CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 36
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
25 de Mars 1765.
Mon cher philosophe, utile et agréable au monde, sachez que votre ouvrage est comme vous, et qu’aucun enfant n’a jamais si bien ressemblé à son père. Sachez que dès qu’il parut dans Genève entre les mains de quelques amis, tous dirent : Il écrit comme il parle ; le voilà, je crois l’entendre. Quand on l’avait lu, on le relisait ; on en cite tous les jours des passages. J’écrivis à mon ami M. de Cideville que je le croyais déjà répandu à Paris ; je lui parlai du plaisir qu’il aurait à le lire, et je lui recommandai dans deux lettres consécutives de ne vous point nommer, précaution, entre nous, fort inutile : il est impossible qu’on ne vous devine pas à la seconde page. Vous aurez à la fois le plaisir de jouir du succès le plus complet, et de nier que vous ayez rendu ce service au public, devant les fripons et les sots qui ne méritent pas même la peine que vous prenez de vous moquer d’eux.
Je suis très fâché de n’avoir point encore appris que le roi ait dédommagé les Calas. On roue un homme plus vite qu’on ne lui donne une pension. Vous avez bien raison dans ce que vous dites du style des avocats ils n’ont jamais su combien la déclamation est l’opposé de l’éloquence, et combien les adjectifs affaiblissent les substantifs, quoiqu’ils s’accordent en genre, en nombre, et en cas ; mais, après tout, les raisons que frère Beaumont a détaillées sont fortes et concluantes ; il y a de la chaleur, et le public reste convaincu de l’innocence des Calas, quod erat demonstrandum. Tout ce que je demande au ciel, c’est que le parlement de Toulouse casse l’arrêt souverain des maîtres des requêtes. Je ne me souviens plus quel était l’honnête homme qui priait Dieu tous les matins que ses ennemis fissent des sottises. Le fanatisme commence à être en horreur d’un bout de l’Europe à l’autre. Figurez-vous qu’un grand seigneur espagnol, que je ne connais point, s’avise de m’écrire une lettre tout à fait anti-fanatique, pour me demander des armes contre le monstre, en dépit de la sainte Hermandad.
Jean-Jacques est devenu entièrement fou ; il s’était imaginé qu’il bouleverserait sa chère patrie que je corrompais, dit-il, en donnant chez moi des spectacles ; il n’a pas mieux réussi en qualité de boute-feu, qu’en qualité de charlatan philosophe. Tout ce qu’il a gagné, c’est d’être en horreur à tous les honnêtes gens de son pays ; ce qui, joint à des carnosités et des sophismes, ne fait pas une situation agréable.
Est-il vrai qu’Helvétius est à Berlin ? Il me paraît que le réquisitoire composé par Abraham Chaumeix lui a donné une paralysie sur les trois doigts avec lesquels on tient la plume. Est-ce qu’il ne savait pas qu’on peut mettre l’inf… en pièces, sans graver son nom sur le poignard dont on la tué ? Madame Denis vous embrasse de tout son cœur, et moi aussi.
DE D’ALEMBERT.
26 de Mars 1765.
Oh ! la belle lettre, mon cher maître, que vous venez d’écrire à frère Damilaville sur l’affaire des malheureux Sirven (1) ! aussi a-t-elle le plus grand et le plus juste succès on se l’arrache, on verse des larmes et on la relit, et on en verse encore, et on finit par désirer de voir tous les fanatiques dans le feu où ils voudraient jeter les autres. Je suis bien heureux que ma rapsodie sur la destruction de Loyola n’ait pas paru en même temps ; votre lettre l’aurait effacée, et le cygne aurait fait taire la pie. Je ne sais quand ma Destruction arrivera ; mais ce que je sais, c’est qu’il y a des personnes à Paris qui l’ont déjà, et que mon secret n’a pas été trop bien gardé. Quoi qu’il en soit, je recommande ce malheureux enfant à votre protection. Le bien que vous en direz fera l’avis de beaucoup de gens, et surtout le fera vendre ; car c’est là l’essentiel pour que M. Cramer ne soit pas lésé.
Je ne sais ni le nom ni le sort du jeune jésuite que Simon Le Franc poussait par le cul à la procession. Je n’ai vu Simon depuis longtemps qu’une seule fois à l’enterrement de M. d’Argenson, où il était non comme homme de lettres, car il est trop grand seigneur pour se parer de ce titre, mais comme parent au quatre-vingt-dixième degré. S’il est encore à Paris, c’est si obscurément que personne n’en sait rien. Il lui arrivera ce qui arriva à l’abbé Cotin, que les satires de Despréaux obligèrent à se cacher si bien, que le Mercure annonça sa mort trois ou quatre ans d’avance. Il en est arrivé à peu près autant au poète Roy, cet ennuyeux coquin qui, depuis une centaine de coups de bâton qu’il reçut il y a dix ans, avait pris le parti de la retraite, et dont on avait annoncé la mort il y a plus d’un an, dans les gazettes, quoiqu’il n’ait rendu que depuis peu sa belle âme à son Créateur (2).
Oui, vraiment, le bâtard du Portier des Chartreux (3), Marsy, olim jésuite, comme il l’a mis à la tête d’un de ses ouvrages, est allé violer les anges en paradis. Il avait commencé par être l’associé d’Aliboron, avec qui il s’était ensuite brouillé, du moins à ce que l’on m’a dit ; car je n’avais l’honneur de fréquenter ni l’un ni l’autre.
Vous avez su que les Calas ont pleinement gagné leur procès ; c’est à vous qu’ils en ont l’obligation. Vous seul avez remué toute la France et toute l’Europe en leur faveur. Je ne sais ce qui arrivera des malheureux Sirven. On dit que l’avocat Beaumont va plaider leur cause ; je voudrais bien qu’avec une si belle âme et si honnête cet homme eût un peu plus de goût, et qu’il ne mît pas dans ses mémoires tant de pathos de collège. Le parlement de Toulouse est furieux, dit-on, et veut casser l’arrêt qui casse le sien ; il ne lui manque plus que cette sottise-là à faire. Les parlements finiront mal, et plus tôt qu’on ne croit (4) ; ils sont trop fanatiques, trop sots, et trop tyrans.
Adieu, mon cher maître ; moquez-vous de tout, comme vous faites, sans cesser de secourir les malheureux et d’écraser le fanatisme. Mes respects à madame Denis. Je suis charmé qu’elle ait été contente de ma petite drôlerie, que la canaille janséniste et loyoliste (5) ne trouvera pourtant guère drôle.
1 – Voir cette lettre, Affaires Calas et Sirven. (G.A.)
2 – Il était mort au mois d’octobre 1764. (G.A.)
3 – Roman obscène. (G.A.)
4 – Quelques années plus tard, Maupeou faisait contre eux son coup d’Etat. (G.A.)
5 – Disciple de Loyola, nom qu’on a donné quelquefois aux jésuites.
DE VOLTAIRE.
3 d’Avril 1765.
Ma reconnaissance est vive, je l’avoue ; mais ce n’est pas elle qui fait mon enthousiasme pour vous ; c’est votre zèle aussi intrépide que sage ; c’est votre manière d’avoir toujours raison ; c’est votre art d’attaquer le monstre, tantôt avec la massue d’Hercule ; tantôt avec le stylet le plus affilé ; et puis, quand vous l’avez mis sous vos pieds, vous vous moquez de lui fort plaisamment. Que j’aime votre style ! que votre esprit est net et clair ! Plût à Dieu que les autres frères eussent écrit ainsi ! l’inf… ne se débattrait pas encore comme elle fait sous la vérité qui l’écrase. Je voudrais bien savoir quel est le polisson de théologien à qui vous faites tant d’honneur. Quoi qu’il en soit, vous serez obéi ponctuellement et promptement.
Avez-vous lu le Siège de Calais ? Je suis ami de l’auteur, je dois l’être ; je trouve que le retour du maire et de son fils, à la fin, doit faire un bel effet au théâtre. Il se peut d’ailleurs qu’il y ait dans la pièce quelques défauts qui vous aient choqué ; mais ce n’est pas à moi de m’en apercevoir, et d’ailleurs le patriotisme excuse tout. Je voudrais savoir jusqu’à quel point vous êtes bon patriote ; j’ai peur que vous ne vous borniez à être bon juge. Je vous aime et révère ; écr. l’inf…
DE VOLTAIRE.
5 d’Avril 1765.
Mon cher et grand philosophe, dans un fatras de lettres que je recevais par la voie de Genève, mon étourderie a ouvert celle que je vous envoie. Je ne me suis aperçu qu’elle vous était adressée qu’après avoir fait la sottise de la décacheter ; je vous en demande très humblement pardon, en vous protestant, foi de philosophe, que je n’en ai rien lu. J’avais ordonné en général qu’on retirât toutes celles qui vous seraient adressées d’Italie. Je n’ai trouvé que celle-là dans mon paquet ; je me flatte qu’elle n’est pas du pape régnant ; je présume qu’elle est d’un être pensant, puisqu’elle est pour vous.
Il y a peu de ces êtres pensants. Mon ancien disciple couronné me mande (1) qu’il n’y en a guère qu’un sur mille ; c’est à peu près le nombre de la bonne compagnie ; et, s’il y a actuellement un millième d’hommes de raisonnable, cela décuplera dans dix ans. Le monde se déniaise furieusement. Une grande révolution dans les esprits s’annonce de tous côtés (2). Vous ne sauriez croire quels progrès la raison a faits dans une partie de l’Allemagne. Je ne parle pas des impies, qui embrassent ouvertement le système de Spinosa ; je parle des honnêtes gens qui n’ont point de principes fixes sur la nature des choses, qui ne savent point ce qui est, mais qui savent très bien ce qui n’est pas ; voilà mes vrais philosophes. Je peux vous assurer que, de tous deux qui sont venus me voir, je n’en ai trouvé que deux qui fussent des sots. Il me paraît qu’on n’a jamais tant craint les gens d’esprit à Paris qu’aujourd’hui. L’inquisition sur les livres est sévère : on me mande que les souscripteurs n’ont point encore le Dictionnaire encyclopédique. Ce n’est pas seulement être sévère, c’est être très injuste. Si on arrête le débit de ce livre, on vole des souscripteurs, et on ruine les libraires. Je voudrais bien savoir quel mal peut faire un livre qui coûte cent écus. Jamais vingt-volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l’Evangile avait coûté douze cents sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie.
Pour moi, j’ai mon exemplaire de l’Encyclopédie, en qualité d’étranger et de Suisse. On veut bien que les Suisses se damnent, mais on veille de près, à ce que je vois, sur le salut des Parisiens. Si vous pouviez m’envoyer quelque chose pour achever ma damnation, vous me feriez un plaisir diabolique, dont je vous serais très obligé. Je ne peux plus travailler, mais j’aime à me donner du bon temps, et je veux quelque chose qui pique.
Il faut que je vous dise que je viens de lire Grotius, De veritate, etc. Je suis bien étonné de la réputation de cet homme ; je ne connais guère de plus sot livre que le sien, excepté l’ampoulé Houteville (3). On avait, de son temps, de la réputation à bon marché. Il y a un bon article de Hobbes (4) dans l’Encyclopédie. Plût à Dieu que tout cet ouvrage fût fait comme votre discours préliminaire !
Adieu, mon très cher philosophe : sera-t-il dit que je mourrai sans vous revoir ?
1 – On n’a pas cette lettre de Frédéric II. (G.A.)
2 – Voilà un pressentiment de ce qui arriva en 1789. (G.A.)
3 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article SECTE. (G.A.)
4 – Article de Diderot. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 9 d’Avril 1765.
Vous avez dû, mon cher et illustre maître, recevoir, il y a peu de jours, par frère Damilaville, un excellent manuscrit (1) pour justifier la Gazette littéraire des imputations ridicules des fanatiques. L’auteur, qui ne veut point être connu, vous prie de faire parvenir à l’imprimeur cette petite correction-ci, qu’il faudra mettre dans l’errata, si par hasard cet endroit était déjà imprimé. J’espère qu’on ne fera pas la même faute pour cet ouvrage qu’on a faite pour le mien, d’en envoyer deux ou trois exemplaires extravasés à Paris, avant que le tout soit arrivé ; cette imprudence est cause que la canaille janséniste et jésuitique a crié d’avance contre la Destruction, et que la publication en est suspendue par ordre du magistrat, quoique tous les gens sages qui l’ont lue trouvent l’ouvrage impartial, sage, et utile. Tout ce que j’appréhende, c’est que pendant tous ces détails on n’en fasse une édition furtive qui pourrait léser M. Cramer. Ce ne sera pas la faute de l’auteur ; mais il faut espérer que ceci servira d’avis pour une autre fois. J’attends que cette affaire soit finie pour en entamer une autre ; mais il faudra désormais être plus précautionné contre l’inquisition. Je viens de recevoir de votre ancien disciple une lettre charmante. Il me mande qu’il attend Helvétius, qui doit être arrivé actuellement. J’espère qu’il sera bien reçu, et que l’inf… aura encore ce petit désagrément. J’ai vu des additions au Dictionnaire philosophique qui m’ont fait beaucoup de plaisir. La dispute sur le chien de Tobie, barbet ou lévrier, m’a extrêmement diverti, sans parler du reste. On dit que les ministres de Neuchâtel ne veulent plus de Jean-Jacques, et que votre ancien disciple n’aura pas le crédit de l’y faire rester malgré cette canaille. Je me souviens qu’il y a quatre ans il fut obligé d’abandonner un pauvre diable (2) qui avait prêché contre les peines éternelles, et que le consistoire avait chassé. Le roi de Prusse écrivit à milord maréchal : « Puisque ces b….-là veulent être damnés éternellement, dites-leur que je ne m’y oppose pas ; que le diable les emporte et qu’il les garde ! » Au fond, le pauvre Jean-Jacques est fou. Il y a cinq ou six ans qu’il mettait Genève à côté de Sparte, et aujourd’hui il en fait une caverne de voleurs. Il faudrait, pour toute réponse, faire imprimer l’éloge à côté de la satire, et y mettre pour épigraphe ce vers de je ne sais quelle comédie,
Vous mentez à présent, ou vous mentiez tantôt (3).
Adieu, mon illustre et respectable maître : on peut dire de ce monde, comme Petit-Jean (4) dans les Plaideurs :
Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête.
1 – Observations sur une dénonciation de la GAZETTE LITTÉRAIRE faite à M. l’archevêque de Paris, brochure de Morellet. (G.A.)
2 – Petit-Pierre. (G.A.)
3 – Destouches, le Glorieux. (G.A.)
4 – Ou plutôt, Léandre. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
16 d’Avril 1765.
Mon cher appui de la raison, c’est bien la faute à frère Gabriel, s’il a lâché trois ou quatre exemplaires à des indiscrets ; mais, ou je me trompe fort, ou jamais Merlin n’aurait osé rien débiter sans une permission tacite, et malheureusement, pour avoir cette permission de débiter la raison, il faut s’adresser à des gens qui n’en ont point du tout. Si on en fait une édition furtive, alors Gabriel débitera la sienne. Fournissez-nous souvent de ces petits stylets mortels à poignées d’or, enrichies de pierreries, l’inf… sera percée par les plus belles armes du monde, et ne craignez point que Gabriel y perde.
Vous avez bien raison de citer le vers des Plaideurs, que de fous ! etc. ; mais il ne tiendra qu’à vous de dire bientôt, Que de fous j’ai guéris ! Tous les honnêtes gens commencent à entendre raison ; il est vrai qu’aucun d’eux ne veut être martyr ; mais il y aura secrètement un très grand nombre de confesseurs, et c’est tout ce qu’il nous faut.
Jean-Jacques, dont vous me parlez, fait un peu de tort à la bonne cause ; jamais les pères de l’Eglise ne se sont contredits autant que lui. Son esprit est faux, et son cœur est celui d’un malhonnête homme ; cependant il a encore des appuis. Je lui pardonnerais tous ses torts envers moi, s’il se mettait à pulvériser par un bon ouvrage les prêtres de Baal, qui le persécutent. J’avoue que sa main n’est pas digne de soutenir notre arche ; mais,
Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?
ZAÏRE, act II, sc. I.
Frère Helvétius réussira sans doute auprès de Frédéric ; s’il pouvait partir de là quelques traits qui secondassent les vôtres, ce serait une bonne affaire.
Adieu, mon cher maître et mon cher frère ; je m’affaiblis beaucoup, et je compte aller bientôt dans le sein d’Abraham, qui n’était, comme dit l’Alcoran, ni juif, ni chrétien.