CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 35

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 35

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DE VOLTAIRE.

 

15 de Janvier 1765.

 

 

          Mon cher philosophe, j’ai vu aujourd’hui le commencement de la Destruction en gros caractère, comme vous le souhaitez. C’est une charmante édification que cette Destruction ; on n’y changera pas une virgule ; on n’omettra pas un iota de la loi, jusqu’à ce que toutes choses soient accomplies. J’aurai plus de soin de cette besogne que des Commentaires de Pierre, qui m’ennuyaient prodigieusement. Frère Cramer, afin que vous le sachiez, est très actif pour son plaisir et très paresseux pour son métier. Tel était Philibert Cramer son frère, qui a renoncé à la typographie. Gabriel et Philibert peuvent mettre au rang de leurs négligences de n’avoir pas fait présenter à l’Académie un exemplaire de mes fatras sur les fatras de Pierre Corneille. Gabriel dit pour excuse que la Brunet, votre imprimeuse, était chargée de cette cérémonie et qu’elle ne s’en est pas acquittée. J’ai grondé Gabriel. Gabriel a grondé la Brunet, et vous m’avez grondé, moi qui ne me mêle de rien, et qui suis tout ébaubi.

 

          Gabriel dit qu’il a écrit à l’enchanteur Merlin (1), et que ce Merlin doit présenter un fatras cornélien à monsieur le secrétaire  perpétuel. Si cela n’est pas fait, je vous supplie de m’en instruire, parce que sur-le-champ je ferai partir par la diligence de Lyon le seul exemplaire que j’aie, lequel je supplierai l’Académie de mettre dans ses archives.

 

          Ce malheureux Jean-Jacques a fait un tort effroyable à la bonne cause. C’est le premier fou qui ait été malhonnête homme ; d’ordinaire les fous sont bonnes gens. Il a trouvé en dernier lieu dans son livre le secret d’être ennuyeux et méchant. On peut écrire plus mal que lui, mais on ne peut se conduire plus mal. N’importe, Peregrinus est content, pourvu qu’on parle de Peregrinus. Jean-Jacques sera charmé d’être pendu, pourvu qu’on mette son nom dans la sentence. J’espère cependant que la bonne cause pourra bien se soutenir sans lui. Jean-Jacques a beau être misérable, cela n’empêche pas qu’Ezéchiel ne soit un homme à mettre aux Petites-Maisons, ainsi que tous ses confrères. Il faut avouer, quoi qu’on en dise, que la raison a fait de terribles progrès depuis environ trente ans. Elle en fera tous les jours ; il se trouvera toujours quelque bonne âme qui dira son mot en passant, et qui écr. l’inf… ; ce que je vous souhaite au nom du père et du fils.

 

 

1 – Libraire à Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 17 de Janvier 1765.

 

 

          Je commence, mon cher et illustre maître, par vous remercier des soins que vous voulez bien vous donner pour moi. Voici une lettre où je prie M. Cramer de hâter l’impression. Je ne lui parle qu’en passant de ce qui concerne mes intérêts ; c’est votre affaire de lui dire là-dessus ce qui convient ; cela devrait être fait de sa part. Je désirerais beaucoup d’avoir à me louer de lui, parce que j’aurai vraisemblablement dans le courant de cette année d’autres ouvrages à lui donner, étant comme résolu de ne plus rien imprimer en France. Assurément je n’ai point envie de me faire d’affaire avec les pédants à long et à petit rabat ; mais c’est bien assez de me couper les ongles moi-même de bien près, sans qu’un censeur vienne encore me les couper jusqu’au sang. M. Cramer peut compter, si j’ai lieu d’être content de lui en cette occasion, qu’il imprimera désormais tout ce que je ne voudrai pas soumettre à l’inquisition de nos Midas en soutane ou en robe.

 

          Je suis bien fâché, pour la philosophie et pour les lettres, du parti que prend Jean-Jacques, et en particulier de ce qu’il a dit contre vous dans son dernier livre (1), que je n’ai pu lire, tant la matière est peu intéressante pour qui n’est pas bourdon ou guêpe de la ruche de Genève. Il a couru un bruit que vous lui aviez fait une réponse injurieuse (2) ; je ne l’ai pas cru, et des gens en état d’en juger, qui ont lu cette réponse, m’ont assuré qu’elle n’était pas de vous. Au nom de Dieu, si vous lui répondez, ce qui n’est peut-être pas nécessaire (du moins c’est le parti que je prendrais à votre place), répondez-lui avec le sang-froid et la dignité qui vous conviennent. Il me semble que vous avez beau jeu, ne fût-ce qu’en opposant aux horreurs qu’il dit aujourd’hui de sa patrie tous les éloges qu’il en a faits il y a quatre ou cinq ans, dans la dédicace d’un de ses ouvrages (3), sans compter son petit procédé avec moi, à qui il a donné tort et raison, selon que ses intérêts l’exigeaient. Il est bien fâcheux que la discorde soit au camp de la philosophie, lorsqu’elle est au moment de prendre Troie. Tâchons du moins de n’avoir rien à nous reprocher de ce qui peut nuire à la cause commune.

 

 

1 – Lettres écrites de la Montagne. C’est dans la cinquième lettre qu’il attaque Voltaire. (G.A.)

2 – Sentiment des citoyens. (G.A.)

3 – Dédicace de son Discours sur l’inégalité. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

25 de Janvier 1765.

 

 

          Vous devez, mon cher philosophe, avoir reçu une lettre satisfaisante de ce joufflu de Gabriel Cramer. Il est bien heureux d’imprimer la Destruction : cette Destruction suffirait pour bien établir un libraire de Paris. La quatrième feuille est déjà imprimée. Je vous remercie de m’avoir fourré là, j’en suis tout glorieux. Je me trouve enchâssé avec des diamants que vous avez répandus sur le fumier des jansénistes et des molinistes.

 

          Votre ami le roi de Prusse, à qui j’ai été obligé d’écrire, m’a félicité d’être toujours occupé à écraser l’inf… (1). Hélas ! je ne l’écrase pas, mais vous la percez de cent petits traits dont elle ne se relèvera jamais chez les honnêtes gens. Le bon de l’affaire, c’est qu’étant percée à jour de votre main forte et adroite, elle n’osera pas seulement se plaindre.

 

          Je fais partir mon exemplaire de Corneille pour l’Académie. Gabriel m’en rendra un de la seconde édition.

 

          Vous voilà en train de détruire, amusez-vous à détruire successivement toutes nos sottises welches ; un destructeur tel que vous sera un fondateur de la raison.

 

 

1 – Le ministre français, sur le bruit que le roi de Prusse était malade, avait écrit à Voltaire pour savoir ce qu’il en était. Voltaire, qui n’avait plus commerce avec le roi de Prusse, se hâta de renouer afin de pouvoir satisfaire les ministres, et Frédéric lui répondit sur sa santé le 1er Janvier 1765. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

5 de Février 1765.

 

 

          Mon adorable philosophe, nous en sommes à H (1). Vous me rendez les lettres de l’alphabet bien précieuses. Vous me comblez de joie en me faisant espérer que vous ne vous en tiendrez pas aux jésuites. Un homme qui a des terres près de Cîteaux me mande que le chapitre général va s’assembler. Ce chapitre est composé de quatre cents élus ; on donne à chacun six bouteilles de vin pour sa nuit ; cela s’appelle le vin du chevet, et vous savez que ce vin est le meilleur de France. Ces moines-là ne vous paraissent-ils pas plus habiles que les jésuites ? Cîteaux jouit de deux cent mille livres de rentes, et Clairvaux en a davantage ; mais il est juste de combler de biens des hommes si utiles à l’Etat. Détruisez, détruisez tant que vous pourrez, mon cher philosophe ; vous servirez l’Etat et la philosophie.

 

          J’espère que frère Gabriel Cramer enverra bientôt à frère Bourgelat (2) le recueil de soufflets que vous donnez à tour de bras aux jansénistes et aux molinistes. C’est bien dommage, encore une fois, que Jean-Jacques, Diderot, Helvétius, et vous, cum aliis ejusdem farinœ hominibus, vous ne vous soyez pas entendus pour écraser l’inf… Le plus grand de mes chagrins est de voir les imposteurs unis, et les amis du vrai divisés. Combattez, mon cher Bellérophon, et détruisez la Chimère.

 

 

N.B. – Vous saurez qu’ennuyé de la négligence du gros Gabriel, j’ai envoyé mon exemplaire de Corneille à l’adresse de M. Duclos, à la chambre syndicale, par la diligence de Lyon. Je supplie le philosophe frère Damilaville de vouloir bien payer les frais : c’est un philosophe de finance avec lequel je m’entendrai fort bien. Adieu : je vous embrasse ; je suis bien vieux et bien malade.

 

 

1 – C’est-à-dire à la huitième feuille d’impression. (G.A.)

2 – Qui était à Lyon. Voyez plus haut. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 27 de Février 1765.

 

 

          Mon cher et illustre maître, je compte que nous aurons bientôt ici la Destruction, car frère Damilaville m’a dit, il y a plusieurs jours, que vous lui aviez mandé, il y avait aussi plusieurs jours, que tout était fini. Dieu veuille que cette Destruction puisse servir in œdificationem multorum ! Nous verrons ce que les pédants à grande et à petite queue en diront. Je m’attends à quelques hurlements de la part des seconds, et peut-être à quelques grincements de dents de la part des premiers ; mais je compte m’être si bien mis à couvert de leurs morsures, que

 

Fragili quærens illidere dentem,

Offendet solido.

 

HOR., lib. II, sat. I.

 

Enfin nous verrons ; s’ils avalent ce crapaud, je leur servirai d’une couleuvre ; elle est toute prête (1) : je ferai seulement la sauce plus ou moins piquante, selon que je les verrai plus ou moins en appétit. Je respecterai toujours, comme de raison, la religion, le gouvernement, et même les ministres ; mais je ne ferai point de quartier à toutes les autres sottises, et assurément j’aurai de quoi parler.

 

          On dit que vous avez renoncé aux Délices, et que vous n’habitez plus le territoire de la parvulissime. Je vous conseillerais cependant, attendu les pédants à grand rabat, qui deviennent de jour en jour plus insolents et plus sots, de conserver toujours un pied à terre chez nos bons amis les Suisses.

 

          Fréron a pensé aller au Fort-L’Evêque, ou Four-l’Evêque, pour avoir insulté grossièrement, à son ordinaire, mademoiselle Clairon : elle s’en est plainte ; mais le roi son compère (2) et la reine ont intercédé pour ce maraud, qui est toujours cependant aux arrêts chez lui, sous la verge de la police. Il est bien honteux qu’un pareil coquin trouve des protections respectables ; en vérité on ne peut s’empêcher d’en pleurer et d’en rire. Puisque les choses sont ainsi, je prétends, moi, avoir aussi mon franc-parler, et à l’exception des choses et des personnes auxquelles je dois respect, je dirai mon avis sur le reste. Avez-vous entendu parler d’une tragédie du Siège de Calais (3), qu’on joue actuellement avec grand succès ? Comme cette pièce est pleine de patriotisme, on dit, pour rendre les philosophes odieux, qu’ils sont déchaînés contre elle. Rien n’est plus faux ; mais cela se dit toujours, pour servir ce que de raison. Quelle pauvre espèce que le genre humain ! Adieu, mon cher maître, moquez-vous toujours de tout, car il n’y a que cela de bon.

 

 

1 – Lettre à M***, conseiller au parlement de ***, pour servir de supplément à l’ouvrage qui est dédié à ce même magistrat et qui a pour titre : Sur la destruction des jésuites en France. Cet écrit ne parut que deux ans plus tard. (G.A.)

2 – Le roi Stanislas était le parrain du fils de Fréron. (G.A.)

3 – Par de Belloy. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

16 de Mars 1765.

 

 

          Frère Gabriel, mon cher destructeur, obéit ponctuellement à vos ordres ; la Destruction sera magnifiquement reliée et envoyée à sa destination. Madame Denis a dévoré ce petit livre, qui contient deux cent trente-cinq pages, le seul de tous les livres qui restera sur ce procès, qui a produit tant de volumes. Je vous réponds que, quand il sera arrivé à Paris, il sera enlevé en quatre jours. Je suis fâché que vous ayez oublié que notre ami Fréron a été jésuite, et que même il a eu l’honneur d’être chassé de la société ; cela aurait pu vous fournir quelque douce et honnête plaisanterie.

 

          Je voudrais bien savoir ce qu’est devenu le petit jésuite derrière lequel marchait Le Franc de Pompignan à la procession de son village. Est-il vrai que le jésuite qui avait enfondré le cul (1) du prince de Guéménée est mort ? ne s’appelait-il pas Marsy ? On dit que d’ailleurs c’était un garçon de mérite (2).

 

          Dieu vous maintienne, mon cher destructeur, dans la noble résolution où vous êtes de faire main basse sur les fanatiques, en faisant patte de velours : Vous serez cher à tous les gens de bien. Ecr. l’inf…

 

 

1 – « Les choses n’allèrent pas tout à fait si loin. – Mon ami, dit la princesse à son fils, quelles étrennes faut-il donner à votre préfet ? – Maman, il faut lui donner un pot de chambre. – Que voulez-vous dire, – Maman, c’est qu’il me pisse sur le dos, et je n’aime pas ça. – Marsy fut chassé des jésuites, et Fréron, son ami intime, sortit avec lui. » (Note posthume de Condorcet.)

2 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article JÉSUITE. (G.A.)

 

 

 

 

 

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