CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 41
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DE VOLTAIRE.
26 de Juin 1765.
Mon digne et aimable philosophe, je l’ai vu, ce brave Mords-les, qui les a si bien mordus ; il est du naturel des vrais braves, qui ont autant de douceur que de courage ; il est visiblement appelé à l’apostolat. Par quelle fatalité se peut-il que tant de fanatiques imbéciles aient fondé des sectes de fous, et que tant d’esprits supérieurs puissent à peine venir à bout de fonder une petite école de raison ? c’est peut-être parce qu’ils sont sages ; il leur manque l’enthousiasme, l’activité. Tous les philosophes sont trop tièdes : ils se contentent de rire des erreurs des hommes, au lieu de les écraser. Les missionnaires courent la terre et les mers ; il faut au moins que les philosophes courent les rues ; il faut qu’ils aillent semer le bon grain de maison en maison. On réussit encore plus par la prédication que par les écrits des Pères. Acquittez-vous de ces deux grands devoirs, mon cher frère ; prêchez et écrivez, combattez, convertissez, rendez les fanatiques si odieux et si méprisables, que le gouvernement soit honteux de les soutenir.
Il faudra bien à la fin que ceux à qui une secte fanatique et persécutrice a valu des honneurs et des richesses se contentent de leurs avantages, qu’ils se bornent à jouir en paix, et qu’ils se défassent de l’idée de rendre leurs erreurs respectables. Ils diront aux philosophes : Laissez-nous jouir, et nous vous laisserons raisonner. On pensera un jour en France comme en Angleterre, où la religion n’est regardée par le parlement que comme une affaire de politique ; mais pour en venir-là, mon cher frère, il faut du travail et du temps.
L’Eglise de la sagesse commence à s’étendre dans nos quartiers, où régnait, il y a douze ans, le plus sombre fanatisme. Les provinces s’éclairent, les jeunes magistrats pensent hautement ; il y a des avocats-généraux qui sont des anti-Omer. Le livre attribué à Fréret, et qui est peut-être de Fréret, fait un bien prodigieux. Il y a beaucoup de confesseurs, et j’espère qu’il n’y aura point de martyrs. Il y a beaucoup de tracasseries politiques à Genève ; mais je ne connais pas de ville où il y ait moins de calvinistes que dans cette ville de Calvin. On est étonné des progrès que la raison humaine a faits en si peu d’années. Ce petit professeur de bêtises, nommé Vernet, est l’objet du mépris public. Son livre contre vous et contre les philosophes est le plus inconnu des livres, malgré la prétendue troisième édition. Vous sentez bien que la Lettre curieuse de Robert Covelle, que je vous ai envoyée, n’est calculée que pour le méridien de Genève, et pour mortifier ce pédant. Il a un frère qui possède une métairie dans ma terre de Tournay, il y vient quelquefois : je compte avoir le plaisir de le faire mettre au pilori dès que j’aurai un peu de santé ; c’est une plaisanterie que les philosophes peuvent se permettre avec de tels prêtres, sans être persécuteurs comme eux.
Il me semble que tous ceux qui ont écrit contre les philosophes sont punis dans ce monde : les jésuites ont été chassés ; Abraham Chaumeix s’est enfui à Moscou ; Berthier est mort d’un poison froid (1) ; Fréron a été honni sur tous les théâtres, et Vernet sera pilorié infailliblement.
Vous devriez, en vérité, punir tous ces marauds-là par quelqu’un de ces livres, moitié sérieux, moitié plaisants, que vous savez si bien faire. Le ridicule vient à bout de tout ; c’est la plus forte des armes, et personne ne la manie mieux que vous. C’est un grand plaisir de rire en se vengeant Si vous n’écrasez pas l’inf…, vous avez manqué votre vocation. Je ne peux plus rien faire. J’ai peu de temps à vivre : je mourrai, si je puis, en riant, mais à coup sûr en vous aimant.
1 – Plaisanterie. Voyez, aux FACÉTIES, la Relation de la prétendue mort de frère Berthier. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
1er de Juillet 1765.
Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit.
Oui, mon cher philosophe, ces deux mauvais vers sont de moi. Je suis comme l’évêque de Noyon (1) qui disait dans un de ses sermons : « Mes frères, je n’ai pris aucune des vérités que je viens de vous dire ni dans l’Ecriture, ni dans les Pères ; tout cela part de la tête de votre évêque. »
Je fais bien pis ; je crois que j’ai raison, et que le feu est précisément tel que je le dis dans ces deux vers. Votre Académie n’approuva pas mon idée, mais je ne m’en soucie guère. Elle était toute cartésienne alors, et on y citait même les petits globules de Malebranche ; cela était fort douloureux ; Je vous recommande, mon cher frère et mon maître, les Vernet dans l’occasion.
Vous m’enchantez de me dire que mademoiselle Clairon a rendu le pain bénit ; on aurait bien dû la claquer à Saint-Sulpice. Je m’y intéresse d’autant plus, moi qui vous parle, que je rends le pain bénit tous les ans, avec une magnificence de village que peut-être le marquis Simon le Franc n’a pas surpassée. Je suis toujours fâché que le puissant auteur de la belle Préface ait pris martre pour renard, en citant saint Jean (2). Les pédants tireront avantage de cette méprise, comme Cyrille se prévalut de quelques balourdises de l’empereur Julien ; et de là ils concluront que les philosophes ont toujours tort.
Nous aurons incessamment dans notre ermitage un prince (3) qui vaut un peu mieux que le protecteur (4) de Catherine Fréron.
Etes-vous homme à vous informer de ce jeune fou nommé M. de La Barre et de son camarade (5) qu’on a si doucement condamnés à perdre le poing, la langue, et la vie, pour avoir imité Polyeucte et Néarque ? On me mande qu’ils ont dit à leur interrogatoire qu’ils avaient été induits à l’acte de folie qu’ils ont commis par la lecture des livres des encyclopédistes.
J’ai bien de la peine à le croire ; les fous ne lisent point, et assurément nul philosophe ne leur aurait conseillé des profanations. La chose est importante. Tâchez d’approfondir un bruit si odieux et si dangereux.
M. le chevalier de Rochefort m’a bien consolé de tous les importuns qui sont venus me faire perdre mon temps dans ma retraite. Dieu merci, je ne les reçois plus ; mais quand il me viendra des hommes tels que M. le chevalier de Rochefort, qui me parleront de vous, mes moments seront bien employés avec eux. Je viens de voir aussi un M. Berthier (6), qui pense comme il faut ; il dit qu’il a eu le bonheur de vous voir quelquefois, et il ne m’en a pas paru indigne.
N’oubliez pas, je vous en supplie, Polyeucte et Néarque ; mais surtout mandez-moi si vous êtes dans une situation heureuse, et si vous vous consolez des niches qu’on fait tous les jours à la philosophie.
1 – Clermont-Tonnerre. (G.A.)
2 – Voyez, plus loin, la lettre du 18 Juillet. (G.A.)
3 – Le prince héréditaire de Brunswick. (G.A.)
4 – Le prince de Deux-Ponts. (G.A.)
5 – Voyez l’Affaire La Barre. (G.A.)
6 – Frère de Berthier le théologien. (K.)
DE D’ALEMBERT.
16 de Juillet 1765.
Avez-vous connu, mon cher maître, un certain M. Pasquier (1), conseiller de la cour, qui a de gros yeux, et qui est un grand bavard ? on a dit de lui que sa tête ressemblait à une tête de veau dont la langue était bonne à griller. Jamais cela n’a été plus vrai qu’aujourd’hui ; car c’est lui qui, par ses déclamations, a fait condamner à la mort des jeunes gens qu’il ne fallait mettre qu’à Saint-Lazarre. C’est lui qui a péroré, dit-on, contre les livres des philosophes, qu’il a pourtant dans sa bibliothèque, et qu’il lit même avec plaisir, comme le lui a reproché une femme de ma connaissance ; car il n’est point du tout dévot, et c’est lui qui du temps de M. de Machault (2) fit contre le clergé une assez plate levée de boucliers dans une assemblée de chambre. Quoi qu’il en soit, je ne sais ce que les jeunes écervelés condamnés par nosseigneurs ont dit à leur interrogatoire ; mais je sais bien qu’ils n’ont trouvé dans aucun livre de philosophie les extravagances qu’ils ont faites, extravagances au reste qui ne méritaient qu’une correction d’écoliers ; car le plus âgé n’a pas vingt-deux ans, et le plus jeune n’en a que seize. On vous aura sans doute envoyé le bel arrêt qui les condamne, arrêt digne du siècle du roi Robert. Vous verrez la belle Kyrielle des crimes qu’on leur reproche, et qui ne sont que des sottises de jeunes gens libertins et échauffés par la débauche. En vérité, il est abominable de mettre à si bon marché la vie des hommes. Il y a ici un religieux italien (3), homme d’esprit et de mérite, qui ne revient point de cette atrocité, et qui dit qu’à l’inquisition de Rome ces jeunes fous auraient tout au plus été condamnés à un an de prison. Au reste, le seul de ces jeunes gens qui ait été exécuté, car les autres sont en fuite, est mort avec un courage, ou, ce qui est encore mieux, un sang-froid digne d’une meilleure tête. Il a demandé du café en disant qu’il n’y avait pas à craindre que cela l’empêchât de dormir. Le bourreau a voulu se joindre au confesseur pour l’exhorter. Il a prié le bourreau de se borner à son ministère ; il lui a seulement recommandé de ne le point faire souffrir, et de lui bien placer la tête ; et ses derniers mots, étant à genoux et les yeux bandés, ont été : Suis-je bien comme cela ? Vous savez qu’on a brûlé, conjointement avec lui, le Dictionnaire philosophique, où il n’a assurément rien trouvé de toutes les platitudes dont on l’accuse, d’avoir passé devant une procession sans ôter son chapeau, d’avoir dit des grossièretés sur des burettes, d’avoir donné des coups de canne à un crucifix de bois, et autres sottises semblables. Je ne veux plus parler de tout cet auto-da-fé si honorable à la nation française, car cela me donne de l’humeur, et je ne veux que me moquer de tout.
Frère Mords-les est arrivé, il y a deux jours, enchanté du séjour qu’il a fait chez le respectable patriarche des Alpes. Il dit qu’il vous a trouvé plongé dans les lectures les plus édifiantes, entouré de Bibles et de pères de l’Eglise, et qu’il vous a procuré un grande secours, celui d’une Concordance de la Bible, ouvrage de génie, dont il dit que vous n’aviez jamais entendu parler. Pour moi, il y a longtemps que j’avais l’honneur de connaître cette rapsodie digne de Pasquier-Quesnel et de Pasquier tête-de-veau.
J’oubliais vraiment de vous parler d’une grande nouvelle ; c’est la brouillerie de Jean-Jacques et de M. Hume. Je me doutais bien qu’ils ne seraient pas longtemps amis ; le caractère féroce de Jean-Jacques ne le permettait pas, mais je ne m’attendais pas à la noirceur dont M. Hume l’accuse. Vous savez sans doute de quoi il s’agit. M Hume a demandé une pension du roi d’Angleterre pour Rousseau, du consentement de ce dernier ; il l’a obtenue avec beaucoup de peine ; il s’est pressé de lui écrire cette bonne nouvelle ; Rousseau lui a répondu en l’accablant d’injures : qu’il ne l’avait amené en Angleterre que pour le déshonorer, qu’il ne voulait ni de la pension du roi, ni de l’amitié de M. Hume, et qu’il renonçait à tout commerce avec lui. On peut dire de M. Hume, comme dans la comédie : « Voilà un bourgeois bien payé de ses bons services. » Ce qu’il y a de fâcheux pour Jean-Jacques, c’est que tous les gens raisonnables croiront M. Hume, quand il dit qu’il avait le consentement de Rousseau pour cette pension ; mais Rousseau le niera, et il trouvera aussi des gens qui le croiront ; car je gagerais bien qu’il n’a pas donné son consentement par écrit. Il paraît que son plan a été de laisser agir M. Hume, en lui donnant un simple consentement verbal, et de refuser ensuite la pension avec éclat, pour se faire des amis dans le parti de l’opposition ; se mettant peu en peine de compromettre M. Hume envers le roi et envers la nation, pourvu que Jean-Jacques ait des partisans, et fasse parler de lui. Le bon M. Hume dit avoir des preuves que depuis deux mois Rousseau méditait de lui jouer ce tour.
Il se prépare à donner toute cette histoire au public. Que de sottises vont dire à cette occasion tous les ennemis de la raison et des lettres ! les voilà bien à leur aise : car ils déchireront infailliblement ou Rousseau ou M. Hume, et peut-être tous les deux.
Pour moi, je rirai, comme je fais de tout, et je tâcherai que rien ne trouble mon repos et mon bonheur. Adieu, mon maître.
P.S. – J’oubliais de vous dire un mot de Socin Vernet ; j’en aurai soin, ne vous mettez pas en peine. Cela ne m’empêche pas de vous le recommander. J’espère le rendre ridicule sous tous les méridiens.
1 – C’est le père du duc Pasquier. Le tribunal révolutionnaire le condamna à mort, floréal an II. (G.A.)
2 – Voyez, le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXVI. (G.A.)
3 – Le nonce du pape. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
18 de Juillet 1765.
Frère Damilaville vous a communiqué sans doute la Relation d’Abbeville (1), mon cher philosophe. Je ne conçois pas comment des êtres pensants peuvent demeurer dans un pays de singes qui deviennent si souvent tigres. Pour moi, j’ai honte d’être même sur la frontière. En vérité voici le temps de rompre ses liens, et de porter ailleurs l’horreur dont on est pénétré. Je n’ai pu parvenir à recevoir la consultation des avocats vous l’avez vue, sans doute, et vous avez frémi. Ce n’est plus le temps de plaisanter ; les bons mots ne conviennent point aux massacres. Quoi ! des Busiris en robe font périr dans les plus horribles supplices des enfants de seize ans ! et cela malgré l’avis de dix juges intègres et humains : et la nation le souffre ! A peine en parle-t-on un moment, on court ensuite à l’opéra-comique ; et la barbarie, devenue plus insolente par notre silence, égorgera demain qui elle voudra juridiquement, et vous surtout, qui aura élevé la voix contre elle deux ou trois minutes. Ici Calas roué, là Sirven pendu, plus loin un bâillon dans la bouche d’un lieutenant-général ; quinze jours après, cinq jeunes gens condamnés aux flammes pour des folies qui méritaient Saint-Lazare. Qu’importe l’avant-propos du roi de Prusse ! Apporte-t-il le moindre remède à ces maux exécrables ? est-ce là le pays de la philosophie et des agréments ? c’est celui de la Saint-Barthélemy. L’inquisition n’aurait pas osé faire ce que des juges jansénistes viennent d’exécuter. Mandez-moi, je vous en prie, ce qu’on dit du moins, puisqu’on ne fait rien. C’est une misérable consolation d’apprendre que des monstres sont abhorrés ; mais c’est la seule qui reste à notre faiblesse, et je vous la demande. M. le prince de Brunswick est outré d’indignation, de colère et de pitié. Redoublez tous ces sentiments dans mon cœur par deux mots de votre main, que vous enverrez par la petite poste à frère Damilaville. Votre amitié et celle de quelques êtres pensants est le seul plaisir auquel je puisse être sensible.
La méprise de l’avant-propos consiste en ce qu’on suppose que ces paroles, In principio erat, etc., ont été falsifiées. Ce sont les deux passages sur la trinité, qui ont été interpolés dans l’épître de Jean. Quelle pitié que tout cela ? on perd à déterrer des erreurs un temps qu’on emploierait peut-être à découvrir des vérités.
N.B. – Le théologien Vernet s’est plaint au conseil de Genève qu’on se moquait de lui ; le conseil lui a offert une attestation de vie et de mœurs, comme quoi il n’avait pas volé sur les grands chemins, ni même dans la poche. Cette dernière partie de l’attestation paraissait bien hasardée.
1 – Voyez l’Affaire La Barre. (G.A.)