CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 4
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à M. Gaillard.
A Ferney, 23 Janvier 1769.
Vous me demandez pardon bien mal à propos, mon grand historien ; et moi, je vous remercie très à propos Je suis étonné qu’il n’y ait pas encore plus de fautes grossières dans l’édition du Siècle de Louis XIV. Je suis enterré depuis trois ans dans mon tombeau de Ferney, sans en être sorti. Cramer, qui a imprimé l’ouvrage, court toujours, et n’a point relu les feuilles. Vous verrez, dans la petite plaisanterie (1) que je vous envoie, que Cramer est homme de bonne compagnie, et point du tout libraire. Son compositeur est un gros Suisse qui sait très bien l’allemand et fort peu de français. Jugez ce que j’ai pu faire, étant aveugle trois ou quatre mois de l’année, dès qu’il y a de la neige sur la terre.
Vous avez donc connu Lally. Non seulement je l’ai connu, mais j’ai travaillé avec lui chez M. d’Argenson, lorsqu’on voulait faire sur les côtes d’Angleterre une descente que cet Irlandais proposa, et qui manqua très heureusement pour nous. Il est très certain que sa mauvaise humeur l’a conduit à l’échafaud. C’est le seul homme à qui on ait coupé la tête pour avoir été brutal. Il se promène probablement dans les Champs-Elysées, avec les ombres de Langlade, de la femme Sirven, de Calas, de la maréchale d’Ancre, du maréchal de Marillac, de Vanini, d’Urbain Grandier, et, si vous le voulez encore, de Montecuculli ou Montecucullo, à qui les commissaires persuadèrent qu’il avait donné la pleurésie à son maître le dauphin François. On dit que le chevalier de La Barre est dans cette troupe : je n’en sais rien mais si on lui a coupé la main et arraché la langue, si on a jeté son corps dans le feu pour avoir chanté deux chansons de corps-de-garde, et si Rabelais a eu les bonnes grâces d’un cardinal pour avoir fait les litanies du c…, il faut avouer que la justice humaine est une étrange chose.
Vittorio Siri, dont vous me parlez, jeta en fonte la statue d’Henri IV, qu’il composa d’or, de plomb et d’ordures. Nous avons ôté les ordures et le plomb, l’or est resté. Nous avons fait comme ceux qui canonisent les saints : on attend que tous les témoins de leurs sottises soient morts.
Le bon Dieu bénisse cet avocat général de Bordeaux (2), qui a fait frapper la médaille d’Henri IV ! On dit qu’il est aussi éloquent que généreux. Les parquets de province se sont mis, depuis quelque temps, à écrire beaucoup mieux que le parquet de Paris. Il n’en est pas ainsi des académies de province, il faut toujours que ce soit des Parisiens qui remportent leurs prix ; tantôt c’est M de La Harpe, tantôt c’est vous. Vous marchez tous deux sur les talons l’un de l’autre quand vous courez. Je suis charmé que vous ayez eu le prix, et qu’il ait eu l’accessit. Quiconque vous suit de près est un très bon coureur.
Vous sentez quelle est mon impatience de voir un Henri IV (3) de votre façon. Vous aurez embelli son menton et sa bouche, il sera beau comme le jour.
Si je vous aime ! oui, sans doute, je vous aime, et autant que je vous estime ; car vous êtes un très bel esprit et une très belle âme. Je vous fais encore une fois mes remerciements du fond de mon cœur.
1 – Sans doute la Guerre civile de Genève. (G.A.)
2 – Dupaty. (G.A.)
3 – L’Eloge de Henri IV, couronné par l’Académie de la Rochelle. (G.A.)
à M. le prince Gallitzin.
25 Janvier 1769.
Monsieur le prince, l’inoculation dont l’impératrice a tâté en bonne fortune, et sa générosité envers son médecin, ont retenti dans toute l’Europe. Il y a longtemps que j’admire son courage et son mépris pour les préjugés. Je ne crois pas que Moustapha soit un génie à lui résister ; jamais philosophe ne s’est appelé Moustapha. On me dira peut-être qu’avant ce siècle il n’y avait point de philosophe nommé Catherine ; mais aussi je veux qu’elle s’appelle Thomyris, et qu’elle donne bien fort sur les oreilles à celui qui possède aujourd’hui une partie des Etats de Cyrus. J’ai eu l’honneur de lui marquer (1) que, si elle prend Constantinople, j’irai avec sa permission m’établir sur la Propontide ; car il n’y a pas moyen qu’à soixante-quinze ans j’aille affronter les glaces de la mer Baltique.
Je crois qu’il y a un prince de votre nom qui commandera une armée contre les musulmans. Le nom de Gallitzin est d’un bon augure pour la gloire de la Russie.
Je ne crois point ce que j’ai lu dans des gazettes, que des canonniers français sont allés servir dans l’armée ottomane. Les Français ont tiré leur poudre aux moineaux dans la dernière guerre ; oseront-ils tirer contre l’aigle de Catherine-Thomyris ?
1 – Le 5 novembre 1768. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Ferney, le 27 janvier 1769.
Vous m’avez la mine, mon ancien ami, d’avoir bientôt vos soixante-dix ans, et j’en ai soixante-quinze ; ainsi vous m’excuserez de n’avoir pas répondu sur-le-champ à votre lettre (1).
Je vous assure que j’ai été bien consolé de recevoir de vos nouvelles, après deux ans d’un profond silence. Je vois que vous ne pouvez écrire qu’aux rois, quand vous vous portez bien.
J’ai perdu mon cher Damilaville, dont l’amitié ferme et courageuse avait été longtemps ma consolation Il ne sacrifia jamais son ami à la malice de ceux qui cherchent à en imposer dans le monde. Il fut intrépide, même avec les gens dont dépendait sa fortune. Je ne puis trop le regretter et ma seule espérance, dans mes derniers jours, est de le retrouver en vous.
Je compte bien vous donner des preuves solides de mes sentiments, dès que j’aurai arrangé mes affaires. Je n’ai pas voulu immoler madame Denis au goût que j’ai pris pour la plus profonde retraite ; elle serait morte d’ennui dans ma solitude. J’ai mieux aimé l’avoir à Paris pour ma correspondante, que de la tenir renfermée entre les Alpes et le mont Jura. Il m’a fallu lui faire à Paris un établissement considérable. Je me suis dépouillé d’une partie de mes rentes en faveur de mes neveux et de mes nièces. Je compte pour rien ce qu’on donne par son testament ; c’est seulement laisser ce qui ne nous appartient plus.
Dès que j’aurai arrangé mes affaires, vous pouvez compter sur moi. J’ai actuellement un chaos à débrouiller, et dès qu’il y aura un peu de lumière, les rayons seront pour vous.
Je vous souhaite une santé meilleure que la mienne, et des amis qui vous soient attachés comme moi jusqu’au dernier moment de leur vie.
1 – Le 13 janvier, après deux ans de silence, Thieriot lui avait écrit pour lui demander « d’être inscrit sur la feuille de ses bienfaits, » en lui rappelant qu’il lui avait fait la même demande en 1766. (G.A.)
à Madame de Sauvigny.
Ferney, le 30 Janvier 1769.
Depuis que j’ai eu l’honneur de vous écrire, madame, M. votre frère est venu passer huit jours chez moi. J’ai eu tout le temps de le connaître, et d’entrer dans le détail de toutes ses malheureuses affaires. Je me trompe beaucoup, ou la facilité de son caractère a été la cause principale de toutes ses fautes et de toutes ses disgrâces. Les unes et les autres sont bien funestes. S’il est vrai que son père, riche de cinq millions, ne lui donna que six cents livres de pension au sortir de ses études, ses premières dettes sont excusables. Elles en attirèrent d’autres ; les intérêts s’accumulèrent ; et voilà la première cause de sa ruine.
Permettez-moi de vous dire que les exemples trop connus, donnés par M. son père, ne pouvaient lui inspirer des mœurs bien régulières.
On le maria à une demoiselle de condition, qui, n’ayant que seize ans, était incapable de le conduire, et il avait besoin d’être conduit. Je ne vois aucune faute contre l’honneur dans toutes celles qu’il a commises. L’affaire de Guérin était la seule qui pût me donner des soupçons ; mais j’ai vu des lettres authentiques qui me prouvent que Guérin l’avait en effet volé, et que M. votre frère, par cette facilité dangereuse qui l’a toujours perdu, eut tort dans la forme avec Guérin, ayant très grande raison dans le fond.
J’ai examiné tous ses papiers ; j’y ai vu des dettes usuraires en assez grand nombre. Je sais quel était cet Oléary, qui ose lui demander plus de deux cent mille francs. Je sais que c’est un Irlandais, aventurier sans aucune fortune, qui vécut longtemps à Madrid aux dépens de M. de Morsan, et qui abusa de cette facilité que je lui reproche, jusqu’à lui faire accroire qu’il allait marier le prince Edouard à une fille du roi de Maroc, et que M. votre frère irait à Maroc l’épouser au nom du prince.
Cet homme était en effet attaché au prétendant. Il persuada à M. de Morsan qu’il gouvernerait l’Angleterre, et le fit enfin consentir à promettre d’épouser sa fille. Tout cela est un roman digne de Guzman d’Alfarache. Oléary réduit aujourd’hui ses prétentions chimériques à douze mille francs. Je suis bien fondé à croire que c’est lui qui les doit, loin d’être en droit de rien demander. Et de plus, les avocats qui sont à la tête de la direction considèreront sans doute qu’un homme qui restreint à douze mille livres une somme de deux cent vingt mille livres est par cela même un homme punissable.
J’ai connu M. de Saint-Cernin, dont la famille redemande des sommes considérables. Je puis vous assurer que M. votre frère n’a jamais reçu la moitié du principal. S’il ne devait payer que ce qu’il a réellement reçu, la somme ne se monterait pas à quatre cent mille livres ; et il faut qu’il en paie onze cent mille ! Je crois que, s’il avait pu être à portée de contredire toutes les demandes qu’on lui fait, il aurait sauvé plus de cent mille écus ; mais se trouvant proscrit et errant dans les pays étrangers, et privé de presque tous ses documents, il n’a pu se secourir lui-même.
Je le vois séparé d’avec madame sa femme ; mais il me jure qu’il n’a jamais manqué pour elle de complaisance, et qu’il a même poussé cette complaisance jusqu’à la soumission. On a allégué, dans l’acte de séparation, qu’il avait communiqué à madame sa femme le fruit de ses débauches : il proteste qu’il n’en est rien, qu’il lui avoua l’état où il était, et qu’il s’abstint de s’approcher d’elle.
Quant à la lettre qu’il écrivit à sa femme, et qu’elle a produite, il jure que c’est elle-même qui l’exigea, et qu’il eut la malheureuse faiblesse de donner ces armes contre lui.
Enfin, madame, il ne veut revenir ni contre la séparation prononcée, ni contre la commission établie pour liquider ses dettes. Il consent à tout ; et, quand vous le voudrez, je lui ferai signer la ratification de tout ce que vous aurez fait.
Il m’a inspiré une extrême pitié, et même de l’amitié. Le titre de votre frère n’a pas peu servi à faire naître en moi ces sentiments. Il ne demande qu’une chose qui me paraît très juste, et dont le refus me semblerait une persécution affreuse : c’est que la lettre de cachet obtenue par son père contre lui n’ait pas lieu après la mort de son père et de sa mère. Il n’est point criminel d’Etat ; il n’a point offensé le roi ; il a été mis en prison par ses parents pour ses dettes ; ses dettes sont payées ; il ne doit pas être puni de ses fautes après leur expiation. Il en est assez puni par la perte d’un bien immense, et par dix années de proscription dans les pays étrangers.
Dans le dernier voyage qu’il a fait à Genève, un homme connu lui a conseillé d’écrire à M. de Saint-Florentin ; il l’a fait sans me consulter. Il est revenu ensuite me montrer sa lettre. J’en ai désapprouvé quelques termes un peu trop forts ; mais le fond m’a paru aussi raisonnable que juste. Il ne demande que de pouvoir aller jusqu’à Lyon avec sûreté. Il serait très convenable, en effet, qu’il pût vivre dans le voisinage de Lyon avec le peu qui lui reste. Le pays de Neuchâtel, où il s’est réfugié, est actuellement le réceptacle de tous les banqueroutiers et de tous ceux qui ont de mauvaises affaires. Ils accourent chez lui, et il y en a un qui dévore sa substance. Il est triste, honteux et dangereux que le frère de madame de Sauvigny soit réfugié dans un tel coupe-gorge. Je vous l’ai déjà mandé, madame, et j’en vois plus que jamais les inconvénients. M. votre frère est instruit ; il est homme de lettres je ne sais si vous savez qu’il a été réduit à être précepteur, et que cet état même à contribué à fortifier ses connaissances. Vous savez combien il est faible ; si on le pousse à bout, et si on le maltraite jusqu’au point de lui refuser la permission de respirer, en province, l’air de sa patrie, il est capable de faire un mémoire justificatif ; ce qui serait très triste à la fois et pour lui et pour sa famille.
Je vous promets, madame, de prévenir ce malheur, si vous voulez continuer à m’honorer de la confiance que vous m’avez témoignée. Il n’y a rien que je ne fasse pour procurer à M. votre frère une vie douce et honnête. Il faut absolument le retirer de l’endroit où il est. Je lui procurerai une maison sous mes yeux ; je répondrai de sa conduite. Il m’a témoigné beaucoup d’amitié, et une déférence entière à mes avis. J’ignore actuellement ce qui peut lui rester de revenu, parce qu’il l’ignore lui-même ; mais, à quelque peu que sa fortune actuelle soit réduite, je me charge de lui faire mener une vie décente et honorable. J’arrangerai ce qu’il doit à mademoiselle Nollet, qui l’a servi longtemps sans gages ; je l’empêcherai de faire aucune dette ; en un mot, je crois que c’est un parti dont lui et toute sa famille doivent être contents.
Si ce que je veux bien faire, madame, a le bonheur de vous plaire, ayez la bonté de me le mander. Je tâcherai de vous prouver le zèle, l’attachement et le respect avec lesquels…
à Madame la duchesse de Choiseul.
De Lyon (1), ce 2 Février 1769.
Madame , le présent manuscrit étant parvenu en ma boutique, et cette chose étant très vraie et très drôle, j’ai cru en devoir faire prompt hommage à votre excellence avant de la mettre en lumière. J’ai pensé que cela vous amuserait plus que les assemblées de messieurs (2) pour faire enchérir le pain, et que toutes les tracasseries modernes, dont on dit que vous faites peu de cas.
Au surplus, madame, je charge votre conscience, quand vous aurez lu la Canonisation de saint Cucufin de la faire lire à madame votre petite-fille (3), laquelle a grand besoin d’amusement et de consolation, étant attaquée du mal de Tobie, et n’ayant point d’ange Raphaël pour lui rendre la vue avec le foie d’un brochet. Je me tue à l’amuser tant que je puis ; ce qui est très difficile, tant elle a d’esprit.
Dès que j’aurai mis sous presse la Canonisation de saint Cucufin, à qui je fais de présent une neuvaine, je ne manquerais pas de vous envoyer, madame, deux exemplaires, l’un pour vous, et l’autre pour votre petite-fille, comptant parfaitement sur votre dévotion envers les saints, et sur votre discrétion envers les profanes. J’espère même sous un mois ou six semaines, garnir votre bibliothèque d’un ouvrage fort insolent ; mais si le délicat et ingénieux abbé de la Bletterie me défend de plus vous fournir ; je ne vous fournirai rien, et je vous laisserai au filet.
Toutefois, j’ai l’honneur d’être avec un respect vraiment sincère, madame, de votre excellence le très humble et très obéissant serviteur. GUILLEMET.
1 – Voltaire, signant cette lettre du nom d’un prétendu typographe lyonnais, date de Lyon, quoiqu’il écrive de Ferney. (G.A.)
2 – Les membres du parlement. (G.A.)
3 – Madame du Deffand. (G.A.)