CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 40
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 3 de Mars 1765.
Il y a un siècle, mon cher et illustre maître, que je ne vous ai demandé de vos nouvelles et donné des miennes. Vous voulez savoir comment je me porte ? médiocrement, avec un estomac qui a bien de la peine à digérer : ce que je fais ? bien des choses à la fois, géométrie, philosophie, et littérature ; je travaille à la dioptrique (non pas à celle de l’abbé de Molières, qui prouvait par la dioptrique la vérité de la religion chrétienne), à différents éclaircissements que je prépare sur mes éléments de philosophie, et dans lesquels je touche délicatement à des matières délicates ; à un supplément assez intéressant pour l’ouvrage sur la Destruction des jésuites ; enfin à quelques autres broutilles ; voilà mes occupations. Vous voulez savoir si j’irai m’établir en Prusse ? non, assurément ; ni ma santé, ni mon amour pour l’indépendance, ni mon attachement pour mes amis, ne me le permettent : si je resterai à Paris ? oui, tant que j’y serai forcé par mon peu de fortune, qui me rend nécessaire l’assiduité aux Académies. Mais si je devenais plus à mon aise, j’irais m’enfermer dans quelque campagne, où je vivrais seul, heureux, et affranchi de toute espèce de contrainte. Vous devez juger par cette manière de penser que je suis bien éloigné du mariage, quoique les gazettes m’aient marié. Eh ! mon Dieu ! que deviendrais-je avec une femme et des enfants ? La personne à laquelle on me marie (dans les gazettes) est à la vérité une personne respectable par son caractère (1), et faite, par la douceur et l’agrément de sa société, pour rendre heureux un mari ; mais elle est digne d’un établissement meilleur que le mien, et il n’y a entre nous ni mariage, ni amour, mais de l’estime réciproque, et toute la douceur de l’amitié. Je demeure actuellement dans la même maison qu’elle, où il y a d’ailleurs dix autres locataires ; voilà ce qui a occasionné le bruit qui a couru. Je ne doute pas d’ailleurs qu’il n’ait été appuyé par madame du Deffant, à laquelle on dit que vous écrivez de belles lettres (je ne sais pas pourquoi). Elle sait bien qu’il n’en est rien de mon mariage ; mais elle voudrait faire croire qu’il y a autre chose. Une vieille et infâme catin comme elle ne croit pas aux femmes honnêtes ; heureusement elle est bien connue, et crue comme elle le mérite.
Je ne sais pas si le ministre dont vous parlez est tel que vous dites ; ce que je sais, c’est qu’à la mort de Clairaut il a mieux aimé partager entre deux ou trois polissons une pension que Clairaut avait sur la marine que de me la donner (2), quoique je fusse seul en état de remplacer Clairaut. Il est vrai que je ne l’ai pas demandée ; j’étais trop sûr d’être refusé, et je ne me plains, ni ne m’étonne qu’on ne soit pas venu me chercher ; mais je suis sûr qu’on lui a parlé de moi, et qu’il a donné à d’autres ; ce qui prouve, comme on dit, la bonne amitié des gens. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. On dit que le professeur Euler quitte Berlin (3) : j’en serais fâché ; c’est un homme fort maussade, mais un très grand géomètre. Nous sommes accablés d’oraisons funèbres (4) faites par des évêques et des abbés. Dieu veuille que l’Europe, la philosophie, et les lettres, ne fassent la vôtre de longtemps.
1 – Mademoiselle de Lespinasse. (G.A.)
2 – Choiseul était alors ministre de la guerre et de la marine. (G.A.)
3 – Il retournait à Saint-Pétersbourg. (G.A.)
4 – Le dauphin venait de mourir. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 11 de mars 1765.
Ce n’est point un jésuite, mon cher et illustre ami, qui vous remettra cette lettre de ma part ; quelque aguerri que vous deviez être à voir cette robe, puisque vous en nourrissez un depuis dix ans, je ferais scrupule de vous surcharger de pareille marchandise. Ce n’est donc point un jésuite, mais beaucoup mieux à tous égards, que je vous prie de recevoir et d’accueillir ; c’est un barnabite italien, nommé le père Frisi (1), mon ami depuis longtemps, et digne d’être le vôtre, grand géomètre qui a remporté plusieurs prix dans les plus célèbres académies de l’Europe, excellent philosophe, malgré sa robe, et dont je vous annonce d’avance que vous serez très content. Il s’en retourne à Milan, où il est professeur de mathématiques, après avoir passé près d’un an à Paris, aimé et estimé de tous nos amis communs. Avant que de rentrer dans le séjour de la superstition autrichienne et espagnole, il a désiré d’en voir le fléau, qui n’est pas fait pour faire peur à mon barnabite Il a voulu voir mieux encore, l’ornement et la gloire de la littérature française, ou plutôt européenne ; car un homme tel que vous n’appartient pas au pays des Welches, où il est persécuté, tandis qu’on l’admire ailleurs. Le père Frisi a pour compagnon de voyage un jeune seigneur milanais de beaucoup d’esprit, que je vous recommande ainsi que lui. Je me flatte, mon cher philosophe, que vous voudrez bien les recevoir l’un et l’autre comme deux personnes de beaucoup de mérite, et pour lesquelles j’ai beaucoup d’amitié et d’estime. Adieu, mon cher maître, je vous embrasse de tout mon cœur. Si vous avez besoin d’indulgences, mes deux voyageurs pourront vous en ménager, car ils ont quelque crédit à la cour du saint père, qui, par parenthèse, pourrait bientôt faire banqueroute ; ainsi, ceux qui veulent des absolutions doivent se dépêcher. Iterum vale et me ama.
1 – Né en 1728, mort en 1784. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
12 de Mars 1765.
Mon très cher philosophe, si vous vous étiez marié, vous auriez très bien fait ; et, en ne vous mariant pas, vous ne faites pas mal ; mais, de façon ou d’autre, faites-nous des d’Alembert. C’est une chose infâme que les Fréron pullulent, et que les aigles n’aient point de petits. Je me doute bien que votre dioptrique ne ressemble pas à celle de l’abbé Molières ; vous n’êtes pas fait pour voir les choses comme lui.
Si vous avez quelque air d’un Molière, c’est de Jean-Baptiste Poquelin ; vous en avez la bonne plaisanterie, et je crois qu’il y paraîtra dans le petit supplément que vous préparez pour ces renards de jésuites et pour ces loups de jansénistes.
C’est assurément un grand malentendu qu’un ministre qui a beaucoup d’esprit n’ait pas été au-devant de votre mérite, et qu’il ait laissé cet honneur aux étrangers. Je crois qu’il avait grande envie de se raccommoder avec vous ; mais vous n’êtes pas homme à faire les avances. Je sers actuellement mon quartier de Tirésie. Mes fluxions sur les yeux me mettent hors d’état d’écrire, et je pourrais bien être aveugle encore quelques semaines. Nous avons ici M. de Chabanon, il est musicien, poète, philosophe, et homme d’esprit ; il fait de vous le cas qu’il doit en faire (1). Nous avons tous été fort contents de la réponse de notre protecteur (2) à messieurs du parlement ; cette pièce nous a paru noblement pensée et noblement écrite ; et, si l’auteur n’était pas notre protecteur, je le voudrais pour notre confrère (3).
Je me flatte que votre ami M. de La Chalotais (4) sortira brillant comme un cygne de la bourbe où on l’a fourré ; il a trop d’esprit pour être coupable.
Vous savez que le parlement d’Angleterre a révoqué son timbre ; je ne pense pas qu’il raccommode celui de Jean-Jacques. Adieu, mon très cher philosophe ; je me flatte que la personne avec qui vous vivez est philosophe aussi, et je fais des vœux pour que le nombre s’en augmente. Ne m’oubliez pas auprès de M. Turgot, s’il est à Paris. Je me sens beaucoup de tendresse pour les penseurs.
1 – C’est d’Alembert qui avait parlé de lui pour la première fois à Voltaire. (G.A.)
2 – Louis XV. C’est la réponse du 3 mars. Le roi y affirmait son autorité. (G.A.)
3 – Cette lettre de Voltaire à d’Alembert courut manuscrite, et les Mémoires secrets signalèrent cette dernière phrase. (G.A.)
4 – C’est le fameux procureur-général du parlement de Rennes. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
13 de Juin 1765.
Vous aurez pu savoir, mon cher philosophe, par la Lettre de Covelle (1), quelle a été l’absurde insolence du nommé Vernet, digne professeur en théologie. Je sais que vous dédaignerez à Paris les coassements des grenouilles du lac de Genève ; mais elles se font entendre chez toutes les grenouilles presbytériennes de l’Europe, et il est bon de les écraser en passant.
Je ne sais pas qui sont les auteurs qui travaillent actuellement au Journal encyclopédique ; ce journal est très maltraité dans le libelle du professeur. Voyez si vous pouvez lui faire donner quelques coups de fouet dans ce journal. Pour moi, je me dispose à faire une justice exemplaire de la personne dudit huguenot lorsqu’il viendra sur mes terres catholiques. Je ne souffrirai pas qu’il attaque impunément notre saint père le pape, et vous, et frère Hume, et frère Marmontel, et même faux frère Rousseau, et la comédie.
Vous avez peut-être vu le livre attribué à Fréret (2), qu’on dit être d’un capitaine au régiment du roi. Ce capitaine est plus savant que dom Calmet, et a autant de logique que Calmet avait d’imbécillité. Ce livre doit faire un très grand effet ; j’en suis émerveillé, et j’en rends grâces à Dieu. Vous souciez-vous beaucoup du bâillon de Lally, et de son gros cou que le fils aîné de monsieur l’exécuteur a coupé fort maladroitement pour son coup d’essai ? Je connaissais beaucoup cet Irlandais (3), et j’avais eu même avec lui des relations fort singulières en 1746. Je sais bien que c’était un homme très violent, qui trouvait aisément le secret de se faire haïr de tout le monde ; mais je parierais mon petit coup qu’il n’était point traître. L’arrêt ne dit point qu’il ait été concussionnaire. Cet arrêt lui reproche vaguement des vexations, et ce mot de vexations est si indéterminé, qu’il ne se trouve chez aucun criminaliste.
La France est le seul pays où les arrêts ne soient point motivés. Les parlements crient contre le despotisme ; mais ceux qui font mourir des citoyens sans dire précisément pourquoi sont assurément les plus despotiques de tous les hommes.
Savez-vous quand finira l’assemblée du clergé et quand on débitera l’Encyclopédie ? j’imagine qu’elle paraîtra quand l’assemblée sera disparue.
Est-il vrai qu’on fait beaucoup de niches à mademoiselle Clairon ? est-il vrai qu’on fait ce qu’on peut pour trouver admirable une nouvelle actrice (4) par qui ont prétend qu’elle sera remplacée ?
Vous avez lu sans doute, en son temps, la Prédication de l’abbé Coyer (5). Ne trouvez-vous pas qu’il prend bien son temps pour louer Genève ? La moitié de la ville voudrait écraser l’autre, et les deux moitiés sont bien basses et bien sottes devant les médiateurs. Adieu, mon très cher et très aimable philosophe ; quand vous aurez un moment de loisir, répondez à mes questions et aimez-moi.
Croyez-vous que la Préface de l’Abrégé de l’histoire de l’Eglise (5) soit de mon ancien disciple ?
1 – Voyez OPUSCULES LITTÉRAIRES. (G.A.)
2 – Examen critique des apologistes de la religion chrétienne, dont le véritable auteur est Levesque de Burigny. (G.A.)
3 – Voyez notre Notice en tête des Fragments sur l’Inde. (G.A.)
4 –Mademoiselle Sainval aînée. (G.A.)
5 – Brochure moitié scientifique, moitié burlesque. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 26 de juin 1765.
Je savais bien, mon cher et illustre maître, que le nommé Vernet, au cou tord, ou tors (1), avait publié incognito des lettres contre vous, contre moi et contre bien d’autres ; mais j’ignorais qu’il voulût les ressusciter ; elles étaient si bien mortes, ou plutôt elles étaient mortes-nées. Quoi qu’il en soit, j’aurai soin de ce jésuite presbytérien, et je ne manquerai pas de lui dire un mot d’honnêteté à la première occasion ; mais un mot seulement, parce qu’il n’en mérite pas davantage, et que je ne veux pas tout à fait demeurer en reste avec un honnête prêtre comme lui : Ne prosùs insalutatumm dimittam.
A propos de latin, quoique cela ne vienne pas à ce que nous disons, dites-moi, je vous prie (j’ai besoin de le savoir, et pour cause), si c’est vous, comme je le crois, qui avez fait les deux vers latins qui sont à la tête de votre Dissertation sur le feu (2), et si le second est cuncta fovet ou cuneta parit.
J’ai actuellement entre les mains le livre de Fréret, ou, si vous le voulez, d’un capitaine au régiment du roi, ou de qui il vous plaira. Si ce capitaine était au service de notre saint-père le pape, je doute qu’il le fît cardinal, à moins que ce ne fût pour l’engager à se taire ; car ce capitaine est un vrai cosaque, qui brûle et qui dévaste tout. C’est dommage que l’assemblée du clergé finisse, elle aurait beau jeu pour demander que le capitaine Fréret fût mis au conseil de guerre pour être ensuite livré au bras séculier, et traité suivant la douceur des ordonnances de notre mère la sainte Eglise.
Quoi qu’il en soit, ce livre est, à mon avis, un des plus diaboliques qui aient encore paru sur ce sacré sujet, parce qu’il est savant, clair et bien raisonné. On dit qu’il y a un curé de village d’auprès de Besançon (3) qui y avait fait une réponse, mais que, toutes réflexions faites, on l’a prié de la supprimer, parce que la défense était beaucoup plus faible que l’attaque.
Le bâillon de Lally a révolté jusqu’à la populace, et l’énoncé de l’arrêt a paru bien absurde à tous ceux qui savent lire. Je suis persuadé, comme vous, que Lally n’était point traître, car l’arrêt n’aurait pas manqué de le dire ; et, trahir les intérêts du roi, ne signifie rien, puisque c’est trahir les intérêts du roi que de frauder quelques sous d’entrée, ce qui, à mon avis, ne mérite pas la corde. Je crois bien que ce Lally était un homme odieux, un méchant homme, si vous voulez, qui méritait d’être tué par tout le monde, excepté par le bourreau. Les voleurs du Canada étaient bien plus dignes de la hart ; mais ils avaient des parents premiers commis, et Lally n’avait pour parents que des prêtres irlandais, à qui il ne reste d’autres consolations que de dire force messes pour lui. Quoi qu’il en soit, qu’il repose en paix, et que ses respectables juges nous y laissent !
Je n’ai point vu l’actrice nouvelle par qui on prétend que mademoiselle Clairon sera remplacée ; mais j’entends dire qu’elle a en effet beaucoup de talent, d’âme et d’intelligence, qu’elle n’a que des défauts qui se perdent aisément, mais qu’elle a toutes les qualités qui ne s’acquièrent point. Pour mademoiselle Clairon, elle a absolument quitté le théâtre, et a très bien fait ; il faut en ce monde-ci avoir le moins de tyrans qu’il est possible, et il ne faut pas rester dans un état que tout concourt à avilir. Elle a pourtant joué dans une maison particulière le rôle d’Ariane, pour le prince de Brunswick, qui en a été enchanté. Ce prince de Brunswick a été ici fort goûté et fort fêté de tout le monde, et il le mérite. Il y a un gros prince de Deux-Ponts qui a commandé dans la dernière guerre l’armée de l’Empire, et qui durant la paix protège Fréron et autres canailles.
Ledit prince trouve mauvais qu’on accueille le prince de Brunswick, et qu’on ne le regarde pas, lui gros et grand seigneur, héritier de deux électorats, et surtout, comme vous voyez, amateur des gens de mérite ; c’est que, par malheur, le prince de Brunswick a de la gloire, et que le gros prince de Deux-Ponts n’en a point.
Oui, j’ai lu, dans son temps, la Prédication de l’abbé Coyer, et je crois qu’après la prédication même c’est un des livres les plus inutiles qui aient été faits.
Je crois aussi que la Préface de l’Histoire de l’Eglise est de votre ancien disciple ; il y a des erreurs de fait, mais le fond est bon. Quant à l’ouvrage, il est maigre, mais il est aisé de lui donner de l’embonpoint dans une seconde édition : et c’est un corps de bon tempérament qui ne demande qu’à devenir gros et gras. Je présume qu’il le deviendra ; la carcasse est faite, il n’y a plus qu’à la couvrir de chair. Dans ces sortes d’ouvrages, c’est beaucoup que d’avoir le cadre, et un nom tel que celui-là à mettre au bas, parce qu’on n’ose pas brûler, à peine de ridicule, les cadres qui portent des noms pareils.
Adieu, mon cher et illustre maître, vous devez avoir vu l’abbé Morellet, ou Mords-les, qui sûrement ne vous aura point mordu, et que vous aurez bien caressé, comme il le mérite. Vous avez vu aussi M. le chevalier de Rochefort (4), qui est un galant homme, et qui m’a paru aussi enchanté de la réception que vous lui avez faite qu’il l’est peu du séjour de Versailles et de la société des courtisans. Iterum vale. Je vous embrasse de tout mon cœur. Réponse, je vous prie, sur les deux vers latins, j’en suis un peu pressé. J’oubliais de vous dire que mademoiselle Clairon a déjà rendu le pain bénit ; voilà ce que c’est que de quitter le théâtre.
1 – Par de Prades. La Préface est bien de Frédéric II. (G.A.)
2 – Voyez une note de la Lettre curieuse de Covelle. (G.A.)
3 – Bergier, principal du collège de Besançon, et curé de Flangebouche. (G.A.)
4 – Il avait fait paraître au mois de mai les six premiers chants de l’Iliade en vers français. (G.A.)