CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 28

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 28

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à M. Damilaville.

 

Aux eaux de Rolle, 28 Juillet 1766.

 

 

          J’ai reçu toutes vos lettres, mon cher ami. Je suis toujours dans le même état, à la même place et dans la même résolution. Il y a un homme puissant (1) dans l’Europe qui est aussi indigné que nous. Voici le moment de prendre un parti, pour peu qu’on trouve des âmes fortes et courageuses qui nous secondent.

 

          J’ai dévoré le mémoire (2) ; je me flatte qu’il sera bientôt public. Notre ami Elie l’aurait fait plus éloquent. Ce mémoire devait être un beau commentaire sur le livre Des Délits et des peines. On dit que ce Commentaire paraîtra bientôt ; mais l’ignorant doit rentrer dans sa coquille, et ne se montrer de plus de six mois. Je crois vous avoir déjà dit quelque chose du lièvre qui craignait qu’on ne prît ses oreilles pour des cornes.

 

          J’ai relu tous les détails que vous m’avez écrits. Vous jugez de l’impression qu’ils ont faite sur moi. Que ne puis-je être avec vous et vous ouvrir mon cœur !

 

          Si le Platon moderne voulait, il jouerait un bien plus grand rôle que l’ancien Platon. Je suis persuadé, encore une fois, qu’on pourrait changer la face des choses. Ce serait d’ailleurs un amusement pour vous et pour lui de faire une nouvelle édition de ce grand recueil des sciences et des arts, de réduire à quatre lignes les ridicules déclamations des Cahusac et de tant d’autres, de fortifier tant de bons articles et de ne plus laisser la vérité captive. Il y a un volume de planches dont on pourrait très bien se passer. En un mot, en réduisant l’ouvrage, je suis certain qu’il vous vaudrait cent mille écus. Mais, comme on dit, il faut vouloir, et on ne veut pas assez.

 

          On vous supplie de donner cours aux incluses.

 

 

1 – Frédéric II. (G.A.)

2 – Le Mémoire à consulter pour Moisnel. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

30 Juillet 1766.

 

 

          Je vous ai mandé, monsieur, que j’avais reçu toutes vos lettres, tant sur les vingtièmes de Valromey, Bugey et Gex, que sur les autres objets On signifia avant-hier à tous les villages de ces bailliages qu’ils eussent à payer sur-le-champ le vingtième et la taille, sans quoi on mettrait tous les syndics en prisons. Cette rigueur n’avait point été exercée jusqu’à présent. On croit que c’est pour payer les troupes qui sont en garnison à Bourg-en-Bresse et dans le voisinage. M. de Voltaire, votre ami, a payé sur-le-champ pour le village de Ferney. Il est toujours aux eaux de Rolle en Suisse, et il me charge de vous faire les plus tendres compliments. J’attends, monsieur, avec impatience, le mémoire circonstancié que vous avez eu la bonté de nous promettre. Vous devez avoir reçu deux petits mémoires touchant l’établissement d’une nouvelle manufacture (1). J’espère que vous tirez sur cela quelque chose de positif. Ce n’est assurément que manque de courage, et non pas manque de force, qu’on a tardé si longtemps à établir cette manufacture nécessaire.

 

          Les plénipotentiaires médiateurs viennent de déclarer solennellement, et par écrit, que J.-J. Rousseau n’est qu’un calomniateur. Cette déclaration, jointe à celle de M. Hume, est le juste châtiment d’un polisson qui est devenu un scélérat par un excès d’orgueil. Il est plus coupable que personne envers la philosophie : d’autres l’ont persécutée, mais il l’a profanée.

 

          Nos compliments, je vous prie, à M. Tonpla (2). Votre très humble et très obéissant serviteur. BOURSIER.

 

 

1 – L’établissement des philosophes à Clèves. (G.A.)

2 – Anagramme de Platon (Diderot). (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Ferney, 31 Juillet 1766.

 

 

          J’ai reçu votre lettre du 17 juillet, mon ancien ami, et vous devez en avoir reçu une de moi du 26. Je souhaite que le paquet que vous me destinez soit un peu gros ; il n’y a qu’à l’envoyer par la diligence de Lyon à Meyrin : tout arrive sûrement par cette voie, presque aussi promptement que par la poste. Je croyais qu’on vous avait envoyé les trois volumes des Mélanges ; je vais tout à l’heure recommander au libraire de vous les faire parvenir sans délai. Le livre de Fréret est autre chose que cette Lettre de Thrasybule. C’est un assez gros volume in-8, imprimé en Allemagne depuis quelques mois ; il est intitulé : Examen critique des Apologistes. On dit que c’est un excellent livre, plein de recherches curieuses et de raisonnements vigoureux ; les connaisseurs en font un très grand cas. Je vous serai très obligé de me faire avoir la critique de Thomas (1), la Cacomonade et l’Histoire des Jésuites (2). J’ai le mémoire des sept avocats (3) : il ne me paraît pas si intéressant que les extraits (4) que vous enverrez sans doute à votre correspondant : surtout gardez-vous de nommer celui qui a fait tenir ces extraits. La personne dont vous vous plaignez (5) est inébranlable dans la fermeté de ses sentiments, et met dans l’amitié une chaleur toujours active. Elle aura peut-être été effarouchée d’un peu de tiédeur ou de mollesse qu’on vous reproche quelquefois, et de cette insensibilité apparente qui vous fait oublier vos amis pendant plusieurs mois ; mais il faut pardonner à vos maladies. Nous prenons toujours les eaux en Suisse avec mademoiselle Corneille. Je crois vous avoir mandé que votre correspondant a donné cinq cents francs aux Sirven. Je m’étais trompé, c’est cent écus d’Allemagne ; mais c’est toujours un bienfait honorable dont ils doivent être reconnaissants. Je vous souhaite une meilleure santé qu’à moi, et je vous embrasse de tout mon cœur. J’aimerai toujours mon ancien ami.

 

 

1 – Examen d’un discours de M. Thomas, qui a pour titre : Eloge de Louis, dauphin. (G.A.)

2 – Deux ouvrages de Linguet. (G.A.)

3 – Ou plutôt des huit avocats. (G.A.)

4 – Voyez la lettre du 18 Juillet à Richelieu, et celle du 25 à Damilaville. (G.A.)

5 – Voltaire lui-même. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

1erAuguste 1766.

 

 

          Nous vous remercions sensiblement, monsieur, des trois pièces que vous avez bien voulu nous envoyer, touchant le vingtième de Bresse et Bugey. La mort de M. de Balarre (1), causée par de mauvais médecins, qui n’ont pu s’accorder entre eux, a saisi votre ami de la plus vive douleur. Il est certain qu’on n’a point connu la maladie de ce pauvre enfant. Les médecins qui l’ont tué n’ont songé qu’à leur réputation et qu’à faire une expérience. Le mauvais régime a achevé ce que ces indignes médecins avaient commencé. Heureux qui n’a point affaire avec ces messieurs-là ! La sobriété peut contribuer beaucoup à nous empêcher de tomber entre leurs mains.

 

          Nos amis vous prient de nous envoyer votre sentiment sur la manufacture qu’on veut établir.

 

          Savez-vous que les médiateurs de Genève ont donné une déclaration publique, dans laquelle ils certifient que Rousseau est un infâme calomniateur ? Voilà la qualification qu’il reçoit à la fois de la France et de deux cantons suisses. Ne trouvez-vous pas que le petit Jean-Jacques devient tous les jours un important personnage ? Son orgueil sera un peu humilié. Il serait bien plus fâché s’il savait à quel point ses ouvrages tombent tous les jours dans le décri.

 

          Vos amis vous font les plus tendres compliments. Votre très humble, etc. BOURSIER et compagnie.

 

 

1 – La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

4 Auguste 1766.

 

 

          J’ai communiqué à votre ami votre lettre du 28. Je vous ai écrit par nos correspondants de Lyon. Nous attendons, monsieur, des lettres d’Allemagne pour l’établissement en question. Je suis toujours très persuadé que votre ami de Paris (1) y trouverait un grand avantage. Il n’y a peut-être que la mauvaise santé de mon correspondant de Suisse (2) qui pût déranger ce projet : mais si la chose était une fois en train, ni ses maladies ni sa mort ne pourraient empêcher l’établissement de subsister. Il ne s’agit que de se rassembler sept ou huit bons ouvriers dans des genres différents, ce qui ne serait point du tout malaisé.

 

          Le seigneur allemand (3), à qui on s’est adressé, a eu la petite indiscrétion d’en dire quelque chose à un jeune homme (4) qui peut l’avoir mandé à Paris. On n’était point encore entré avec lui dans les détails ; on ne lui avait point recommandé le secret ; on a tout lieu d’espérer qu’étant actuellement mieux instruit, cette petite affaire pourra se conclure avec la plus grande discrétion.

 

          On soutient toujours à Hornoy que tout ce qu’on a dit du sieur Belleval est la pure vérité. Ces anecdotes peuvent très bien s’accorder avec les autres ; elles servent à redoubler l’horreur et l’atrocité de cette affaire, qui est peut-être entièrement oubliée dans Paris ; car on dit que dans votre pays on fait le mal assez vite, et qu’on l’oublie de même.

 

          Nous doutons fort que le Dictionnaire des Sciences et des Arts (5) soit donné de longtemps aux souscripteurs de Paris. Mais, quoi qu’il en soit, le projet de réduire cet ouvrage, et de l’imprimer en pays étranger, est extrêmement approuvé. Plût à Dieu que je visse le commencement de cette Entreprise ! Je mourrais content, dans l’espérance que le public en verrait la fin.

 

          On dit qu’on fait des recherches chez tous les libraires dans les provinces de France. On a déjà mis en prison, à Besançon, un libraire nommé Fantet (6). Nous ne savons pas encore de quoi il est question.

 

          Toute notre famille vous fait les plus tendres compliments. Nous espérons recevoir de vous incessamment le mémoire en faveur de Breton (7), et ensuite celui du Languedochien (8).

 

          Adieu, monsieur ; on vous aime bien tendrement. BOURSIER et compagnie.

 

          On me recommanda, ces jours passés, une lettre pour un notaire ; en voici une autre qu’on m’adresse pour un procureur : l’amitié ne rougit point de ces petits détails.

 

 

1 – Diderot. (G.A.)

2 – Voltaire lui-même. (G.A.)

3 – Frédéric II. (G.A.)

4 – Le fils du médecin Tronchin. (G.A.)

5 – L’Encyclopédie. (G.A.)

6 – Voyez, au mois de mars 1767, la lettre signée D…, du conseil de Zurich. (G.A.)

7 – La Chalotais. (G.A.)

8 – Sirven. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Targe.

 

Aux eaux de Rolle, en Suisse, le 4 auguste.

 

 

          En réponse, monsieur, à la lettre dont vous m’honorez, du 25 juillet, je dois vous dire qu’il est très vrai que j’envoyai, en 1757, à l’amiral Bing, quelques mois avant sa mort, le témoignage que M. le maréchal de Richelieu avait rendu à sa conduite. M. le maréchal avait été témoin du combat naval donné fort près du pont : j’envoyai sa lettre originale à M. l’amiral Bing. Je l’avais vu à Londres en 1726 ; mais je ne crus pas devoir lui rappeler notre connaissance ; je crus que je le servirais mieux en paraissant être ignoré de lui ; mon paquet tomba dans les mains du feu roi d’Angleterre, qui l’ouvrit, et qui eut la générosité de l’envoyer à l’amiral.

 

          La lettre de M. le maréchal de Richelieu fut présentée au conseil de guerre ; elle fit pencher quelques juges en faveur de l’accusé ; mais la loi était précise contre lui, rien ne put le sauver. L’amiral, avant sa mort, recommanda sur le tillac, à son secrétaire, de m’écrire qu’il mourait mon obligé, et de m’envoyer tous les écrits qui contenaient sa justification.

 

          Voilà, monsieur, tous les éclaircissements que je puis vous donner sur cette cruelle aventure. Il semble que ma destinée ait été de prendre le parti de ceux que des juges ou prévenus ou trop sévères ont inhumainement condamnés. L’Histoire d’Angleterre, à laquelle vous travaillez, monsieur, offre plus d’un exemple de ces jugements sanguinaires, et, quelque histoire qu’on lise, l’humanité gémit toujours. J’espère que la lecture de votre ouvrage sera un de mes plus grands plaisirs dans la retraite où je finis mes jours. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

CORRESPONDANCE - Année 1766

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