CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 42

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 42

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DE VOLTAIRE.

 

Aux eaux de Rolle en Suisse, 23 de Juillet 1765.

 

 

          Oui, vraiment, je le connais, ce mufle de bœuf, et ce cœur de tigre, qui mérite par ses fureurs ce qu’il a fait éprouver à l’extravagance ; et vous voulez prendre le parti de rire, mon cher Platon ! il faudrait prendre celui de se venger, ou du moins quitter un pays où se commettent tous les jours tant d’horreurs. N’auriez-vous pas déjà lu la Relation ci-jointe ? Je vous prie de l’envoyer à frère Frédéric, afin qu’il accorde une protection plus marquée et plus durable à cinq ou six hommes de mérite qui veulent se retirer dans une province méridionale de ses Etats, et y cultiver en paix la raison, loin du plus absurde fanatisme qui ait jamais avili le genre humain, et loin des scélérats qui se jouent ainsi du sang des hommes. L’extrait de la première relation (1) est d’une vérité reconnue : je ne suis pas sûr de tous les faits contenus dans la seconde ; mais je sais bien qu’en effet il y a une consultation d’avocats, et si je puis, par votre moyen, parvenir à l’avoir, vous ferez une œuvre méritoire. Je sais que vous n’êtes pas trop lié avec le barreau ; mais voilà de ces occasions où il faut sortir de sa sphère. L’abbé Morellet, M. Turgot, pourraient vous procurer cette pièce. Vous pourriez me la faire tenir par Damilaville, qui la cherche de son côté.

 

          Pourquoi faut-il n’avoir que de telles armes contre des monstres qu’il faudrait assommer ! C’est bien dommage encore une fois, que Jean-Jacques soit un fou et un méchant fou ; sa conduite a fait plus de tort aux belles-lettres et à la philosophie, que le Vicaire savoyard ne leur fera jamais de bien.

 

          Non, encore une fois, je ne puis souffrir que vous finissiez votre lettre en disant, Je rirai. Ah ! mon cher ami, est-ce là le temps de rire ? riait-on en voyant chauffer le taureau de Phalaris ? Je vous embrasse avec rage.

 

 

1 – Voyez l’Extrait d’une lettre d’Abbeville, dans une note de la lettre à Richelieu, en date du 18 Juillet 1766. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

30 de Juillet 1765.

 

 

          Ma rage vous embrasse toujours tendrement, mon cher et aimable philosophe. Il m’a tant passé d’horreurs par les mains depuis quelques jours, que je ne sais plus ce que je vous ai écrit. Vous ai-je mandé que j’avais obtenu de frère Frédéric une gratification pour les Sirven ? Cette goutte de baume sur tant de blessures, faites à la raison et à l’innocence, m’a un peu soulagé, mais ne m’a pas guéri. Je suis honteux d’être aussi sensible et si vif à mon âge. Je m’afflige du tremblement de terre à Constantinople, tandis que vous examinez gaiement combien il faut de parties sulfureuses pour renverser une ville dont les dimensions sont données. Je pleure les gens dont on arrache la langue, tandis que vous vous servez de la vôtre pour dire des choses très agréables et très plaisantes. Vous digérez donc bien, mon cher philosophe, et moi je ne digère pas. Vous êtes encore jeune, et moi je suis un vieux malade ; pardonnez à ma tristesse. Je viens de voir dans la Gazette de France un article du tonnerre qui a pulvérisé une vieille femme, et le tonnerre n’est point tombé sur les juges d’Abbeville ! comment cela peut-il se souffrir ?

 

          Si vous savez quelque chose sur Polyeucte et Néarque (1), daignez m’en écrire un petit mot aux eaux de Rolle.

 

          J’ai vu le mémoire des huit avocats (2)  il dit peu de chose, il ne m’apprend rien, il me laisse dans ma rage.

 

          Les plénipotentiaires viennent de commencer leurs opérations à Genève, en déclarant Jean-Jacques Rousseau un calomniateur infâme. Un parti vient de faire un libelle abominable contre tous les particuliers de l’autre parti. On cherche à pendre l’auteur du libelle. Vernet a fait un nouveau mémoire, mais il ne trouve personne qui veuille l’imprimer ; les libraires y ont été déjà attrapés.

 

          Vivez gaiement mon grand philosophe ; mais pourquoi les gens qui pensent ne vivent-ils pas ensemble ?

 

 

1 – La Barre et d’Etallonde. (G.A.)

2 – Mémoire à consulter pour le sieur Moisnel et autres accusés, suivi d’une consultation, en date du 27 Juin 1766. Moisnel était un des coaccusés de La Barre. Voyez la lettre du 11 auguste. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

7 d’Auguste 1765.

 

 

          Vous pensez bien, mon vrai philosophe, que mon sang a bouilli quand j’ai lu ce mémoire écrit avec un cure-dent (1) ; ce cure-dent grave pour l’immortalité. Malheur à qui la lecture de cet écrit ne donne pas la fièvre ! il doit au moins faire mourir d’apoplexie le …, et le …, et le … N’admirez-vous pas les sobriquets que le sot peuple donne à de certaines gens ? C’est donc de tous les côtés à qui se couvrira d’horreur et d’infamie. Je vous plains d’être où vous êtes. Vous pouvez me dire, « Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies. »

 

          Vous avez des liens, des pensions ; vous êtes enchaîné ; pour moi, je mourrai bientôt, et ce sera en détestant le pays des singes et des tigres, où la folie de ma mère me fit naître, il y a bientôt soixante et treize ans. Je vous demande en grâce d’écrire de votre encre au roi de Prusse, et de lui peindre tout avec votre pinceau. J’ai de fortes raisons pour qu’il sache à quel point on doit nous mépriser. Un des plus grands malheurs des honnêtes gens, c’est qu’ils sont des lâches. On gémit, on se tait, on soupe, on oublie. Je vous remercie par avance des coups de foudre dont vous écrasez les jansénistes. Il est bon de marcher sur le basilic après avoir foulé le serpent. Donnez-vous le plaisir de pulvériser les monstres sans vous commettre. Genève est une pétaudière ridicule, mais du moins de pareilles horreurs n’y arrivent point. On n’y brûlerait pas un jeune homme pour deux chansons faites il y a quatre-vingts ans. Rousseau n’est qu’un fou et un plat monstre d’orgueil. Adieu ; je vous révère avec justice, et je vous aime avec tendresse.

 

          Gardons pour nous notre douleur et notre indignation ; gardons-nous le secret de nos cœurs.

 

 

1 – Le procureur-général au parlement de Renne, La Chalotais, ayant été enfermé dans la citadelle de Saint-Malo, écrivit deux mémoires justificatifs avec un cure-dent et de la suie délayée (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 11 d’Auguste.

 

 

          Il n’y a rien de nouveau, que je sache, mon cher et illustre maître, sur l’atroce et absurde affaire d’Abbeville. On dit seulement, mais ce n’est qu’un ouï-dire, que le jeune Moinel, qui était resté en prison et qui a seize ans, a été condamné, par les Torquemada d’Abbeville, à être blâmé : sur quoi je vous prierai d’abord d’observer la cruauté de ce jugement, qui déclare infâme un pauvre enfant digne tout au plus d’être fouetté au collège ; et puis de voir la singulière gradation du jugement que ces Busiris en robe, comme vous les appelez très bien, ont prononcé contre des jeunes gens tous également coupables ; le premier, brûlé vif ; le second, décapité ; le troisième, blâmé ; j’espère que le quatrième sera loué. Je ne veux plus parler de cette exécration, qui me rend odieux le pays où elle est commise.

 

          Vous saurez qu’il y a actuellement quatre-vingt-trois jésuites à Rennes, pas davantage, et que ces marauds, comme vous croyez bien, ne s’endorment pas dans l’affaire de M. de La Chalotais. Il est transféré à Rennes, et apparemment sera bientôt jugé. Son mémoire lui a concilié tout le public, et rend ses persécuteurs bien odieux. Laubardemont de Calonne (1) surtout (car on l’appelle ainsi) ne se relèvera pas de l’infamie dont il est couvert ; c’est ce que j’ai entendu dire aux personnes les plus sages et les plus respectables.

 

          Une autre sottise (car nous sommes riches en ce genre) qui occupe beaucoup le public, c’est la querelle de Jean-Jacques et de M. Hume. Pour le coup, Jean-Jacques s’est bien fait voir ce qu’il est, un fou et un vilain fou, dangereux et méchant, ne croyant à la vertu de personne, parce qu’il n’en trouve pas le sentiment au fond de son cœur, malgré le beau pathos avec lequel il en fait sonner le nom ; ingrat, et, qui pis est, haïssant ses bienfaiteurs (c’est de quoi il est convenu plusieurs fois lui-même), et ne cherchant qu’un prétexte pour se brouiller avec eux, afin d’être dispensé de la reconnaissance. Croiriez-vous qu’il veut aussi me mêler dans sa querelle, moi qui ne lui ai jamais fait le moindre mal, et qui n’ai jamais senti pour lui que de la compassion dans ses malheurs, et quelquefois de la pitié de son charlatanisme ? Il prétend que c’est moi qui ai fait la lettre sous le nom du roi de Prusse, où on se moque de lui. Vous saurez que cette lettre est d’un M. Walpole (2), que je ne connais même pas, et à qui je n’ai jamais parlé. Jean-Jacques est une bête féroce qu’il ne faut voir qu’à travers des barreaux, et toucher qu’avec un bâton. Vous ririez de voir les raisons d’après lesquelles il a soupçonné et ensuite accusé M. Hume d’intelligence avec ses ennemis. M. Hume a parlé contre lui en dormant ; il logeait à Londres, dans la même maison, avec le fils de Tronchin ; il avait le regard fixe, et surtout il a fait trop de bien à Rousseau pour que sa bienfaisance fût sincère. Adieu, mon cher maître ; que de fous et de méchants dans ce meilleur des mondes possibles !

 

          Je vous embrasse ex-animo.

 

 

1 – Vingt ans plus tard, ministre des finances. (G.A.)

2 – Horace Walpole, fils du fameux ministre anglais. Voyez la lettre supposée, dans les Mémoires secrets, 28 décembre 1765. (G.A.)

 

 

DE VOLTAIRE.

 

25 d’Auguste 1765.

 

 

          Le roi de Prusse, mon cher philosophe, me mande (1) qu’il aurait condamné ces cinq jeunes gens à marcher quinze jours chapeau bas, à chanter des psaumes, et à lire quelques pages de la Somme de saint Thomas. Gardez-vous bien de dire à qui il a écrit ce jugement de Salomon. Il faut qu’on tourne les yeux vers le Nord, le Midi n’a que des marionnettes barbares. Vous savez qu’on vient de donner en Scythie (2) le plus beau, le plus galant, le plus magnifique carrousel qu’on ait jamais vu ; mais on n’y a brûlé personne pour n’avoir pas ôté son chapeau. Je suis fâché que vous ne soyez pas là. Tout ce que j’apprends de votre pays fait hausser les épaules et bondir le cœur. Je crois que vous verrez bientôt le mémoire d’Elie de Beaumont en faveur des Sirven, et que vous en serez plus content que de celui des Calas.

 

          Je recommande les Sirven à votre éloquence. Parlez pour eux à ceux qui sont dignes que vous leur parliez ; échauffez les tièdes : c’est une belle occasion d’inspirer de l’horreur pour le fanatisme.

 

          Si vous avez oublié l’ami Vernet, voici une occasion de vous souvenir de lui. On dit que cette autre tête de bœuf dont la langue doit être fumée (3) mugit beaucoup contre moi. En avez-vous ouï dire quelque chose ? Je brave ses beuglements et ceux des monstres qui peuvent crier avec lui. J’ai peu de temps à vivre, mais je ne mourrai pas la victime de ces misérables. Je mourrai en souhaitant que la nature fasse naître beaucoup de Français comme vous, et qu’il n’y ait plus de Welches.

 

          Je voulais vous envoyer une facétie sur Vernet, je ne la retrouve point (4) ; la perte est médiocre.

 

          Ah ! mon cher maître ! que les philosophes sont à plaindre ! Leur royaume n’est pas de ce monde, et ils n’ont pas l’espérance de régner dans un autre.

 

          Monstres persécuteurs qu’on me donne seulement sept ou huit personnes que je puisse conduire et je vous exterminerai.

 

 

1 – Lettre du 7 auguste 1766. (G.A.)

2 – En Russie. Voyez aux ODES, Galimatias pindarique. (G.A.)

3 – Voyez les Déclarations qui suivent la Lettre curieuse. (G.A.)

4 – Lettre du 10 Juillet, adressée à Hume. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 29 d’auguste 1765.

 

 

          Je ne sais trop où vous prendre, mon cher maître, mais je vous écris à tout hasard à Ferney. M. le chevalier de Rochefort m’avait chargé d’un paquet pour vous, qui contenait le mémoire des avocats sur l’affaire d’Abbeville, et un petit mot de lettre ; mais, comme frère Damilaville me dit qu’il vous avait déjà envoyé le mémoire, j’ai gardé le paquet, que j’ai remis à M. le chevalier de Rochefort. Je ne sais rien de nouveau sur les suites de l’assassinat juridique commis à Abbeville par un arrêt des pères de la patrie, sinon que ces pères de la patrie en sont aujourd’hui l’excrément et les tyrans aux yeux de tous ceux qui ont conservé le sens commun. Ce qui occupe à présent nos Welches, ce sont deux affaires d’un genre fort différent, celle de M. de La Chalotais, et celle du trop fameux Jean-Jacques, qu’on punirait bien et qu’on attraperait bien en ne parlant point de lui. M. Hume vient de m’envoyer une longue lettre de ce drôle (1) (car il ne mérite pas d’autre nom) à qui excite tour à tour l’indignation et la pitié en la lisant ; c’est le commérage et le cailletage le plus plat, joint à la plus vilaine âme. Je crois qu’il serait bon qu’elle fût imprimée. Imaginez-vous que ce maraud m’accuse aussi d’être de ses ennemis moi qui n’ai d’autre reproche à me faire que d’avoir trop bien parlé et trop bien pensé de lui. Je l’ai toujours cru un peu charlatan, mais je ne le croyais pas un méchant homme. Je suis bien tenté de lui faire un défi public d’administrer les preuves qu’il a contre moi ; ce défi l’embarrasserait beaucoup : mais en vaut-il la peine ?

 

          A l’égard de M. de La Chalotais, il paraît que tous les gens du métier conviennent que toutes les règles ont été violées dans la procédure qu’on a faite contre lui, et que le roi, si plein de bonnes intentions, a été bien indignement et bien odieusement trompé dans cette affaire. Toute la France en attend la décision ; et, en attendant, ses persécuteurs sont l’objet de l’exécration publique. Adieu, mon cher maître ; la colère me rend malade, et m’empêche de vous en écrire davantage. Portez-vous bien, dormez (c’est ce que j’ai bien de la peine à faire), digérez de votre mieux (je ne parle pas de ce qui se fait, car cela est impossible à digérer), et surtout aimez-moi toujours.

 

 

1 – Lettre du 10 juillet, adressée à Hume. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

Ce 9 de septembre 1765.

 

 

          C’est en effet, mon cher et illustre maître, un jugement de Salomon que celui dont vous me parlez. Nos pères de la patrie sont à bien des siècles de ce jugement-là. Heureusement tous les magistrats ne sont pas aussi absurdes. La cour des aides, qui à la vérité est présidée par M. de Malesherbes, vient d’en donner la preuve. Un nommé Broutel (1), qui, avec les trois ou quatre marauds de la sénéchaussée d’Abbeville, avait principalement influé dans la condamnation de ces malheureux écervelés, a voulu être président de l’élection, qui est un autre tribunal, et qui, ainsi que toute la ville, a pris en horreur les juges de la sénéchaussée : l’élection n’en a point voulu ; il en a appelé à la cour des aides, qui, au rapport de M. Goudin, homme de mérite, instruit, et très éclairé, a débouté tout d’une voix ce maraud de sa demande. Cette aventure est une faible consolation pour les mânes du pauvre décapité, mais c’en est une pour les gens raisonnables qui ont encore leur tête sur leurs épaules. Je ne sais pas bien exactement si la tête de veau (2) a parlé contre vous à ses confrères les singes ; on prétend au moins qu’il a dit qu’il ne fallait pas s’amuser à brûler des livres, que c’était les auteurs que Dieu demandait en sacrifice : ces tigres voudraient encore nous ramener au temps des druides, qui offraient à leurs dieux des victimes humaines. Vous saurez pourtant que la plupart des conseillers de la classe du parlement de Paris sont honteux de ce jugement, que plusieurs en sont indignés, et le disent à très haute voix, entre autres le président comte abbé de Guébriant, qui regrette beaucoup de ne s’être pas trouvé ce jour-là à la grand’chambre, et qui est persuadé qu’il lui aurait épargné cette infamie. Vous saurez de plus qu’un conseiller de la Tournelle, de mes amis et de mes confrères dans l’Académie des sciences (3), a empêché, il y a peu de temps que la Tournelle ne rendît encore un jugement pareil dans une affaire semblable, et a fait mettre l’accusé hors de cour.

 

          Adieu, mon cher maître ; l’abbé de Laporte, qui fait un almanach des gens de lettres (4), m’a chargé de vous demander à vous-même votre article, contenant votre nom, les titres que vous voulez prendre, ceux de vos ouvrages que vous avouez, ceux même qu’on vous attribue, c’est-à-dire, que vous avez faits sans les avouer, etc. Iterum vale.

 

 

1 – Voyez l’Affaire La Barre. (G.A.)

2 – Toujours Pasquier. (G.A.)

3 – Dionis du Séjour. (G.A.)

4 – Autrement dit France littéraire. Laporte avait pour collaborateur Duport-Dutertre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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