CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 34

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 34

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. Deodati de Tovazzi.

 

A Ferney, 9 Septembre 1766.

 

 

          Vous souviendrez-vous, monsieur, qu’à l’occasion de votre Dissertation sur la langue italienne, j’eus l’honneur de recevoir quelques lettres de vous et de vous répondre (1) ? On vient d’imprimer une de mes lettres à Amsterdam, sous le nom de Genève, dans un recueil de deux cents pages.

 

          Ce recueil contient plusieurs de mes lettres, presque toutes entièrement falsifiées. Celle que je vous adressai de Ferney, le 24 de janvier 1761, est défigurée d’une manière plus maligne et plus scandaleuse que les autres. On y outrage indignement un général d’armée (2), ministre d’Etat, dont le mérite est égal à la naissance. Il est, ce me semble, de votre intérêt, monsieur, du mien et de celui de la vérité, de confondre une si horrible calomnie. Voici comme je m’explique sur la valeur de ce général :

 

          « Nous exprimerions encore différemment l’intrépidité tranquille que les connaisseurs admirèrent dans le petit-neveu du héros de la Valteline, etc. »

 

          Voici comme l’éditeur a falsifié ce passage :

 

          « Nous exprimerions encore différemment l’intrépidité tranquille que quelques prétendus connaisseurs admirèrent dans le plus petit-neveu du héros de la Valteline, lorsque ayant vu son armée en déroute par la terreur panique de nos alliés à Rosbach, qui causa pourtant la nôtre, ce petit-neveu ayant aperçu, etc. »

 

          Cet article, aussi insolent que calomnieux, finit par cette phrase non moins falsifiée : « Il eut encore le courage de soutenir tout seul les reproches amers et intarissables d’une multitude toujours trop tôt et trop bien instruite du mal et du bien. »

 

          Une telle falsification n’est pas la négligence d’un éditeur qui se trompe, mais le crime d’un faussaire qui veut à la fois décrier un homme respectable et me nuire. Il vous nuit à vous-même, en supposant que vous êtes le confident de ces infamies. Vous ne refuserez pas sans doute de rendre gloire à la vérité. Je crois nécessaire que vous preniez la peine de me certifier que ce morceau de ma lettre, depuis ces mots, nous exprimerions, jusqu’à ceux-ci, du mal et du bien, n’est point dans la lettre que je vous écrivis, qu’il y est absolument contraire et falsifié de la manière la plus lâche et la plus odieuse. Je recevrai, avec une extrême reconnaissance, cette justice que vous me devez ; et le prince qui est intéressé à cette calomnie sera instruit de l’honnêteté et de la sagesse de votre conduite, dont vous avez déjà donné des preuves (3).

 

          Recevez celles de mon estime, et de tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre du 24 Janvier 1761. (G.A.)

2 – M. le prince de Soubise. (K.)

3 – Le certificat de M. de Tovazzi a été imprimé dans les journaux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le duc de la Vallière.

 

9 Septembre 1766.

 

 

          M. le chevalier de Rochefort, monsieur le duc, ranime ma très languissante vieillesse, en m’apprenant que vous me conservez toujours vos anciennes bontés. J’en suis d’autant plus flatté, qu’on prétend que vous abandonnez vos anciens protégés, Champs, Montrouge, et votre belle collection de livres rares et inlisibles. On dit que vous achetez la cabane de Jansen, dont vous allez faire un palais délicieux, selon votre généreuse coutume. Si les bâtiments, les jardins, la chasse, les bibliothèques choisies, éprouvent votre inconstance, les hommes ne l’éprouvent pas. Vos goûts peuvent avoir de la légèreté, mais votre cœur n’en a point. Vous allez devenir un vrai philosophe ; j’entends, s’il vous plaît, philosophe épicurien. Le jardin de Jansen, qui n’était qu’un potager, deviendra sous vos mains le vrai jardin d’Epicure. Vous vous écarterez tout doucement de la cour, et vous n’en serez que plus heureux en vivant pour vous et pour vos amis : ce qui est au fond la véritable vie.

 

          Vous souvenez-vous, monsieur le duc, d’une lettre que j’eus l’honneur de vous écrire, il y a quelques années (1), sur ce M. Urceus Codrus, que nous avions pris pour un prédicateur ? On vient d’imprimer un recueil de quelques-unes de mes lettres, dans lequel ce rogaton est inséré. On m’y fait dire que vous avez délivré les sermones festivi, au lieu de déterré les sermones festivi. On y prétend qu’un marchand a fait la comédie de la Mandragore, et marchand est là pour Machiavel. Ces inepties assez nombreuses ne sont pas la seule falsification dont on doive se plaindre : on a interpolé dans toutes ces lettres des articles très impertinents et très insolents.

 

          Jugez, si on imprime aujourd’hui de tels mensonges, quand ils sont aisés à découvrir, quelle était autrefois la hardiesse des copistes, lorsqu’il était très malaisé de découvrir leurs impostures. On a fait de tout temps ce qu’on a pu pour tromper les hommes ; encore passe si on se bornait à les tromper ; mais on fait quelquefois des choses plus affreuses et plus barbares (2) sur lesquelles je garde le silence.

 

          Comme je suis mort pour les plaisirs, je dois l’être aussi pour les horreurs ; et j’oublie ce que la nation peut avoir de frivole et d’exécrable, pour ne me souvenir que d’un cœur aussi généreux que le vôtre, et pour vous souhaiter toute la félicité que vous méritez. J’ai peu de temps à végéter encore sur ce petit tas de boue ; je ne regretterai guère que vous et le petit nombre de personnes qui vous ressemblent. Vos bontés seront ma plus chère consolation, jusqu’au moment où je rendrai mon existence aux quatre éléments. Agréez mon très tendre respect.

 

 

1 – En avril 1761. (G.A.)

2 – Allusion à la mort de La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Blin de Sainmore.

 

A Ferney, le 9 Septembre 1766.

 

 

          Vous m’avez écrit quelquefois, monsieur, et je vous ai répondu autant que ma santé et la faiblesse de mes yeux ont pu le permettre. Je me souviens que je vous envoyai, en 1762 (1), des vers fort médiocres, en échange des vers fort bons que vous m’aviez adressés.

 

          On me mande qu’un homme de lettres, nommé M. Robinet, actuellement en Hollande, a rassemblé plusieurs de mes lettres toutes défigurées, parmi lesquelles se trouve ce petit billet en vers dont je vous parle. Vous me feriez plaisir, monsieur, de m’instruire de la demeure de M. Robinet, qu’on m’a dit être connu de vous. Je vous prie aussi de me dire quand nous aurons le Racine, pour lequel j’ai souscrit entre vos mains. Je suis bien vieux et bien malade, et je crains de mourir avant d’avoir vu cette justice rendue à celui que je regarde comme le meilleur de nos poètes. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Ou plutôt en 1761. Voyez aux STANCES. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Du 10 Décembre 1766.

 

 

          Je vous prie, mon cher ami, d’envoyer ce petit billet chez M. de Beaumont. Il m’est venu aujourd’hui deux Hollandais ; j’ai cru que c’étaient les vôtres, mais j’ai été bien vite détrompé. Oh ! que je voudrais, mon cher ami, vous tenir avec Tonpla ! je suis accablé des idées les plus tristes. Les injures des hommes ne doivent pas vous rendre plus gai. Nous gémirions ensemble, et ce serait une consolation pour nous deux.

 

          Ecrivez-moi vite pour désavouer l’imposture de ce malheureux Robinet. Bonsoir, mon ami. Supportons la vie comme nous pourrons.

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

10 Septembre 1766 (1).

 

 

          J’avais exécuté, mon cher monsieur, les ordres que vous m’aviez donnés dans votre première lettre, et j’avais déjà demandé M. Chardon. Lorsque votre contrordre est venu. Il n’y a rien de gâté. J’attendrai vos dernières résolutions pour agir. Madame la duchesse d’Enville demandera le rapporteur que vous voudrez.

 

          Je vous répéterai toujours que je m’intéresse à votre gloire autant qu’aux Sirven. Je suis persuadé que votre mémoire fera le plus grand effet, et qu’il se débitera avec plus de succès qu’un roman nouveau. Le temps des vacances est précisément celui qui convient à cette affaire. Celle qui regarde le bien de madame votre femme est pour moi d’une plus grande importance ; il me semble qu’il s’agit pour vous d’un bien considérable. Si je vous ai déjà dit que c’est Cicéron qui plaide pour sa maison, je vous le répète.

 

          Permettez que je vous embrasse sans les cérémonies que l’amitié ne connaît pas. Je n’ose en dire autant à madame de Beaumont ; il faut un peu plus de respect avec les dames.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

13 Septembre 1766.

 

 

          J’ai toujours oublié de demander à mes anges s’ils avaient reçu une visite de M. Fabry, maire de la superbe ville de Gex, syndic de nos puissants états, subdélégué de monseigneur l’intendant, et sollicitant les suprêmes honneurs de la chevalerie de Saint-Michel. Je lui avais donné un petit chiffon de billet pour vous, à son départ de Gex pour Paris, et j’ai lieu de croire qu’il ne vous l’a point rendu. Je vous supplie, mes divins anges, de vouloir bien m’en instruire.

 

          Il doit vous être parvenu un petit paquet sous l’enveloppe de M. de Courteilles. Il contient un Commentaire du livre italien des Délits et des Peines. Ce commentaire est fait par un avocat de Besançon, ami intime comme moi de l’humanité. J’ai fourni peu de chose à cet ouvrage, presque rien ; l’auteur l’avoue hautement, et en fait gloire, et se soucie d’ailleurs fort peu qu’il soit bien ou mal reçu à Paris, pourvu qu’il réussisse parmi ses confrères de Franche-Comté, qui commencent à penser. Les provinces se forment ; et si l’infâme obstination du parlement visigoth de Toulouse contre les Calas fait encore subsister le fanatisme en Languedoc, l’humanité et la philosophie gagnent ailleurs beaucoup de terrain.

 

          Je ne sais si je me trompe, mais l’affaire des Sirven me paraît très importante. Ce second exemple d’horreur doit achever de décréditer la superstition. Il faut bien que tôt ou tard les hommes ouvrent les yeux. Je sais que les sages qui ont pris leur parti n’apprendront rien de nouveau ; mais les jeunes gens, flottants et indécis, apprennent tous les jours, et je vous assure que la moisson est grande d’un bout de l’Europe à l’autre. Pour moi, je suis trop vieux et trop malade pour me mêler d’écrire ; je reste chez moi tranquille. C’est en vain que des bruits vagues et sans fondement m’imputent le Dictionnaire philosophique, livre, après tout, qui n’enseigne que la vertu. On ne pourra jamais me convaincre d’y avoir part. Je serai toujours en droit de désavouer tous les ouvrages qu’on m’attribue ; et ceux que j’ai faits sont d’un bon citoyen. J’ai soutenu le théâtre de France pendant plus de quarante années ; j’ai fait le seul poème épique tolérable qu’on ait dans la nation. L’histoire du Siècle de Louis XIV n’est pas d’un mauvais compatriote. Si on veut me prendre pour cela, j’avertis messieurs qu’ils n’y réussiront pas, et que je vivrai toujours, en dépit d’eux, plus agréablement qu’eux. Mais, pour persécuter un homme légalement, il faut du moins quelques preuves commencées, et je défie qu’on ait contre moi la preuve la plus légère. Je m’oublie moi-même à présent, pour ne songer qu’aux Sirven ; le plaisir de les servir me console. Je n’étais point instruit de la manière dont il fallait s’y prendre pour demander un rapporteur ; je croyais qu’on le nommait dans le conseil du roi ; c’est la faute de M. de Beaumont de ne m’avoir pas instruit. J’écris à madame la duchesse d’Enville, qui est actuellement à Liancourt, pour la supplier de demander M. Chardon à M. le vice-chancelier. M. de Beaumont insiste sur M Chardon. Pour moi, j’avoue que tout rapporteur m’est indifférent. Je trouve la cause des Sirven si claire, la sentence si absurde, et toutes les circonstances de cette affaire si horribles, que je ne crois pas qu’il y eût un seul homme au conseil qui balançât un moment.

 

          Il faut vous dire encore que le parlement de Toulouse persiste à condamner la mémoire de Calas. Il a préféré l’intérêt de son indigne amour-propre à l’honneur d’avouer sa faute et de la réparer. Comment voudrait-on que les Sirven, condamnés comme les Calas, allassent se remettre entre les mains de pareils juges ? la famille s’exposerait à être rouée. Nous comptons sur le suffrage de mes divins anges, sur leur protection, sur leur éloquence, sur le zèle de leurs belles âmes : je ne saurais leur exprimer mon respect et ma tendresse.

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article