gens d’Abbeville. A quels pièges affreux la nature humaine est exposée ! Je bénis ma fortune, qui me fait achever ma vie dans les déserts des Suisses, où l’on ne connaît point de pareilles abominations. Elles mettent la noirceur dans l’âme. Les Français passent pour être gais et polis ; il vaudrait bien mieux passer pour être humains. Démocrite doit rire de nos folies ; mais Héraclite doit pleurer de nos cruautés. Je retournerai demain dans l’ermitage où vous m’avez vu, pour recevoir le prince de Brunswick. On le dit humain et généreux ; c’est le caractère des braves gens. Les robes noires, qui n’ont jamais connu le danger, sont barbares.

 

          Pardonnez à la tristesse de ma lettre, vous, monsieur, qui pensez comme le prince de Brunswick. Conservez-moi une amitié que je mérite par mon tendre et respectueux attachement pour vous.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Aux Eaux de Rolle, 18 Juillet 1766.

 

 

          Je ne sais où vous êtes, monseigneur ; mais quelque part que vous soyez, vous êtes compatissant et généreux : vous serez touché de cette relation qu’on m’a envoyée (1). Je suis persuadé que, si on avait été informé de l’origine de cette horrible aventure, on aurait fait quelque grâce. Cet élu d’Abbeville vous paraîtra un grand réprouvé. Il est seul la cause du désespoir de cinq familles, et il est lui-même au nombre de ceux qu’il a accablés par sa méchanceté. La peine de mort n’est point ordonnée par la loi, et le degré du châtiment est entièrement abandonné à la prudence des juges.

 

          Il y a plusieurs années qu’une profanation beaucoup plus sacrilège fut commise dans la ville de Dijon ; les coupables furent condamnés à six mois de prison, et à quatre mille livres envers les pauvres, payables solidairement. Les meilleurs jurisconsultes prétendent que, dans les délits qui ne traînent pas après eux des suites dangereuses, et dont la punition est arbitraire, il faut toujours pencher vers la clémence plutôt que vers la cruauté.

 

          Il est triste de voir des exemples d’inhumanité dans une nation qui recherche la réputation d’être douce et polie. Je sais bien qu’il n’y a point de remède aux choses faites ; mais j’ai cru que vous ne seriez pas fâché d’être instruit de ce qui a produit cette catastrophe épouvantable.

 

          Il est triste que l’amour en soit la cause : il n’est pas accoutumé, dans notre siècle, à produire de telles horreurs ; il me semble que vous l’aviez rendu plus humain.

 

          Continuez-moi vos bontés, et pardonnez-moi de ne vous pas écrire de ma main. Ma misérable santé est dans un tel état que je ne suis capable que de vous aimer, et de vous respecter jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

1 – Extrait d’une lettre d’Abbeville, du 7 Juillet.

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

«  Un habitant d’Abbeville, lieutenant de l’élection, riche, avare, et nommé Belleval, vivait dans la plus grande intimité avec l’abbesse de Vignancourt, fille de M. Brou, lorsque deux jeunes gentilshommes, parents de l’abbesse, nommés de La Barre, arrivèrent à Abbeville. L’abbesse les reçut chez elle, les logea dans l’intérieur du couvent, plaça, peu de temps après, l’aîné des deux frères dans les mousquetaires. Le plus jeune âgé de seize à dix-sept ans, toujours logé chez sa cousine, toujours mangeant avec elle, fit connaissance avec la jeunesse de la ville, l’introduisit chez l’abbesse ; on y soupait, on y passait une partie de la nuit.

 

Le sieur Belleval, congédié de la maison, résolut de se venger. Il savait que le chevalier de La Barre avait commis de grandes indécences, quatre mois auparavant, avec quelques jeunes gens de son âge mal élevés. L’un d’eux même avait donné, en passant, un coup de baguette sur un poteau auquel était attaché un crucifix de bois ; et quoique le coup n’eût été donné que par derrière, et sur le simple poteau, la baguette, en tournant, avait frappé malheureusement le crucifix. Il sut que ces jeunes gens avaient chanté des chansons impies, qui avaient scandalisé quelques bourgeois. On reprochait surtout au chevalier de La Barre d’avoir passé à trente pas d’une procession qui portait le saint-sacrement, et de n’avoir pas ôté son chapeau.

 

 

Belleval courut de maison en maison, exagérer l’indécence très répréhensible du chevalier et de ses amis. Il écrivit aux villes voisines ; le bruit fut si grand, que l’évêque d’Amiens se crut obligé de se transporter à Abbeville pour réparer le scandale par sa piété.

 

Alors on fit des informations, on jeta des monitoires, on assigna des témoins ; mais personne ne voulait accuser juridiquement de jeunes indiscrets dont on avait pitié. On voulait cacher leurs fautes, qu’on imputait à l’ivresse et à la folie de leur âge.

 

Belleval alla chez tous les témoins ; il les menaça, il les fit trembler ; il se servit de toutes les armes de la religion; enfin il força le juge d’Abbevile à le faire assigner lui-même en témoignage. Il ne se contenta pas de grossir les objets dans son interrogatoire, il indiqua les noms de tous ceux qui pouvaient témoigner ; il requit même le juge de les entendre. Mais ce délateur fut bien surpris lorsque le juge ayant été forcé d’agir et de rechercher les imprudents complices du chevalier de La Barre, il trouva le fils du délateur Belleval à la tête.

 

Belleval désespéré fit évader son fils avec le sieur d’Etallonde, fils du président de Bancour, et le jeune d’Ouville, fils du maire de la ville. Mais poussant jusqu’au bout sa jalousie et sa vengeance contre le chevalier de La Barre, il le fit suivre par un espion. Le chevalier fut arrêté avec le sieur Moisnel son ami. La tête leur tourna, comme vous le pouvez bien penser, dans leur interrogatoire. Cependant Moisnel répondit plus sagement que La Barre. Celui-ci se perdit lui-même ; vous savez le reste.

 

Je me trouvais samedi à Abbeville, où une petite affaire m’avait conduit, lorsque de La Barre et Moisnel, escortés de quatre archers, y arrivèrent de Paris, par une route détournée. Je ne saurais vous donner une juste idée de la consternation de cette ville, de l’horreur qu’on y ressent contre Belleval, et de l’effroi qui règne dans toutes les familles. Le peuple même trouve l’arrêt trop cruel ; il déchirerait Belleval ; il est sorti d’Abbeville, et on ne sait où il est.

 

NOTA BENE. Les accusés ont été condamnés par le parlement de Paris, en confirmation de la sentence d’Abbeville, à avoir la langue et le poing coupés, la tête tranchée, et à être jetés dans les flammes, après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire. Le chevalier de la Barre a été seul exécuté ; on continue le procès du sieur Moisnel. Plusieurs avocats ont signé une consultation par laquelle ils prouvent l’illégalité de l’arrêt. Il y avait vingt-cinq juges ; quinze opinèrent à la mort, et dix à une correction légère.

 

VARIANTE. « NOTA BENE. Le chevalier de La Barre a été condamné par le parlement de Paris en confirmation, etc… Le chevalier de La Barre a été exécuté. On a brûlé avec lui ses livres, qui consistaient dans les Pensées philosophiques de Diderot, le Sopha de Crébillon, des Lettres sur les miracles, le Dictionnaire philosophique, deux petits volumes de Bayle (*), un Discours de l’empereur Julien, grec et français ; un Abrégé de l’Histoire de l’Eglise de Fleury, et l’Anatomie de la messe (**). On continue le procès du sieur Moisnel. Les autres sont condamnés à être brûlés vifs. Plusieurs avocats ont signé, etc. »

 

* Extrait de Bayle, par Frédéric II. (G.A.)

 

** Ouvrage du seizième siècle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villevieille.

 

18 Juillet 1766.

 

 

          En vérité, monsieur, vous avez adouci mes maux et prolongé ma vie en me gratifiant de ces dix paquets de la poudre des chartreux. Je n’ai qu’une seule prise de la poudre des pilules de Prusse (1).

 

          Oui, sans doute, il faut faire une seconde édition de cet ouvrage, et il y en aura plus d’une. L’avant-propos est violent ; cet avant-propos est du roi ; il n’y a qu’une seule faute, mais elle est grave, et sera relevée par les ennemis de la raison. Il y parle d’une falsification d’un passage dans L’Evangile de Jean. L’on prétend que ce n’est point ce passage de l’Evangile qui a été falsifié, mais bien deux endroits d’une épître (2). Le corps de l’histoire est de l’abbé de Prades ; il a besoin de beaucoup de corrections et d’additions On m’a parlé de quelques autres ouvrages qui paraissent. Je remercie ceux qui nous éclairent ; mais je tremble pour eux, à moins qu’ils ne soient des rois de Prusse. La Relation que je vous envoie vous fera frémir comme moi : l’inquisition aurait été moins barbare.

 

          La postérité ne concevra pas comment les gentilshommes d’une province ont laissé immoler d’autres gentilshommes par des bourreaux, sur un arrêt de vingt-cinq bourreaux en robe, à la pluralité de quinze voix contre dix. C’était bien là le cas au moins de faire des représentations à ceux qui en font tous les jours de si violentes pour des sujets bien moins intéressants.

 

          Je souhaite passionnément, monsieur, d’avoir l’honneur de vous revoir. Je crois avoir retrouvé en vous un autre marquis de Vauvenargues. Vous me consolerez de sa perte, et des atrocités religieuses qu’on commet encore dans un siècle qui n’était pas digne de lui. Je vous attends, monsieur, avec l’attachement le plus tendre et le plus respectueux.

 

 

1 – L’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique. (G.A.)

2 – Les versets 7 et 8 du chapitre V de la première épître. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

19 Juillet 1766.

 

 

          Ce petit billet ouvert que je vous envoie, mon cher frère, pour Protagoras, est pour vous comme pour lui ; il est écrit dans l’amertume de mon cœur. Je crains que Protagoras ne soit trop gai au milieu des horreurs qui nous environnent. Le rôle de Démocrite est fort bon quand il ne s’agit que des folies humaines ; mais les barbaries font des Héraclites. Je ne crois pas que je puisse rire de longtemps. Je vous répète toujours la même chose, je vous fais toujours la même prière. La consultation en faveur de ces malheureux jeunes gens, et le mémoire des Sirven, ce sont là mes deux pôles. On m’assure que celui qui est mort n’avait pas dix-sept ans, cela redouble encore l’horreur.

 

          C’est aujourd’hui le jour où j’attends une de vos lettres. Si je n’en ai point, mon affliction sera bien cruelle ; mais si j’ai la consultation des avocats, je recevrai au moins quelque consolation. Je sais que c’est après la mort le médecin ; mais cela peut du moins sauver la vie à d’autres. L’assassinat juridique des Calas a rendu le parlement de Toulouse plus circonspect ; les cris ne sont pas inutiles, ils effraient les animaux carnassiers, au moins pour quelque temps.

 

          Adieu, mon cher frère ; je vous embrasse toujours avec autant de douleur que de tendresse.

 

 

 

 

 

 

 

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