CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 39

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 39

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DE VOLTAIRE.

 

18 de Septembre 1765.

 

 

          Mon cher et digne philosophe, vous avez donc enfin votre pension. Vous avez sans doute bien remercié de la manière galante dont on vous l’a donnée. On ne peut rien ajouter à la promptitude et à la bonne grâce qu’on a mises dans cette affaire.

 

          M. le marquis d’Argence, d’Angoulême, m’a envoyé une lettre que vous lui avez écrite ; c’est un homme plein de zèle pour la bonne cause, et qui a pris avec zèle le parti des Calas contre Fréron. J’ai bien de la peine à décider quel est le plus méprisable d’Aliboron ou de Jean-Jacques ; je crois seulement Jean-Jacques plus fou et non moins coquin. Promettre d’écrire contre Helvétius pour être reçu à la communion est une bassesse incroyable.

 

          Je crois que vous aurez mademoiselle Clairon au mois d’octobre ; mais je ne crois pas qu’elle reparaisse sur le théâtre des Welches. J’aime tous les jours de plus en plus mon philosophe Damilaville ; Tronchin lui a donné la fièvre pour le guérir. Je souhaite qu’il soit longtemps entre ses mains, et je voudrais bien vous tenir avec lui ; vous trouveriez Genève bien changée ; la raison y a fait des progrès dont on ne se doutait pas. Calvin n’y sera bientôt regardé que comme un cuistre intolérant.

 

          Conservez bien votre santé ; jouissez de l’étonnante révolution qui se fait partout dans les esprits, et vivez pour éclairer les hommes.

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

Ce 7 d’Octobre 1765.

 

 

          Vous avez donc cru, mon cher maître, ainsi que frère Damilaville, que j’avais enfin ma pension ; détrompez-vous : il est vrai que l’Académie a fait en ma faveur une seconde démarche encore plus authentique et plus marquée, puisqu’elle ne l’a faite que d’après une lettre du ministre qui lui demandait une seconde fois son avis sur ce sujet, imaginant apparemment qu’elle serait assez absurde pour en changer. Elle a répondu comme Cinna (acte II, scène II) :

 

Le même que j’avais et que j’aurai toujours ;

 

Et, depuis le 14 d’auguste, qu’elle a fait cette réponse, le ministre n’a encore rien dit. Il est vrai qu’il a eu le poing coupé (1), et c’est une raison ; mais il s’est passé trois semaines et davantage entre la lettre de l’Académie et la coupure de son poing. Ce poing d’ailleurs n’est que le poing gauche, et on dit qu’il recommence à signer du droit. Nous verrons s’il en fera usage à ma satisfaction. Quoi qu’il en soit, je viens d’envoyer au Journal encyclopédique une petite lettre fort simple à ce sujet où je dis simplement les faits sans me plaindre de personne.

 

          En vérité, si vous ne m’assuriez ce que vous m’apprenez de Rousseau, j’aurais peine à le croire. Quoi ! il a promis d’écrire contre Helvétius pour être admis à la communion huguenote ! En vérité cela est incroyable. C’est bien le cas de dire comme Pourceaugnac : « Voilà bien des raisonnements pour manger un morceau. »

 

          J’imagine que vous avez encore frère Damilaville, et je vous en fais mon compliment à l’un et à l’autre. Ma santé serait passable si je dormais mieux ; il faut espérer que cela reviendra. Je suis actuellement dans les embarras et les dépenses d’un emménagement qui me donne beaucoup d’ennui et d’impatience ; c’est ce qui fait que je ne vous dis que deux mots.

 

          Adélaïde a eu beaucoup de succès, et continue à en avoir. Vous avez très bien fait de redonner la pièce sous son ancien nom. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse mille fois.

 

 

1 – M. de Saint-Florentin, depuis duc de La Vrillière, avait eu le poignet emporté d’un coup de fusil à la chasse. (K.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

16 d’Octobre 1765.

 

 

          Mon cher et vrai et grand philosophe, madame de Florian (1), qui retourne à Paris, vous dira combien vous êtes aimé à Ferney, et combien l’injustice qu’on vous fait nous a paru welche ; mais, en récompense, on dit qu’on donne une pension à l’auteur du Siège de Calais et à ceux du Journal chrétien. Il y a des choses bien humiliantes dans l’espèce humaine ; mais il n’y en a point de plus honteuse que de voir continuellement les arts jugés par des Midas.

 

          Votre aventure fait tort à la nation, ou plutôt à ceux qui la gouvernent par leurs premiers commis. Je rougis quand je songe qu’on vous a refusé chez vous la vingtième partie de ce qu’on vous a offert dans les pays étrangers. Le mérite, les talents, la réputation, seront-ils donc regardés comme les ennemis de l’Etat ?

 

          Quoi ! vous ne voulez pas croire que Jean-Jacques, pour avoir la sainte communion huguenote, a promis, page 90 (2), « de s’élever clairement contre l’ouvrage infernal De l’Esprit, qui, suivant le principe détestable de son auteur, prétend que sentir et juger sont une seule et même chose, ce qui est évidemment établir le matérialisme. » Cela est écrit et signé de la main de Jean-Jacques (3), et frère Damilaville vous apporte l’exemplaire d’où ces belles paroles sont tirées. En vérité les Welches valent encore mieux que les Génevois. Vous êtes un peu vengé à présent de ces déistes honteux ; les prêtres sont dans la boue, et les citoyens dans un orage. Le conseil et les bourgeois sont divisés plus que jamais, et je crois que le conseil a tort, parce que des magistrats veulent toujours étendre leur pouvoir, et que le peuple se borne à ne vouloir pas être opprimé. Au milieu de toutes ces querelles, l’inf… est dans le plus profond mépris. On commence de tous côtés à ouvrir les yeux. Il y a certains livres dont on n’aurait pas confié le manuscrit à ses amis, il y a quarante ans, dont on fait six éditions en dix-huit mois. Bayle paraît aujourd’hui beaucoup trop timide. Vous sentez bien que le fanatisme écume de rage, à mesure que le jour de la raison commence à luire. J’espère que du moins cette fois-ci les parlements combattront pour la philosophie sans le savoir. Ils sont forcés de soutenir les droits du roi contre les usurpations des évêques. On ne s’était pas douté que la cause des rois fût celle des philosophes ; cependant il est évident que des sages, qui n’admettent pas deux puissances, sont les premiers soutiens de l’autorité royale. La raison dit que les prêtres ne sont faits que pour prier Dieu ; les parlements sont en ce point d’accord avec la raison.

 

Grâce aux préventions de leur esprit jaloux,

Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous (4).

 

          J’ai passé des jours délicieux avec frère Damilaville, et je voudrais vivre et mourir entre vous et lui. Ne pouvant remplir ce désir, je souhaite au moins que les sages de Paris soient unis entre eux.

 

          Cinq ou six personnes de votre trempe suffiraient pour faire trembler l’inf… et pour éclairer le monde. C’est une pitié que vous soyez dispersés sans étendard et sans mot de ralliement. Si jamais vous faites quelque ouvrage en faveur de la bonne cause, frère Damilaville me le fera tenir avec sûreté ; vous ne serez point compromis par des bavards, comme vous l’avez été.

 

          On mettra le nom de feu M. Boulanger à la tête de l’ouvrage. Vous êtes comptable de votre temps à la raison humaine. Ayez l’inf… en exécration, et aimez-moi ; comptez que je le mérite par les sentiments que j’aurai pour vous jusqu’au jour où je rendrai mon corps aux quatre éléments, ce qui arrivera bientôt, car j’ai une faiblesse continue, avec des redoublements.

 

 

1 – Nièce de Voltaire, ci-devant madame de Fontaine. (G.A.)

2 – C’est la page d’un recueil des lettres de Montmolin et de Rousseau que Voltaire donne ici. (G.A.)

3 – C’est inexact. Rousseau ne s’est expliqué, avons-nous dit, que verbalement. (G.A.)

4 – Racine, Britanicus. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 9 Novembre 1765.

 

 

          Vous avez dû recevoir la lettre où je vous parlais de la souscription des Calas ; on m’a envoyé de plusieurs endroits le discours prétendu de M. Castilhon (1). Je ne peux croire qu’un magistrat ait prononcé un discours si peu mesuré. Il y a des choses vraies : on aura sans doute brodé le fond. Trop de véhémence nuit quelquefois à la meilleure cause ; et, comme dit fort bien Arlequin, le lavement trop chaud rejaillit au nez de celui qui le donne.

 

          M. Tronchin n’a point reçu de courrier de Fontainebleau, comme on le disait ; et je vois toujours qu’on fait M. le dauphin plus malade qu’il ne l’est. Le public est exagérateur, et ne voit jamais en aucun genre les choses comme elles sont. Il est vrai que les médecins en usent de même, ainsi que les théologiens. La plupart de ces messieurs ne voient la vérité ni ne la disent.

 

          Si vous voyez M. Thomas, je vous prie de l’assurer que je lui ai dit la vérité quand je lui ai écrit. Madame la duchesse d’Enville m’a fait l’honneur de me parler de la lettre d’un évêque grec (2) ; je ne l’ai point encore vue ; c’est apparemment quelque plaisanterie ; car tout est à la grecque à présent. L’impératrice de Russie m’a envoyé une belle boite d’or tout à la grecque.

 

          Adieu, mon cher ami : je suis accablé de lettres cette poste.

 

 

1 – Discours de M. Le Blanc de Castilhon, avocat-général du parlement de Provence, le jour de la rentrée de cette cour, le 1er octobre 1765, au palais d’Aix. Ce discours, plein de hardiesses philosophiques, fit un scandale tel que son auteur fut obligé de le désavouer. Voyez les Mémoires secrets, 10 et 25 Octobre 1765. (G.A.)

2 – Mandement de l’archevêque de Novogorod. Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 22 Novembre 1765.

 

 

          On a enfin accordé, mon cher maître, non à mes sollicitations, car je n’en ai fait aucune, mais aux démarches réitérées de l’Académie, aux cris du public, et à l’indignation de tous les gens de lettres de l’Europe, la magnifique pension de trois à quatre cents livres (car elle ne sera pas plus forte pour moi) qu’on jugeait à propos de me faire attendre depuis six mois. Vous croyez bien que je n’oublierai de ma vie cet outrage atroce et absurde ; je dis cet outrage, car le délai m’a plus offensé que n’aurait fait un prompt refus qui m’aurait vengé en déshonorant ceux qui me l’auraient fait. Vous avez pu voir dans le Journal encyclopédique la petite lettre que j’y ai fait insérer ; elle fait un contraste bien ridicule (et bien avilissant pour ceux qui en sont l’objet) avec l’article du même journal mis en note au bas de cette lettre. Si jamais j’ai été tenté de prendre mon parti, je puis vous dire que je l’ai été vivement dans cette occasion. Le roi de Prusse me mettait bien à mon aise par les propositions qu’il me faisait ; mais j’ai résolu de ne me mettre jamais au service de personne, et de mourir libre comme j’ai vécu. On dit que Rousseau va à Potsdam (1) : je ne sais si la société du roi de Prusse sera de son goût ; j’en doute, d’autant plus qu’il s’en faut de beaucoup que ce prince soit enthousiaste de ses ouvrages. Quant à moi, tout ce que je désirerais, ce serait d’être assez riche pour pouvoir me retirer dans une campagne, où je me livrerais en liberté à mon goût pour l’étude, qui est plus grand que jamais. L’affaiblissement de ma santé, les visites à rendre et à recevoir, la sujétion des Académies, auxquelles malheureusement ma subsistance est attachée, me rendent la vie de Paris insupportable. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que je ne vois nul moyen de parvenir à cet heureux état ; il mettrait le comble à mon indépendance, pour laquelle j’ai plus de fureur que jamais. J’ai fait un supplément à la Destruction des jésuites (2), où les jansénistes, les seuls ennemis qui nous restent, sont traités comme ils le méritent ; mais je ne sais ni quand, ni où, ni comment je dois le donner. Je voudrais bien servir la raison, mais je désire encore plus d’être tranquille. Les hommes ne valent pas la peine qu’on prend pour les éclairer ; et ceux mêmes qui pensent comme nous, nous persécutent. Adieu, mon cher maître, je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Il alla en Angleterre. (G.A.)

2 – Lettre à M***. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

20 de Janvier 1766.

 

 

          Mon grand philosophe, mon frère et mon maître, vous êtes un sage, et Jean-Jacques est un fou ; il a été fou à Genève, à Paris, à Motiers-Travers, à Neuchâtel ; il sera fou en Angleterre, à Port-Mahon, en Corse, et mourra fou. Or la folie fait grand tort à la philosophie, et c’est de quoi j’ai le cœur navré.

 

          Je vous envoie les plats vers dont vous me parlez (1) ; ils sont encore moins plats que tous ceux qu’on a faits et fera sur ce sujet. Mon maudit aumônier, ex-jésuite imbécile, les avait portés à Genève, et on les a imprimés. J’ai retiré les exemplaires que j’ai pu trouver, parce que je ne veux pas qu’on me reproche d’avoir préféré Henri IV à saint-Geneviève. Henri IV n’a fait que sauver le royaume ; il n’a été que l’exemple des rois ; et sainte Geneviève, qui servait un boulanger, le vola à bonne intention. J’avoue donc mon extrême faute d’avoir donné la préférence à mon Henri sur ma Geneviève. Brûlez mes vers, et qu’il n’en soit plus parlé.

 

          Quoi donc ! est-ce que frère Damilaville ne vous a pas dit qu’un certain duc, ministre (2), avait sollicité votre pension, ne sachant pas si elle était forte ou faible ? Il faut pourtant que vous le sachiez ; il faut que vous sachiez encore que, tout duc et tout ministre qu’il est, il a fait de très belles et très généreuses actions. Il a eu le malheur de protéger Palissot, j’en conviens ; mais Palissot était le fils d’un homme qui avait fait les affaires de sa maison en Lorraine.

 

          Le grand point, c’est que les sages ne soient pas persécutés, et certainement ce ministre ne sera jamais persécuteur. Dieu nous préserve des bigots ! ce sont ces montres-là qui sont à craindre.

 

          Vous ne me mandez point ce que vous faites, où vous êtes, comment va votre santé, si vous êtes content, si vous resterez à Paris, si vous travaillez à quelque ouvrage ; je m’intéresse pourtant très vivement à tout cela.

 

          Les tracasseries de Genève m’amusent ; mais je suis si malade qu’elles ne m’amusent guère. Je m’en vais mon grand chemin de l’autre monde, ce pays dont jamais aucun voyageur n’est revenu, comme dit Gilles Shakespeare. Faut-il que je meure sans savoir au juste si Poissonnier (3) a dessalé l’eau de la mer ? cela serait bien cruel. Adieu ; je ne sais qui avait plus raison de Démocrite ou d’Héraclite dans le meilleur des mondes possibles. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

1 – L’Epître à Henri IV. (G.A.)

2 – Choiseul. (G.A.)

3 – Voltaire se moque en maints endroits de ce savant et de son projet. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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