CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 29
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à M. Damilaville.
6 Auguste 1766.
Le mémoire (1) que vous m’avez envoyé, monsieur, fait verser des larmes et bouleverse l’âme Il est bien triste de ne pouvoir mettre sur le papier tous les sentiments de son cœur. Le public doit frémir d’indignation.
Votre ami (2) persiste toujours dans son idée. Il est vrai, comme vous l’avez dit, qu’il faudra l’arracher à bien des choses qui font sa consolation, et qui sont l’objet de ses regrets ; mais il vaut mieux les quitter par la philosophie que par la mort. Il perdra beaucoup, mais il lui restera de quoi vivre et de quoi être utile. Tout ce qui l’étonne, c’est que plusieurs personnes n’aient pas formé de concert cette résolution. Pourquoi un certain baron philosophe (3) ne viendrait-il pas travailler à l’établissement de cette colonie ? pourquoi tant d’autres ne saisiraient-ils pas une si belle occasion ?
Votre ami a reçu chez lui, depuis peu, deux princes souverains (4) qui pensent entièrement comme vous. L’un deux offrait une ville, si celle que l’on a en vue n’était pas convenable. Le projet concernant le grand ouvrage serait très utile, et ferait en même temps la fortune et la gloire de ceux qui l’entreprendraient.
Votre ami, monsieur, prétend qu’il n’y a qu’à vouloir, que les hommes ne veulent pas assez, que les petites considérations sont le tombeau des grandes choses.
J’ai vu aujourd’hui le sieur Sirven, qui est pénétré de vos bontés officieuses. Nous pensons que voici le temps le plus favorable pour sa cause. Le public, soulevé contre tant d’injustices réitérées de toutes parts, se déclarera pour les Sirven. Il ne tiendra qu’à M. de Beaumont de faire un chef-d’œuvre.
Si vous pouviez, monsieur, déterrer le mémoire de M de Gennes, en faveur de M. de La Bourdonnais, vous me rendriez un très grand service. Nous avons ici un jurisconsulte (5) qui se propose de faire un recueil des causes célèbres de ce temps-ci : il y a cinq ou six procès qui doivent intéresser toutes les nations ; celui de M. de La Bourdonnais doit être à la tête : c’est un ouvrage qui ne paraîtra pas sitôt, mais qu’il est nécessaire de commencer.
S’il y a quelque chose de nouveau, nous vous prions de nous en faire part.
Nous sommes toujours avec les sentiments que vous nous connaissez, monsieur, votre, etc. BOURSIER et compagnie.
1 – Le mémoire de La Chalotais. (G.A.)
2 – Diderot. (G.A.)
3 – D’Holbach. (G.A.)
4 – Le prince héréditaire de Brunswick et le landgrave de Hesse-Cassel. (G.A.)
5 – Voltaire lui-même. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux eaux de Rolle, 6 auguste 1766.
Le petit prêtre a reçu les roués ; le petit prêtre doit être plus tragique que jamais, car il joint aux roués, dans son imagination, les décollés, les bâillonnés, les brûlés, les incarcérés qui écrivent des mémoires avec des cure-dents (1) ; et il ne s’accoutume point à ces passages rapides de l’Opéra-Comique à la Grève. Il est toujours fâché de voir des singes devenus tigres ; mais il gourmande son imagination, il ne s’occupe que des atrocités de l’antiquité. Il est très touché des choses raisonnables que ses anges lui disent. Il sait très bien qu’il n’est pas membre du parlement d’Angleterre. Il dévore en secret ses sentiments d’humanité ; il gémit obscurément sur la nature humaine.
Osera-t-il prier l’une des deux anges d’expliquer une critique qu’elle a faite de la tragédie d’Octave et le jeune Pompée, dans sa lettre du 22 juillet, dont elle a daigné accompagner l’envoi de la pièce ? Voici la critique :
Pompée doit songer à qui ce serait directement s’attaquer ; rien ne pourrait mettre Pompée à couvert de son ressentiment. Est-ce du ressentiment d’Octave dont vous voulez parler, madame, ou du ressentiment du sénat de Rome ? c’est peut-être de l’un et de l’autre. Je crois la critique très juste, et je vous réponds que le jeune auteur y aura la plus grande attention. Vous savez combien il est docile à vos critiques, quelle déférence il a toujours eue pour vos jugements.
Quoiqu’il soit plongé dans l’antiquité, il ne laisse pas de s’intéresser quelquefois aux modernes. Le Mémoire écrit avec un cure-dent lui a paru devoir faire un effet prodigieux. S’est-il trompé, et se trompe-t-il quand il pense que ce mémoire irritera des hommes considérables ? O Welches ! sans tous ces orages, votre pays serait un joli pays. Respect et tendresse.
1 – La Chalotais. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 6 Auguste 1766 (1).
Voici, monseigneur, celui qui vous fera des ponts, des chaussées, de beaux grands chemins, l’ingénieur en chef de votre royaume d’Aquitaine. Il passe de nos déserts à Bordeaux. Je crois qu’il méritera votre protection, car il est expéditif ne trouvant rien de difficile, dénichant toutes les filles d’un pays, utile dans les travaux, utile dans les plaisirs, fait pour vous servir. Heureux ceux qui ont l’honneur de vous approcher ! Je m’imagine que je ne suis triste et malingre que parce que je ne suis pas auprès de vous. D’ailleurs on ne m’a mandé de Paris, depuis quelques mois, que des choses qui font bondir le cœur et qui arrachent des larmes.
Vivez heureux, brillant, aimé, honoré ; jouissez de tout, conservez-moi vos bontés, et je serai consolé de mon existence. Je suis à présent le doyen de vos courtisans et de vos attachés, aussi dévoué que le premier jour et rempli pour vous du plus tendre respect.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le président de Ruffey.
Ferney, 8 Auguste 1766.
Votre Vigne et votre Laurier (1) sont très ingénieux, mon cher président. Votre Académie devient de jour en jour plus brillante ; il faut espérer que ces établissements feront beaucoup de bien aux provinces ; ils accoutumeront les hommes à penser, et à sacrifier les préjugés aux vérités. Les jeux floraux n’ont guère contribué qu’à perpétuer dans Toulouse le mauvais goût ; mais des prix donnés à des recherches utiles sont un véritable encouragement pour l’esprit humain.
Il y a, dans le recueil de l’Académie des belles-lettres de Paris, des mémoires qu’on cite dans toute l’Europe : mais tous les compliments faits à l’Académie française sont oubliés, et c’est bien tout ce qui peut leur arriver de plus heureux.
Mon triste état augmente tous les jours ; et ce n’est pas seulement parce que j’ai bientôt soixante-treize ans, c’est parce que je suis né extrêmement faible.
Ipse fecit nos, et non ipisi nos.
Madame Denis, qui se porte bien, fera les honneurs à M. le marquis de La Tour-du-Pin (2), et je serai aussi sensible à ses bontés que si j’étais dans la force de l’âge.
Je n’ai point entendu parler de mon contemporain M. de La Marche.
Je vous supplie de vouloir bien présenter mes respects à M. le Goux. Conservez-moi surtout vos bontés.
1 – Comme ornements de la médaille de l’Académie de Dijon. (G.A.)
2 – Commandant de la province de Bourgogne. (G.A.)
à M. Damilaville.
9 Auguste 1766.
Je vous prie, monsieur, de n’écrire qu’à moi le résultat de nos affaires. Il n’y a point d’autre adresse qu’à M. Boursier, chez M. Souchai, au Lion-d’Or, à Genève. Mes associés sont toujours dans les mêmes sentiments. Il y a des blessures que le temps guérit ; il y en a d’autres qu’il envenime.
Nous avons reçu toutes vos lettres. Les espérances que vous nous avez données nous ont apporté quelques consolations ; mais les idées que nous avons conçues sont si flatteuses, que je crains bien que ce ne soit un beau roman.
Je vous l’ai déjà dit : les plus petits liens arrêtent les plus grandes résolutions. Il y a des monstres qui n’ont subsisté que parce que les Hercules (1) qui pouvaient les détruire n’ont pas voulu s’éloigner de leurs commères.
Comme on s’entretient de tout à Genève, on a beaucoup parlé de la fausse démarche du parlement. Nos politiques prétendent que si le parlement s’était contenté de présenter humblement au roi le mémoire de M. de La Chalotais, il aurait touché sa majesté, au lieu de l’aigrir. Pour moi, qui ne suis point politique, et qui ne me mêle que des affaires de mon commerce, je me décide point sur ces questions délicates. Je joins, comme vous, un peu de philosophie à mes occupations, et c’est là que je trouve le seul soulagement qu’on puisse éprouver dans les malheurs de la vie.
J’ai entendu parler confusément de ces jeunes écervelés d’Abbeville ; mais comme on dit que ce sont des enfants de quinze à seize ans, je crois qu’on aura pitié de leur âge, et qu’on ne leur fera point de mal.
Nous vous sommes plus tendrement attachés que jamais. BOURSIER et compagnie.
1 – Tels que Diderot. (G.A.)
à M. Damilaville.
Aux eaux de Rolle, 11 auguste 1766.
J’ai reçu, mon cher ami, votre lettre du 5. Je vous envoie les principaux extraits des lettres de Jean-Jacques, dont l’original est au dépôt des affaires étrangères. Vous y verrez que Jean-Jacques, domestique du comte de Montaigu, était bien éloigné d’être secrétaire d’ambassade : il ne parlait pas alors avec tant de dignité qu’aujourd’hui.
Vous trouverez dans la Gazette de France, n° 249, la justice que lui rendirent les médiateurs de Genève, en le traitant de calomniateur atroce. Tant de témoignages joints au tour qu’il a joué à MM. Diderot, Tronchin, Hume, d’Alembert, et tant d’autres, sa piété lorsqu’il eut le bonheur de communier de la main d’un Montmolin, sa noble promesse d’écrire contre M. Helvétius, toutes ces actions honnêtes lui assurent sans doute une réputation digne de lui.
Le bruit qui a couru si ridiculement que je voulais me transplanter, à mon âge, n’est fondé (1) que sur les cinq cents livres que le roi de Prusse m’a envoyées pour les Sirven, et sur l’offre qu’il leur a faite de leur donner un asile dans ses Etats. Pour moi, je ne vois pas pourquoi je quitterais mes retraites suisses, dont je me trouve si bien depuis douze années.
M. Boursier, votre ami, nous est venu voir aux eaux, où nous sommes toujours ; il s’en retourne à Genève, et il vous prie de lui adresser dans cette ville, en droiture, et à son propre nom, les instructions que vous voudrez bien lui faire parvenir touchant sa manufacture. On ne lui a rien mandé touchant M. Tonpla (2), et il doute fort que ce Hollandais veuille s’intéresser dans ce nouveau commerce. Il y aurait pourtant de très grands avantages : mais on voit les choses de loin, sous des points de vue si différents, qu’il est bien difficile de se concilier. Au reste, je m’entends si peu à ces sortes d’affaires, que je n’entre dans aucuns détails, de peur de dire des sottises. Il faut que chacun s’en tienne à son métier ; le mien est de cultiver en paix les belles-lettres et l’amitié : ce sont les seules consolations de ma vieillesse et de mes maladies.
J’ai lu le mémoire de l’homme éloquent (3) dont on plaint le malheur. Il ne paraît pas qu’il ait voulu adoucir ses ennemis. S’il y a quelque chose de nouveau sur cette affaire, vous me ferez un extrême plaisir de m’en instruire.
Vous m’avez mis du baume dans le sang, en me disant que M. de Beaumont travaillait pour les Sirven. Puisse mon baume ne point s’aigrir !
Adieu ; mon âme embrasse la vôtre.
1 – Voltaire dissimule ici. (G.A.)
2 – Diderot. (G.A.)
3 – La Chalotais. (G.A.)