CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 38

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 38

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à M. Lacombe.

 

22 Septembre (1).

 

 

          Vous êtes trop bon, monsieur, de m’envoyer toutes les feuilles ; on s’en rapporte entièrement à vous ; vous avez trop de goût, et vous écrivez trop bien pour ne pas faire une édition correcte. Mon ami est parti de chez moi ; ainsi vous n’aurez plus de changements. Vous pouvez continuer cette petite entreprise, sans vous gêner. Il vous prie seulement d’ajouter un petit mot dans la dernière scène ; c’est à ce couplet d’Octave :

 

Je suis le maître de son sort :

Si je n’étais que juge, il irait à la mort, etc.

 

Act. V, sc. V.

 

          Il faut mettre en titre :

 

OCTAVE (après un long silence.)

 

          M. Panckouke, votre confrère, qui me paraît un homme d’’esprit très instruit, m’a fait l’honneur de venir chez moi avec madame sa femme. J’en ai été fort content. Je voudrais bien que quelque jour vous en pussiez faire autant. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 24 Septembre 1766.

 

 

          Ennuyez-vous souvent, madame, car alors vous m’écrirez. Vous me demandez ce que je fais : j’embellis ma retraite, meuble de jolis appartements où je voudrais vous recevoir ; j’entreprends un nouveau procès dans le goût de celui des Calas, et je n’ai pas pu m’en dispenser, parce qu’un père, une mère, et deux filles, remplis de vertu, et condamnés au dernier supplice, se sont réfugiés à ma porte, dans les larmes et dans le désespoir.

 

          C’est une des petites aventures dignes du meilleur des mondes possibles. Je vous demande en grâce de vous faire lire le mémoire que M. de Beaumont a fait pour cette famille aussi respectable qu’infortunée. Il sera bientôt imprimé. Je prie M. le président Hénault de le lire attentivement.

 

          Vos suffrages serviront beaucoup à déterminer celui du public, et le public influera sur le conseil du roi. La belle âme de M. le duc de Choiseul nous protège ; je ne connais point de cœur plus généreux et plus noble que le sien ; car quoi qu’en dise Jean-Jacques, nous avons de très honnêtes ministres. J’aimerais mieux assurément être jugé par le prince de Soubise, et par M. le duc de Praslin, que par le parlement de Toulouse.

 

          Il faudrait, madame, que je fusse aussi fou que l’ami Jean-Jacques pour aller à Vesel. Voici le fait : Le roi de Prusse m’ayant envoyé cent écus d’aumône pour cette malheureuse famille des Sirven, et m’ayant mandé qu’il leur offrait un asile à Vesel ou à Clèves, je le remerciai comme je le devais ; je lui dis que j’aurais voulu lui présenter moi-même ces pauvres gens auxquels il promettait sa protection. Il lut ma lettre devant un fils de M. Tronchin, qui est secrétaire de l’envoyé d’Angleterre à Berlin. Le petit Tronchin, qui ne pense pas que j’ai soixante-treize ans, et que je ne peux sortir de chez moi, crut entendre que j’irais trouver le roi de Prusse ; il le manda à son père ; ce père l’a dit à Paris ; les gazetiers en ont beaucoup raisonnée ;

 

Et voilà….. comme on écrit l’histoire.

 

Charlot, act. I, sc V.

 

Puis fiez-vous à messieurs les savants.

 

La Pucelle, ch. X.

 

          Il faut que je vous dise, pour vous amuser, que le roi de Prusse m’a mandé qu’on avait rebâti huit mille maisons en Silésie. La réponse est bien naturelle : « Sire, on les avait donc détruites ; il y avait donc huit mille familles désespérées. Vous autres rois, vous êtes de plaisants philosophes ! »

 

          Jean-jacques du moins ne fait de mal qu’à lui, car je ne crois pas qu’il ait pu m’en faire ; et madame la maréchale de Luxembourg ne peut pas croire que j’aie jamais pu me joindre aux persécuteurs du Vicaire savoyard. Jean-Jacques ne le croit pas lui-même ; mais il est comme Chianpot-la-Perruque, qui disait que tout le monde lui en voulait.

 

          Savez-vous que l’horrible aventure du chevalier de La Barre a été causée par le tendre amour ? savez-vous qu’un vieux maraud d’Abbeville, nommé Belleval, amoureux de l’abbesse de Villancourt, et maltraité, comme de raison, a été le seul mobile de cette abominable catastrophe ? Ma nièce de Florian, qui a l’honneur de vous connaître, et dont les terres sont auprès d’Abbeville, est bien instruite de toutes ces horreurs ; elles font dresser les cheveux à la tête.

 

          Savez-vous encore que feu M. le dauphin, qu’on ne peut assez regretter, lisait Locke dans sa dernière maladie ? J’ai appris, avec bien de l’étonnement, qu’il savait toute la tragédie de Mahomet par cœur. Si ce siècle n’est pas celui des grands talents, il est celui des esprits cultivés.

 

          Je crois que M. le président Hénault a été aussi enthousiasmé que moi de M. le prince de Brunswick. Il y a un roi de Pologne philosophe (1) qui se fait une grande réputation. Et que dirons-nous de mon impératrice de Russie ?

 

          Je m’aperçois que ma lettre est un éloge de têtes couronnées ; mais, en vérité, ce n’est pas fadeur, car j’aime encore mieux leurs valets de chambre.

 

          Il m’est venu un premier valet de chambre du roi, nommé M. de La Borde, qui fait de la musique, et à qui M. le dauphin avait conseillé de mettre en musique l’opéra de Pandore. C’est de tous les opéras, sans exception, le plus susceptible d’un grand fracas. Faites-vous lire les paroles, qui sont dans mes Œuvres, et vous verrez s’il n’y a pas là bien du tapage.

 

          Je croyais que M. de La Borde faisait de la musique comme un premier valet de chambre en doit faire, de la petite musique de cour et de ruelle ; je l’ai fait exécuter : j’ai entendu des choses dignes de Rameau. Ma nièce Denis en est tout aussi étonnée que moi ; et son jugement est bien plus important que le mien, car elle est excellente musicienne.

 

          Vous en ai-je assez conté, madame ? vous ai-je assez ennuyée ? suis-je assez bavard ? Souffrez que je finisse en disant que je vous aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie, de tout mon cœur, avec le plus sincère respect.

 

 

1 – Stanislas Poniatowski. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

24 Septembre 1766.

 

 

          Je vous remercie, mon cher ami, mon cher frère, de votre noble et philosophique Déclaration (1) sur l’insolence de ce faussaire qui a fait imprimer ses sottises sous mon nom. La canaille littéraire est ce que je connais de plus abject dans le monde. L’auteur du Pauvre Diable a raison de dire qu’il fait plus de cas d’un ramoneur de cheminées, qui exerce un métier utile, que de tous ces petits écornifleurs du Parnasse. Il est bon de faire un petit ouvrage (2) qu’on insérera dans les journaux, et qui servira de préservatif contre plus d’une imposture.

 

          Un beau préservatif sera le factum de notre ami Elie. Vous ne m’avez point mandé si vous l’aviez lu. J’ai bien à cœur que l’ouvrage soit parfait. Un factum, dans une telle affaire, doit se faire lire avec le même plaisir qu’une tragédie intéressante et bien écrite. Il n’y a plus moyen de reculer sur M. Chardon ; je crois que M. le duc de Choiseul trouverait fort mauvais qu’après lui avoir demandé ce rapporteur, on en demandât un autre ; mais il faudra nécessairement tâcher de captiver M. Lenoir (3), qui est, dit-on, le meilleur criminaliste du royaume : sa voix sera d’un très grand poids ; et nous courons beaucoup de risque, s’il ne prend pas notre parti.

 

          Vous aurez incessamment toutes les choses que vous me demandez, mon cher ami. Il y a un nouveau livre, comme vous savez, de feu M. Boulanger (4). Ce Boulanger pétrissait une pâte que tous les estomacs ne peuvent pas digérer : il y a quelques endroits où la pâte est un peu aigre ; mais, en général, son pain est ferme et nourrissant. Ce M. Boulanger-là a bien fait de mourir, il y a quelques années, aussi bien que La Mettrie, Dumarsais, Fréret, Bolingbroke, et tant d’autres. Leurs ouvrages m’ont fait relire les écrits philosophiques de Cicéron ; j’en suis enchanté plus que jamais. Si on les lisait, les hommes seraient plus honnêtes et plus sages.

 

          Je me flatte que le petit ballot est parti. Mes compliments à l’auteur voilé du dévoilé. Je l’embrasse mille fois. Ecr. l’inf.

 

 

1 – Le Certificat. (G.A.)

2 – Voyez l’Appel au public. (G.A.)

3 – Alors maître des requêtes, plus tard lieutenant de police. (G.A.)

4 – Le Christianisme dévoilé, par d’Holbach. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

26 Septembre 1766.

 

 

          Mon cher ange, je vous supplie de présenter mes tendres respects à M. le duc de Praslin. Je suis pénétré des sentiments de bonté dont il veut toujours m’honorer. Je lui souhaite une santé affermie ; c’est la seule chose qui peut lui manquer, et c’est celle sans laquelle il n’y a point de bonheur.

 

          Il est vrai que j’ai un beau sujet (1) ; mais c’est une belle femme qui me tombe entre les mains, à l’âge de près de soixante-treize ans : je la donnerai à exploiter à quelque jeune homme. Je vous ai déjà dit que j’étais comme le chevalier Comdom, qui s’est fait une grande réputation pour avoir procuré du plaisir à la jeunesse, quand il ne pouvait plus en avoir.

 

          La Harpe et Chamfort viennent chez moi à la fin de l’automne, ainsi vous aurez deux tragédies : de quoi diable avez-vous à vous plaindre ?

 

          Je ne hais pas absolument les roués ; je trouve qu’ils se font lire, et qu’il n’y a pas un seul moment de langueur. Je trouve qu’elle est fortement écrite, et je crois même qu’elle ferait plaisir au théâtre, si mademoiselle Clairon jouait Fulvie ;  mademoiselle Lecouvreur, Julie ; Baron, Auguste ; et Lekain, Pompée. Il n’est pas mal d’ailleurs d’avoir une pièce dans ce goût, afin que tous les genres soient épuisés.

 

          A l’égard des ouvrages philosophiques tels que Cicéron, Lucrèce, Sénèque, Epictète, Pline, Lucien en faisaient contre les superstitions de leur temps, je ne me pique point d’imiter ces grands hommes. Vous savez que je ne fais aucun ouvrage dans ce goût  je vis chez les Welches, et non pas chez les anciens Romains. Je suis sur les frontières d’une nation qui sait par cœur Rose et Calas, et qui ne lit point le de Natura Deorum. La calomnie a beau m’imputer quelquefois des écrits pleins d’une sagesse hardie, qui n’est pas celle des Welches, mais qui est celle des Montaigne, des Charron, des La Mothe-le-Vayer, des Bayle, je défie qu’on me prouve jamais que j’aie la moindre part à ces témérités philosophiques. Il est vrai que j’ai été indigné de certaines barbaries welches ; mais je me suis consolé en songeant combien il y a de Français aimables, à la tête desquels vous êtes, avec l’hôte chez qui vous logez. Il n’y a point de mois où l’on ne voie paraître en Hollande tantôt un excellent ouvrage de Fréret (2), tantôt un moins bon, mais pourtant assez bon, de Boulanger (3) ; tantôt un autre éloquent et terrible de Bolingbroke (4). On a réimprimé le Vicaire savoyard, dégagé du fatras d’Emile, avec quelques ouvrages du consul de Maillet (5). Toute la jeunesse allemande apprend à lire dans ces ouvrages ; ils deviennent le catéchisme universel, depuis Bade jusqu’à Moscou. Il n’y a pas à présent un prince allemand qui ne soit philosophe. Je n’ai assurément aucune part dans cette révolution qui s’est faite depuis quelques années dans l’esprit humain. Ce n’est pas ma faute si ce siècle est éclairé, et si la raison a pénétré jusque dans les cavernes. J’achève paisiblement ma vie, sans sortir de chez moi ; je bâtis un village, je défriche des terres incultes, et je suis seulement fâché que le blé vaille actuellement chez nous quarante francs le setier. J’ai bâti une église et j’y entends la messe : je ne vois pas pourquoi on voudrait me faire martyr. On peut m’assassiner, mais on ne peut me condamner ; et d’ailleurs, quand on m’assassinerait à soixante-treize ans, j’aurais toujours probablement plus vécu que mes assassins, et j’aurais plus rendu de services aux hommes que maître Pasquier. Mais j’espère que cela n’arrivera pas, et je vous réponds que j’y mettrai bon ordre. J’ai peu de temps à vivre d’une manière ou d’autre ; je vivrai et je mourrai attaché à mon cher ange, avec mon culte ordinaire d’hyperdulie.

 

 

P.S. – Que dites-vous de madame la comtesse de Brionne, qui va des Pyrénées aux Alpes, comme on va de Versailles à Paris ? elle voulait venir incognito ; je l’en défie. Est-ce qu’elle serait philosophe ?

 

 

1 – Les Scythes.(G.A.)

2 – Examen critique des Apologistes de la religion chrétienne. (G.A.)

3 – Le Christianisme dévoilé. (G.A.)

4 – L’Examen important. (G.A.)

5 – Auteur du Telliamed. Voltaire le nomme par plaisanterie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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