CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 30

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 30

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à M. de La Harpe.

 

Aux eaux de Rolle en Suisse, par Genève, 11 auguste.

 

 

          Mon cher confrère, je n’ai plus qu’un chagrin, c’est de ne vous avoir pas donné le prix de ma main. Non seulement votre ouvrage (1) est couronné, mais il est bon ; et non-seulement il est bon, mais il est touchant et agréable.

 

Si l’on n’est pas sensible, on n’est jamais sublime (2).

 

Hornoy et Ferney seront donc vos deux sommets du mont Parnasse : vous passerez l’automne dans l’un, et l’hiver dans l’autre ; vous serez également bien reçu partout.

 

          Madame Denis s’intéresse à vos succès comme moi-même. Nous vous faisons les plus sincères compliments, et nous allons faire une provision de lauriers pour vous en faire une petite couronne à votre arrivée.

 

 

1 – Le Poète, poème couronné par l’Académie. (G.A.)

2 – Vers du Poète. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Auguste 1766.

 

 

          Il est vrai, mes divins anges, que j’ai été saisi de l’indignation la plus vive, et en même temps la plus durable ; mais je n’ai point pris le parti qu’on suppose. J’en serais très capable si j’étais plus jeune et plus vigoureux ; mais il est difficile de se transplanter à mon âge, et dans l’état de langueur où je suis. J’attendrai, sous les arbres que j’ai plantés, le moment où je n’entendrai pour parler des horreurs qui font préférer les ours de nos montagnes à des singes et à des tigres déguisés en hommes.

 

          Ce qui a fait courir le bruit dont vous avez la bonté de me parler, c’est que le roi de Prusse m’ayant mandé qu’il donnerait aux Sirven un asile dans ses Etats, je lui ai fait un petit compliment ; je lui ai dit que je voudrais les y conduire moi-même, et il a pris apparemment mon compliment pour une envie de voyager.

 

          Vous avez probablement lu sa préface de l’Abrégé de l’Histoire de l’Eglise ; c’est une terrible préface. Les livres dans ce goût pleuvent de tous les côtés de l’Europe : l’Italie même s’en mêle ; cela ira loin. Il est assez aisé d’empêcher la raison de naître ; mais quand une fois elle est née, il n’est pas au pouvoir humain de la faire mourir. Pour moi, je ne lui donnerai point de lait ; je la vois forte et drue ; elle parviendra à l’âge de maturité sans que je la nourrisse.

 

          J’ignore encore si on imprimera les roués ; ils ne sont bons qu’à donner de l’horreur de ces anciens Romains dont nous faisons tant de cas ; les notes achèvent de peindre la nature humaine dans toute son exécrable turpitude. Mes anges, plus la nature humaine, abandonnée à elle-même ou à la superstition, inspire des idées tristes, et fait bondir le cœur, plus j’aime cette nature humaine, quand je vois des âmes comme les vôtres. Vous me faites aimer un peu la vie.

 

          Je vous supplie de dire à M. le marquis de Chauvelin combien je lui suis tendrement attaché.

 

          Pourriez-vous avoir la bonté de me dire quelle impression le Mémoire de M. de La Chalotais a faite dans Paris ?

 

 

 

 

 

à Frédéric,

 

LANDGRAVE DE HESSE-CASSEL.

 

15 Auguste 1766.

 

 

          Monseigneur, M. de Vinci m’avertit que votre altesse sérénissime ajoute à ses œuvres de charité celle de venir guérir demain un malade vers les deux heures. Vous avez cru sans doute que le plaisir rendait la vie : vous ne vous êtes pas trompé.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

16 Auguste 1766.

 

 

          Monsieur, nous avons bien reçu votre lettre du 9 d’auguste, avec le mémoire concernant le procès ; et votre correspondant remerciera bientôt l’avocat auteur du mémoire qui nous paraît convaincant.

 

          Nous sommes toujours fort étonnés que vous ne disiez pas un seul mot de M. Tonpla, ni de ses idées sur les choses qui se sont passées, et dont nous espérions ample détail.

 

          La manufacture (1) réussirait certainement, si elle était bien conduite, si on ne voulait pas dans les commencements aller plus loin que les forces ne le permettent ; mais comptez que la plus grande difficulté est de trouver des ouvriers.

 

          Il ne nous est parvenu aucune nouvelle de Paris concernant la Bretagne, que le petit Mémoire assez mal imprimé de M. de La Chalotais. Nous ne savons pas encore quelle impression il aura faite sur les juges.

 

          Toute notre famille souhaite d’autant plus de bien à ce magistrat, qu’il nous a traités fort bien dans une affaire que nous avions à Rennes, il y a quatre ans.

 

          M. de Voltaire, votre ami, est toujours aux eaux de Rolle en Suisse, avec M. et madame Dupuits ; mais je ne crois point du tout les eaux convenables à sa vieillesse et à l’espèce de maladie dont il est attaqué. Je ne sais pas s’il reviendra à Ferney, ou s’il ira chez l’électeur palatin.

 

          Nous n’avons aucune nouvelle dans notre ville de Genève. Les médiateurs travaillent avec un zèle infatigable à réunir les esprits. S’il y a quelque chose de nouveau dans vos quartiers, vous nous ferez plaisir de nous en faire part.

 

          Vous savez combien notre famille vous est attachée, et combien je suis en mon particulier, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. BOURSIER.

 

 

1 – L’établissement à Clèves. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

18 Auguste 1766.

 

 

          Ils en ont menti, les vilains Welches ; ils en ont menti, les assassins en robe. Je peux vous le dire en sûreté dans cette lettre : c’est par une insigne fourberie qu’on a substitué le Dictionnaire philosophique au Portier des Chartreux (1), que l’on n’a pas osé nommer à cause du ridicule. Je sais, à n’en pouvoir douter, que jamais livre de philosophie ne fut entre les mains de l’infortuné jeune homme qu’on a si indignement assassiné (2).

 

          Je ne vois, mon cher frère, que cruauté et mensonge. Il est si faux qu’on m’ait refusé, qu’au contraire on m’a prévenu, et qu’on a même tracé la route que je devais prendre (3). Je la prendrais cette route, si les hommes qui aiment la vérité avaient du zèle ; mais on n’en a point, on est arrêté par mille liens, on demeure tranquillement sous le glaive, exposé non seulement aux fureurs des méchants, mais à leurs railleries. Les fanatiques triomphent. Que deviendra votre ami (4) ? quel rôle jouera-t-il, quand l’ouvrage auquel il a travaillé vingt années devient l’horreur ou le jouet des ennemis de la raison ? ne sent-il pas que sa personne sera toujours en danger, et que ce qu’il peut espérer de mieux est de se soustraire à la persécution, sans pouvoir jamais prétendre à rien, sans oser ni parler ni écrire ?

 

          Le chevalier de Jaucourt, qui a mis son nom à tant d’articles, doit-il être bien content ? Enfin six ou sept cent mille sots huguenots ont abandonné leur patrie pour les sottises de J. Chauvin, et il ne se trouvera pas douze sages qui fassent le moindre sacrifice à la raison universelle, qu’on outrage. Cela est aussi honteux pour l’humanité que l’infâme persécution qui nous opprime.

 

          Je dois être très mécontent que vous ne m’ayez pas écrit un seul mot de votre ami, que vous ne m’ayez pas même fait part de ses sentiments. Je vois bien que les philosophes sont faits pour être isolés, pour être accablés l’un après l’autre, et pour mourir malheureusement sans s’être jamais secourus, sans avoir seulement eu ensemble la moindre intelligence ; et quand ils ont été unis, ils se sont bientôt divisés, et par là même ils ont été en opprobre aux yeux de leurs ennemis. Ce n’était point ainsi qu’en usaient les stoïciens et les épicuriens : ils étaient frères, ils faisaient un corps, et les philosophes d’aujourd’hui sont des bêtes fauves qu’on tue l’une après l’autre.

 

          Je vois bien qu’il faut mourir sans aucune espérance. Cependant ne m’abandonnez pas, écrivez à M. Boursier sur la manufacture, sur M. Tonpla, sur toutes les choses qu’il entendra à demi mot.

 

          Je ne vous dirai pas aujourd’hui, mon cher frère, Ecr. l’inf…, car c’est l’inf… qui nous écr. Voici un petit mot pour le prophète Elie (5).

 

 

1 – Par l’avocat Latouche. (G.A.)

2 – La Barre. (G.A.)

3 – Voyez une lettre de Frédéric du milieu de juillet. (G.A.)

4 – Diderot. (G.A.)

5 – Elie de Beaumont. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Taulès.

 

Lundi matin 18 Auguste, à Ferney.

 

 

          Vous êtes, monsieur, un digne compatriote de Henri IV, franc, loyal, bienfaisant, bon à montrer aux amis et aux ennemis ; comptez que vous êtes selon mon cœur. Je suis bien fâché que vos comités vous prennent tout entier. Si vous pouvez quelquefois vous échapper pour venir philosopher avec un solitaire, vous ferez une bonne œuvre dont je vous aurai bien de l’obligation. Je ne vous ai encore vu qu’en grande compagnie, et jamais à mon aise ; je suis pénétré de vos bontés, je vous aime de tout mon cœur, et je veux vous le dire à tête reposée. Madame Denis joint ses prières aux miennes ; nous vous sommes également dévoués. Mille tendres respects.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

19 Août, comme disent les Welches, car ailleurs on dit Auguste.

 

 

          Je demande pardon à mon héros de ne lui point écrire de ma main, et je lui demande encore pardon de ne lui pas écrire gaiement ; mais je suis malade et triste. Sa missionnaire a l’air d’un oiseau (1) ; elle s’en retourne à tire-d’aile à Paris. Vous avez bien raison de dire qu’elle a une imagination brillante, et faite pour vous. Elle dit que vous n’avez que trente à quarante ans, tout au plus ; elle me confirme dans l’idée où j’ai toujours été que vous n’êtes pas un homme comme un autre. Je vous admire sans pouvoir vous suivre. Vous savez que la terre est couverte de chênes et de roseaux : vous êtes le chêne, et je suis un vieux roseau tout courbé par les orages. J’avoue même que la tempête qui a fait périr ce jeune fou de chevalier de La Barre m’a fait plier la tête. Il faut bien que ce malheureux jeune homme n’ait pas été aussi coupable qu’on l’a dit, puisque non-seulement huit avocats ont pris sa défense, mais que, de vingt-cinq juges, il y en a eu dix qui n’ont jamais voulu opiner à la mort.

 

          J’ai eu une nièce dont les terres sont aux portes d’Abbeville. J’ai entre les mains l’interrogatoire ; et je peux vous assurer que, dans toute cette affaire, il y a tout au plus de quoi enfermer pour trois mois à Saint-Lazare des étourdis dont le plus âgé avait vingt et un ans, et le plus jeune quinze ans et demi.

 

          Il semble que l’affaire des Calas n’ait inspiré que de cruauté. Je ne m’accoutume point à ce mélange de frivolité et de barbarie : des singes devenus des tigres affligent ma sensibilité, et révoltent mon esprit. Il est triste que les nations étrangères ne nous connaissent, depuis quelques années, que par les choses les plus avilissantes et les plus odieuses.

 

          Je ne suis pas étonné d’ailleurs que la calomnie se joigne à la cruauté. Le hasard, ce maître du monde, m’avait adressé une malheureuse famille qui se trouve précisément dans la même situation que les Calas, et pour laquelle les mêmes avocats vont présenter la même requête. Le roi de Prusse m’ayant envoyé cinq cents livres d’aumône pour cette famille malheureuse, et lui ayant offert un asile dans ses Etats, je lui ai répondu avec la cajolerie qu’il faut mettre dans les lettres qu’on écrit à des rois victorieux. C’était dans le temps que M. le prince de Brunswick faisait à mes petits pénates le même honneur que vous avez daigné leur faire. Voilà l’occasion du bruit qui a couru que je voulais aller finir ma carrière dans les Etats du roi de Prusse ; chose dont je suis très éloigné, presque tout mon bien étant placé dans le Palatinat et dans la Souabe. Je sais que tous les lieux ont égaux, et qu’il est fort indifférent de mourir sur les bords de l’Elbe ou du Rhin. Je quitterai même sans regret la retraite où vous avez daigné me voir, et que j’ai très embellie. Il la faudra même quitter, si la calomnie m’y force ; mais je n’ai eu jusqu’à présent nulle envie.

 

          Il faut que je vous dise une chose bien singulière. On a affecté de mettre dans l’arrêt qui condamne le chevalier de La Barre, qu’il faisait des génuflexions devant le Dictionnaire philosophique ; il n’avait jamais eu ce livre. Le procès verbal porte qu’un de ses camarades et lui s’étaient mis à genoux devant le Portier des Chartreux et l’Ode à Priapes de Piron ; ils récitaient les Litanies du c… ; ils faisaient des folies de jeunes pages ; et il n’y avait personne de la bande qui fût capable de lire un livre de philosophie. Tout le mal est venu d’une abbesse dont un vieux scélérat a été jaloux, et le roi n’a jamais su la cause véritable de cette horrible catastrophe. La voix du public indigné s’est tellement élevée contre ce jugement atroce, que les juges n’ont pas osé poursuivre le procès après l’exécution du chevalier de La Barre, qui est mort avec un courage et un sang-froid étonnant, et qui serait devenu un excellent officier.

 

          Des avocats m’ont mandé qu’on avait fait jouer dans cette affaire des ressorts abominables. J’y suis intéressé par ce Dictionnaire philosophique qu’on m’a très faussement imputé. J’en suis si peu l’auteur, que l’article MESSIE, qui est tout entier dans le Dictionnaire encyclopédique, est d’un ministre protestant, homme de condition, et très homme de bien ; et j’ai entre les mains son manuscrit, écrit de sa propre main.

 

          Il y a plusieurs autres articles dont les auteurs sont connus ; et, en un mot, on ne pourra jamais me convaincre d’être l’auteur de cet ouvrage. On m’impute beaucoup de livres, et depuis longtemps je n’en fais aucun. Je remplis mes devoirs ; j’ai, Dieu, merci, les attestations de mes curés et des états de ma petite province. On peut me persécuter mais ce ne sera certainement pas avec justice. Si d’ailleurs j’avais besoin d’un asile, il n’y a aucun souverain, depuis l’impératrice de Russie jusqu’au landgrave de Hesse, qui ne m’en ait offert. Je ne serais pas persécuté en Italie ; pourquoi le serais-je dans ma patrie ? Je ne vois pas quelle pourrait être la raison d’une persécution nouvelle, à moins que ce ne fût pour plaire à Fréron.

 

          J’ai encore une chose à vous dire, mon héros, dans ma confession générale : c’est que je n’ai jamais été gai que par emprunt. Quiconque fait des tragédies et écrit des histoires est naturellement sérieux, quelque Français qu’il puisse être. Vous avez adouci et égayé mes mœurs, quand j’ai été assez heureux pour vous faire ma cour. J’étais chenille, j’ai pris quelquefois des ailes de papillon ; mais je suis redevenu chenille.

 

          Vivez heureux, et vivez longtemps : voilà mon refrain. La nation a besoin de vous. Le prince de Brunswick se désespérait de ne vous avoir pas vu ; il convenait avec moi que vous êtes le seul qui ayez soutenu la gloire de la France. Votre gaieté doit être inaltérable ; elle est accompagnée des suffrages du public, et je ne connais guère de carrière plus belle que la vôtre.

 

          Agréez mes vœux ardents et mon très respectueux hommage, qui ne finira qu’avec ma vie.

 

 

P.S. : Oserais-je vous conjurer de donner ce mémoire (2) à M. de Saint-Florentin, et de daigner l’appuyer de votre puissante protection et de toutes vos forces ? Quand on peut, avec des paroles, tirer une famile d’honnête gens de la plus horrible calamité, on doit dire ces paroles : Je vous le demande en grâce.

 

 

1 – Madame de Saint-Julien. (G.A.)

2 – Pour les d’Espinas ou d’Espinasse. (G.A.)

 

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