Quand François-Marie Arouet devient VOLTAIRE - Partie 2
François-Marie AROUET dit Monsieur de VOLTAIRE
1694 - 1778
1 – A MADEMOISELLE DUNOYER
1713.
(1)
Lisez cette lettre en bas, et fiez-vous au porteur..
Je crois, ma chère demoiselle, que vous m’aimez ; ainsi préparez-vous à vous servir de toute la force de votre esprit dans cette occasion. Dès que je rentrai hier au soir à l’hôtel, M. L. (2) me dit qu’il fallait partir aujourd’hui, et tout ce que j’ai pu faire a été d’obtenir qu’il différât jusqu’à demain ; mais il m’a défendu de sortir de chez lui jusqu’à mon départ ; sa raison est qu’il craint que madame votre mère ne me fasse un affront qui rejaillirait sur lui et sur le roi. Il ne m’a pas seulement permis de répliquer ; il faut absolument que je parte, et que je parte sans vous voir. Vous pouvez juger de ma douleur ; elle me coûterait la vie, si je n’espérais de pouvoir vous servir en perdant votre chère présence. Le désir de vous voir à Paris me consolera dans mon voyage. Je ne vous dis plus rien pour vous engager à quitter votre mère, et à revoir votre père (3), des bras duquel vous avez été arrachée pour venir ici être malheureuse… Si vous balanciez un moment, vous mériteriez presque tous vos malheurs. Que votre vertu se montre ici tout entière ; voyez-moi partir avec la même résolution que vous devez partir vous-même. Je serai à l’hôtel toute la journée. Envoyez-moi trois lettres, pour monsieur votre père, pour monsieur votre oncle, et pour madame votre sœur (4) ; cela est absolument nécessaire, et je ne les rendrai qu’en temps et lieu, surtout celle de votre sœur : que le porteur de ces lettres soit le cordonnier, promettez-lui une récompense ; qu’il vienne ici une forme à la main, comme pour venir accommoder mes souliers ; joignez à ces lettres un billet pour moi : que j’aie en partant cette consolation ; surtout, au nom de l’amour que j’ai pour vous, ma chère, envoyez-moi votre portrait, faites tous vos efforts pour l’obtenir de madame votre mère ; il sera bien mieux entre mes mains que dans les siennes, puisqu’il est déjà dans mon cœur. Le valet que je vous envoie est entièrement à moi ; si vous voulez le faire passer, auprès de votre mère, pour un faiseur de tabatières, il est Normand et jouera fort bien son rôle : il vous rendra toutes mes lettres, que je mettrai à son adresse, et vous me ferez tenir les vôtres par lui ; vous pouvez lui confier votre portrait.
Je vous écris cette lettre pendant la nuit, et je ne sais pas encore comment je partirai ; je sais seulement que je partirai ; je ferai tout mon possible pour vous voir demain avant de quitter la Hollande. Cependant, comme je ne puis vous en assurer, je vous dis adieu, mon cher cœur, pour la dernière fois : je vous le dis en vous jurant toute la tendresse que vous méritez. Oui, ma chère Pimpette, je vous aimerai toujours : les amants les moins fidèles parlent de même ; mais leur amour n’est pas fondé, comme le mien, sur une estime parfaite : j’aime votre vertu autant que votre personne, et je ne demande au ciel que de puiser auprès de vous les nobles sentiments que vous avez. Ma tendresse me fait compter sur la vôtre ; je me flatte que je vous ferai souhaiter de voir Paris ; je vais dans cette belle ville solliciter votre retour : je vous écrirai tous les ordinaires par le canal de Lefèvre, à qui je vous prie de donner quelque chose pour chaque lettre, afin de l’encourager à bien faire. Adieu encore une fois, ma chère maîtresse ; songez un peu à votre malheureux amant, mais n’y songez point pour vous attrister ; conservez votre santé, si vous voulez conserver la mienne ; ayez surtout beaucoup de discrétion ; brûlez ma lettre, et toutes celles que vous recevrez de moi : il vaut mieux avoir moins de bonté pour moi, et avoir plus de soin de vous : consolons-nous par l’espérance de nous revoir bientôt, et aimons-nous toute notre vie. Peut-être viendrai-je moi-même vous chercher ; je me croirai alors le plus heureux des hommes ; mais enfin, pourvu que vous veniez, je suis trop content ; je ne veux que votre bonheur ; je voudrais le faire aux dépens du mien, et je serai trop récompensé quand je me rendrai le doux témoignage que j’ai contribué à vous remettre dans votre bien-être. Adieu, mon cher cœur ; je vous embrasse mille fois. AROUET.
Lefèvre vient de m’avertir ce matin qu’on lui a ordonné de rendre à son excellence les lettres que je lui donnerais à porter ainsi, sans doute, on interceptera les lettres qui viendront par son canal : choisissez donc quelqu’un à qui l’on puisse se fier, s’il en est dans le monde ; vous me manderez son adresse ; surtout envoyez-moi ce soir vos lettres, et instruisez bien votre commissionnaire ; ne chargez point Lisbette de ce message ; tenez-vous prête demain de bonne heure ; je tâcherai de vous voir avant de partir, et nous prendrons nos dernières mesures. AROUET.
1 – Ces lettres furent écrites à La Haye. Le jeune Arouet était alors page de l’ambassadeur de France, le marquis de Châteauneuf. (G.A.)
2 – Lisez : M. l’ambassadeur. Ces abréviations furent faites par la mère de mademoiselle Dunoyer, qui publia ces lettres d’amour.
3 – Le père de mademoiselle Dunoyer vivait en France. La fille avait suivi sa mère qui, protestante, s’était expatriée. (G.A.)
4 – La sœur avait épousé un lieutenant de cavalerie déjà âgé, M. Constantin. (G.A.)
2 – A MADEMOISELLE DUNOYER
Je suis ici prisonnier au nom du roi ; mais on est maître de m’ôter la vie, et non l’amour que j’ai pour vous. Oui, mon adorable maîtresse, je vous verrai ce soir, dussé-je porter ma tête sur un échafaud. Ne me parlez point, au nom de Dieu dans des termes aussi funestes que vous m’écrivez ; vivez et soyez discrète : gardez-vous de madame votre mère, comme de l’ennemi le plus cruel que vous ayez ; que dis-je ? Gardez-vous de tout le monde, ne vous fiez à personne ; tenez-vous prête dès que la lune paraîtra ; je sortirai de l’hôtel incognito, je prendrai un carrosse, ou une chaise, nous irons comme le vent à Scheveling (1) ; j’apporterai de l’encre et du papier, nous ferons nos lettres (2). Mais si vous m’aimez, consolez-vous, rappelez toute votre vertu et toute votre présence d’esprit, contraignez-vous devant madame votre mère, tâchez d’avoir votre portrait, et comptez que l’apprêt des plus grands supplices ne m’empêchera pas de vous servir. Non, rien n’est capable de me détacher de vous : notre amour est fondé sur la vertu, il durera autant que notre vie ; donnez ordre au cordonnier d’aller chercher une chaise : mais non, je ne veux point que vous vous en fiiez à lui ; tenez-vous prête dès quatre heures, je vous attendrai proche votre rue. Adieu ; il n’est rien à quoi je ne m’expose pour vous : vous en méritez bien davantage. Adieu, mon cher cœur. AROUET.
1 – Ou plutôt Scheveningen. (G.A.)
2 – Les lettres au père, à l’oncle, et à la sœur d’Olympe. (G.A.)
3 – A MADEMOISELLE DUNOYER
Je ne partirai, je crois, que lundi ou mardi ; il semble, ma chère, qu’on ne recule mon départ que pour me faire mieux sentir le cruel chagrin d’être dans la même ville que vous, et de ne pouvoir vous y voir. On observe ici tous mes pas : je ne sais même si Lefèvre pourra te rendre cette lettre. Je te conjure, au nom de Dieu, sur toutes choses, de n’envoyez ici personne de ta part sans en avoir concerté avec moi : j’ai des choses d’une conséquence extrême à vous dire : vous ne pouvez pas venir ici ; il m’est impossible d’aller de jour chez vous : je sortirai par une fenêtre à minuit ; si tu as quelque endroit où je puisse te voir, si tu peux à cette heure quitter le lit de ta mère, en prétextant quelque besoin, au cas qu’elle s’en aperçoive, enfin, si tu peux consentir à cette démarche sans courir de risque, je n’en courrai aucun ; mande-moi si je peux venir à ta porte cette nuit, tu n’as qu’à le dire à Lefèvre de bouche. Informe-moi surtout de ta santé. Adieu, mon aimable maîtresse ; je t’adore, et je me réserve à t’exprimer toute ma tendresse en te voyant. AROUET.
4 – A MADEMOISELLE DUNOYER
Je viens d’apprendre, mon cher cœur, que je pourrai partir avec M. M*** en poste, dans sept ou huit jours ; mais que le plaisir de rester dans la ville où vous êtes me coûtera de larmes ! On m’a imposé la nécessité d’être prisonnier jusqu’à mon départ, ou de partir sur-le-champ. Ce serait vous trahir que de venir vous voir ce soir : il faut absolument que je me prive du bonheur d’être auprès de vous, afin de vous mieux servir. Si vous voulez pourtant changer nos malheurs en plaisirs, il ne tiendra qu’à vous ; envoyez Lisbette sur les trois heures, je la chargerai pour vous d’un paquet qui contiendra des habillements d’homme ; vous vous accommoderez chez elle : et si vous avez assez de bonté pour vouloir bien voir un pauvre prisonnier qui vous adore, vous vous donnerez la peine de venir sur la brune à l’hôtel. A quelle cruelle extrémité sommes-nous réduits, ma chère ! Est-ce à vous à me venir trouver ? Voilà cependant l’unique moyen de nous voir : vous m’aimez ; ainsi j’espère vous voir aujourd’hui dans mon petit appartement. Le bonheur d’être votre esclave me fera oublier que je suis le prisonnier de ***. Mais comme on connaît mes habits, et que, par conséquent, on pourrait vous reconnaître, je vous enverrai un manteau qui cachera votre justaucorps et votre visage ; je louerai même un justaucorps pour plus de sûreté : mon cher cœur, songez que ces circonstances sont bien critiques ; défiez-vous, encore un coup, de madame votre mère, défiez-vous de vous-même ; mais comptez sur moi comme sur vous, et attendez tout de moi, sans exception, pour vous tirer de l’abîme ou vous êtes ; nous n’avons plus besoin de serments pour nous faire croire. Adieu, mon cher cœur, je vous aime, je vous adore. AROUET.
C’est le valet de pied en question qui vous porte cette lettre.
5 – A MADEMOISELLE DUNOYER
Je ne sais si je dois vous appeler monsieur ou mademoiselle ; si vous êtes adorable en cornettes, ma foi vous êtes un aimable cavalier, et notre portier qui n’est point amoureux de vous, vous a trouvée un très joli garçon. La première fois que vous viendrez, il vous recevra à merveille. Vous aviez pourtant la mise aussi terrible qu’aimable, et je crains que vous n’ayez tiré l’épée dans la rue, afin qu’il ne vous manquât plus rien d’un jeune homme : après tout, tout jeune homme que vous êtes, vous êtes sage comme une fille.
Enfin, je vous ai vu, charmant objet que j’aime,
En cavalier déguisé dans ce jour ;
J’ai cru voir Vénus elle-même
Sous la figure de l’Amour.
L’Amour et vous, vous êtes du même âge,
Et sa mère a moins de beauté ;
Mais, malgré ce double avantage,
J’ai reconnu bientôt la vérité.
Olimpe, vous êtes trop sage
Pour être une divinité.
Il est certain qu’il n’est point de dieu qui ne dût vous prendre pour modèle, et il n’en est point qu’on doive imiter : ce sont des ivrognes, des jaloux, et des débauchés. On me dira peut-être :
Avec quelle irrévérence
Parle des dieux ce maraud ! (Amphitryon, I, II.)
Mais c’est assez parler des dieux, venons aux hommes. Lorsque je suis en train de badiner, j’apprends par Lefèvre qu’on vous a soupçonnée hier : c’est à coup sûr la fille qui vous annonça qui est la cause de ce soupçon qu’on a ici ; ledit Lefèvre vous instruira de tout, c’est un garçon d’esprit, et qui m’est fort affectionné ; il s’est tiré très bien de l’interrogatoire de son excellence. On compte de nous surprendre ce soir ; mais ce que l’amour garde est bien gardé : je sauterai par les fenêtres, et je viendrai sur la brune chez ***, si je le puis. Lefèvre viendra chercher mes habits sur les quatre heures ; attendez-moi sur les cinq en bas, et si je ne viens pas, c’est que je ne le pourrai absolument point. Ne nous attendrissons pas en vain ; ce n’est plus par des lettres que nous devons témoigner notre amour, c’est en vous rendant service. Je pars vendredi avec M. de M. *** ; que je vienne vous voir, ou que je n’y vienne point, envoyez-moi toujours ce soir vos lettres par Lefèvre, qui viendra les quérir ; gardez-vous de madame votre mère, gardez un secret inviolable ; attendez patiemment les réponses de Paris ; soyez toujours prête pour partir ; quelque chose qui arrive, je vous verrai avant mon départ : tout ira bien pourvu que vous vouliez venir en France et quitter une mère barbare, pour retourner dans les bras d’un père. Comme on avait ordonné à Lefèvre de rendre toutes mes lettres à son excellence, j’en ai écrit une fausse que j’ai fait remettre entre ses mains ; elle ne contient que des louanges pour vous et pour lui, qui ne sont point affectées. Lefèvre vous rendra compte de tout. Adieu, mon cher cœur ; aimez-moi toujours, et ne croyez pas que je ne hasarderai pas ma vie pour vous. AROUET.
6 – A MADEMOISELLE DUNOYER
On a découvert notre entrevue d’hier, ma charmante demoiselle : l’amour nous excuse l’un et l’autre envers nous-mêmes, mais non pas envers ceux qui sont intéressés à me tenir ici prisonnier. Le plus grand malheur qui pouvait m’arriver était de hasarder ainsi votre réputation. Dieu veuille encore que notre monstre aux cent yeux ne soit pas instruit de votre déguisement ! Mandez-moi exactement tout ce que cette barbare mère dit hier à M. de La B*** (1) et à vous, et ne comptez pas que nous puissions nous voir avant mon départ, à moins que nous ne voulions achever de tout gâter : faisons, mon cher cœur, ce dernier effort sur nous-mêmes. Pour moi, qui donnerais ma vie pour vous voir, je regarderai votre absence comme un bien, puisqu’elle doit me procurer le bonheur d’être longtemps auprès de vous à l’abri des faiseurs de prisonniers et des faiseuses de libelles (2). Je ne puis vous dire dans cette lettre que ce que je vous ai dit dans toutes les autres : je ne vous recommande pas de m’aimer ; je ne vous parle pas de mon amour, nous sommes assez instruits de nos sentiments ; il ne s’agit ici que de vous rendre heureuse ; il faut pour cela une discrétion entière. Il faut dissimuler avec madame votre mère ; ne me dites point que vous êtes trop sincère pour trahir vos sentiments. Oui, mon cher cœur, soyez sincère avec moi, qui vous adore, et non pas avec une … ; ce serait un crime que de lui laisser découvrir tout ce que vous pensez : vous conserverez sans doute votre santé, puisque vous m’aimez ; et l’espérance de nous revoir bientôt nous tiendra lieu du plaisir d’être ensemble. Je vous écrirai tous les ordinaires à l’adresse de madame Santoc de Maisan. Vous mettrez la mienne à M. Arouet, le cadet, chez M. Arouet, trésorier de la chambre des comptes, cour du Palais, à Paris. Je mettrai vendredi une lettre pour vous à la poste de Rotterdam ; j’attendrai une lettre de vous à Bruxelles, que le maître de la poste me fera tenir. Envoyez-moi vos lettres pour monsieur votre père et monsieur votre oncle, par le présent porteur. Si Lefèvre ne peut pas te porter cette lettre, confie-toi à celui que j’enverrai ; remets-lui le paquet et les lettres. Adieu, ma chère Olimpe ; si tu m’aimes, console-toi ; songe que nous réparerons bien les maux de l’absence ; cédons à la nécessité : on peut nous empêcher de nous voir, mais jamais de nous aimer. Je ne trouve point de termes assez forts pour t’exprimer mon amour ; je ne sais même si je devrais t’en parler, puisqu’en t’en parlant je ne fais sans doute que t’attrister au lieu de te consoler. Juge du désordre où est mon cœur par le désordre de ma lettre ; mais malgré ce triste état, je fais un effort sur moi ; imite-moi si tu m’aimes. Adieu encore une fois, ma chère maîtresse ; adieu ma belle Olimpe ; je ne pourrai point vivre à Paris si je ne t’y vois bientôt. Songe à dater toutes tes lettres. AROUET.
1 – La Bruyère, secrétaire de l’ambassade de France. M. Desnoiresterre publie une lettre d’Olympe qui avertit son amant que ce n’était pas M. de La Bruyère qui était hier chez sa mère. « C’est une méprise de la cordonnière qui nous alarma fort mal à propos. Ma mère ne sait pas que je t’ai parlé ; et, grâce au ciel, elle te croit déjà parti… Fais ce que tu pourras pour que je te voie ce soir : tu n’auras qu’à descendre dans la cuisine du cordonnier, et je te réponds que tu n’as rien à craindre… Adieu, mon aimable enfant ; je t’adore et je te jure que mon amour durera autant que ma vie ! » Il est à remarquer que c’est Olympe qui enhardit le jeune Arouet, et lui prodigue le tutoiement dont il se montre avare pour elle. (G.A.)
2 – Il désigne ici madame Dunoyer. (G.A.)
7 – A MADEMOISELLE DUNOYER
Je vous écris une seconde fois, ma pauvre Olimpe, pour vous demander pardon de vous avoir grondée ce matin, et pour vous gronder encore mieux ce soir, au hasard de vous demander pardon demain. Quoi ! Vous voulez parler à M. L*** (1) ? Eh ! Ne savez-vous pas que ce qu’il craint le plus c’est de paraître favoriser votre retraite ? Il craint votre mère, il veut ménager les excellences : vous devez vous-même craindre les uns et les autres, et ne point vous exposer d’un côté à être enfermée, et de l’autre à recevoir un affront. Lefèvre m’a rapporté que votre mère (2)……, et que vous êtes malade. Le cœur m’a saigné à ce récit ; je suis coupable de tous vos malheurs, et, quoique je les partage avec vous, vous n’en souffrez pas moins. C’est une chose bien triste pour moi que mon amour ne vous ait encore produit qu’une source de chagrins ; le triste état où je suis réduit moi-même ne me permet pas de vous donner aucune consolation, vous devez la trouver dans vous-même. Songez que vos peines finiront bientôt, et tâchez du moins d’adoucir un peu la maligne férocité de votre mère ; représentez-lui doucement qu’elle vous fera mourir. Ce discours ne la touchera pas, mais il faudra qu’elle paraisse en être touchée ; ne lui parlez jamais ni de moi, ni de la France, ni de M. L*** ; surtout gardez-vous de venir à l’hôtel. Ma chère Pimpette, suivez mes conseils une fois, vous prendrez votre revanche le reste de ma vie, et je ferai toujours vœu de vous obéir. Adieu, mon cher cœur ; nous sommes tous deux dans des circonstances fort tristes ; mais nous nous aimons, voilà la plus douce consolation que nous puissions avoir. Je ne vous demande pas votre portrait, je serais trop heureux, et je ne dois pas l’être, tandis que vous êtes malheureuse. Adieu, mon cher cœur ; aimez-moi toujours, informez-moi de votre santé. AROUET.
1 – L’ambassadeur. (G.A.)
2 – Est-ce vous a battue qu’il faut lire ? (G.A.)
8 – A MADEMOISELLE DUNOYER
Ce mercredi soir, 13 Décembre 1713.
Je ne sais que d’hier, ma chère, que vous êtes malade ; ce sont là les suites des chagrins que je vous ai causés : quoi ! Je suis cause de vos malheurs, et je ne puis les adoucir ! Non, je n’ai jamais ressenti de douleur plus vive et plus juste ; je ne sais pas quelle est votre maladie : tout augmente ma crainte ; vous m’aimez, et vous ne m’écrivez point ; je juge de là que vous êtes malade véritablement. Quelle triste situation pour deux amants ! L’un au lit, et l’autre prisonnier. Je ne puis faire autre chose pour vous que des souhaits, en attendant votre guérison et ma liberté. Je vous prierais de vous bien porter, s’il dépendait de vous de m’accorder cette grâce ; mais du moins il dépend de vous de songer à votre santé, et c’est le plus grand plaisir que vous me puissiez faire. Je ne vous ai point écrit de lettre où je ne vous aie recommandé cette santé qui m’est si chère ; je supporterai toutes mes peines avec joie, si vous pouvez prendre un peu le dessus sur toutes les vôtres. Mon départ est reculé encore. M. de M***, qui vient actuellement dans ma chambre, m’empêche de continuer ma lettre : adieu, ma belle maîtresse ; adieu, mon cher cœur ; puissiez-vous être aussi heureuse toute votre vie, que je suis malheureux actuellement ! Adieu, ma chère, tâchez de m’écrire. AROUET.
9 – A MADEMOISELLE DUNOYER
La Haye, ce samedi soir, 16 Décembre 1713.
Est-il possible, ma chère maîtresse, que je ne puisse du moins jouir de la satisfaction de pleurer au pied de votre lit, et de baiser mille fois vos belles mains, que j’arroserais de mes larmes ? Je saurais du moins à quoi m’en tenir sur votre maladie, car vous me laissez là-dessus dans une triste incertitude ; j’aurais la consolation de vous embrasser en partant, et de vous dire adieu, jusqu’au temps où je pourrais vous voir à Paris. On vient de me dire qu’enfin c’est pour demain ; je m’attends pourtant encore à quelque délai ; mais, en quelque temps que je parte, vous recevrez toujours de moi une lettre datée de Rotterdam, dans laquelle je vous manderai bien des choses de conséquence, mais dans laquelle je ne pourrai pourtant vous exprimer mon amour comme je le sens. Je partirai dans de cruelles inquiétudes, que vos lettres adouciront à leur ordinaire. Je vous ai mandé, dans ma dernière lettre, que je ne m’occupais que du plaisir de penser à vous ; cependant j’ai lu, hier et aujourd’hui, les Lettres galantes de madame D… (1) ; son style m’a quelquefois fait oublier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je suis à présent bien convaincu qu’avec beaucoup d’esprit on peut être bien… J’ai été très content du premier tome, qui ôte bien du prix à ses cadets. On remarque surtout, dans les quatre derniers, un auteur qui est lassé d’avoir la plume à la main, et qui court au grand galop à la fin de l’ouvrage. J’ai imité l’auteur en cela, et je me suis dépêché d’achever. J’ai reconnu le portrait de B… ; c’est un des plus mauvais endroits de tout l’ouvrage ; mais en vérité il me semble que je parle un peu trop des personnes que je hais, lorsque je ne devrais parler que de celle que j’adore.
Que je vous sais bon gré, mon cher cœur, d’avoir pris le bon de votre mère, et d’en avoir laissé le mauvais ! Mais que je vous saurai bien meilleur gré lorsque vous la quitterez entièrement, et que vous abandonnerez un pays que vous ne devez plus regarder qu’avec horreur ! Peut-être, dans le temps que je vous parle de voyage, n’êtes-vous guère en état d’en faire ; peut-être êtes-vous actuellement souffrante dans votre lit… Qu’il vaudrait bien mieux que je fusse dans votre chambre au lieu d’elle ! Mes tendres baisers vous en convaincraient, ma bouche serait collée sur la vôtre. Je vous demande pardon, ma belle Pimpette, de vous parler avec cette liberté ; ne prenez mes expressions que comme un excès d’amour, et non comme un manque de respect. Ah ! Je n’ai plus qu’une grâce à vous demander, c’est que vous ayez soin de votre santé, et que vous m’en disiez des nouvelles. Adieu, mon cher cœur ; voilà peut-être la dernière lettre que je daterai de La Haye. Je vous jure une constance éternelle ; vous seule pouvez me rendre heureux, et je suis trop heureux déjà quand je me remets dans l’esprit les tendres sentiments que vous avez pour moi ; mon amour les mérite. Je me rends avec plaisir ce témoignage ; je connais trop bien le prix de votre cœur pour ne vouloir pas m’en rendre digne : adieu, mon adorable Olimpe ; adieu, ma chère ; si on pouvait écrire en des baisers, je vous en enverrais une infinité par le courrier. Je baise, au lieu de vous, vos précieuses lettres, où je lis ma félicité. Adieu, mon cher cœur. AROUET.
1 – Lettres historiques et galantes, de madame Dunoyer, mère d’Olympe. (G.A.)
10 – A MADEMOISELLE DUNOYER
Du fond d’un yacht, ce 19 Décembre.
Je suis parti hier lundi, à huit heures du matin, avec M. de M***. Lefèvre nous accompagna jusqu’à Rotterdam, où nous prîmes un yacht qui doit nous conduire à Anvers ou à Gand. Je n’ai pu vous écrire de Rotterdam, et Lefèvre s’est chargé de vous donner de mes nouvelles ; je pars sans vous voir, ma chère Pimpette, et le chagrin dont je suis rongé actuellement est aussi grand que mon amour. Je vous laisse dans la situation du monde la plus cruelle ; je connais tous vos malheurs mieux que vous, et je les regarde comme les miens, d’autant plus que vous les méritez moins. Si la certitude d’être aimé peut servir de quelque consolation, nous devons un peu nous consoler tous deux ; mais que nous servira le bonheur de nous aimer, sans celui de nous voir ? C’est alors que je pourrais avec raison me regarder comme le plus heureux de tous les hommes. Comme j’aime votre vertu autant que vous, n’ayez aucun scrupule sur le retour que vous devez à ma tendresse. Je fais humainement tout ce que je puis pour vous tirer du comble des malheurs où vous êtes. N’allez pas changer de résolution, vous en seriez cruellement punie, en restant dans le pays où vous êtes. Le désir que j’ai de vous procurer le sort que vous méritez me force à vous parler ainsi ; quelque part que je sois, je passerai des jours bien tristes si je les passe sans vous ; mais je mènerai une vie bien plus misérable, si la seule personne que j’aime reste dans le malheur ; je crois que vous avez pris une ferme résolution que rien ne peut changer ; l’honneur vous engage à quitter la Hollande : que je suis heureux que l’honneur se trouve d’accord avec l’amour ! Ecrivez-moi à Paris, à mon adresse, tous les ordinaires ; mandez-moi les moindres particularités qui vous regarderont : ne manquez pas à m’envoyer, dans la première lettre que vous m’écrirez, une autre lettre s’adressant à moi, dans laquelle vous me parlez comme à un ami, et non comme à un amant ; vous y ferez succinctement la peinture de tous vos malheurs : que votre vertu y paraisse dans tout son jour sans affectation. Enfin servez-vous de tout votre esprit pour m’écrire une lettre que je puisse montrer à ceux à qui je serai obligé de parler de vous : que notre tendresse cependant ne perde rien à tout cela ; et si, dans cette lettre, dont je vous parle, vous ne me parlez que d’estime, marquez-moi dans l’autre, tout l’amour que le mien mérite ; surtout informez-moi de votre chère santé, pour laquelle je tremble ; vous aurez besoin de toute votre force pour soutenir les fatigues du voyage sur lequel je compte ; et il faudra, ou que monsieur votre père soit aussi fou que M. B…, ou que vous reveniez en France jouir du bien-être que vous méritez ; mais je me fais déjà les idées les plus agréables du monde de votre séjour à Paris. Vous seriez bien cruelle envers vous et envers moi si vous trompiez mes espérances ; mais non, vous n’avez pas besoin d’être fortifiée dans vos bons sentiments ; et, au regret près d’être séparé de vous pour quelque temps, je n’ai point à me plaindre. La première chose que je ferai, en arrivant à Paris, ce sera de mettre le Père Tournemine (1) dans vos intérêts, ensuite je rendrai vos lettres ; je serai obligé d’expliquer à mon père le sujet de mon retour, et je me flatte qu’il ne sera pas tout à fait fâché contre moi, pourvu qu’on ne l’ait point prévenu ; mais, quand je devrais encourir toute sa colère, je me croirai toujours trop heureux, lorsque je penserai que vous êtes la personne du monde la plus aimable, et que vous m’aimez. Je n’ai point passé dans ma petite vie de plus doux moments que ceux où vous m’avez juré que vous répondiez à ma tendresse ; continuez-moi ces sentiments, autant que je les mériterai, et vous m’aimerez toute votre vie. Cette lettre-ci vous viendra, je crois, par Gand, ou nous devons aborder : nous avons un beau temps et un bon vent, et par-dessus cela, de bon vin et de bons pâtés, de bons jambons et de bons lits. Nous ne sommes que nous deux, M. de M*** et moi, dans un grand yacht : il s’occupe à écrire, à manger, à boire, et à dormir, et moi à penser à vous : je ne vous vois point, et je vous jure que je ne m’aperçois point que je suis dans la compagnie d’un bon pâté et d’un homme d’esprit.
Ma chère Olimpe me manque, mais je me flatte qu’elle ne me manquera pas toujours, puisque je ne voyage que pour vous faire voyager vous-même. N’allez pas prendre pourtant exemple sur moi ; ne vous affligez point, et joignez à la faveur que vous me faites de m’aimer celle de me faire espérer que je vous verrai bientôt ; encore un coup écrivez-moi tous les ordinaires ; et, si vous êtes sage, brûlez mes lettres, et ne m’exposez point une seconde fois au chagrin de vous voir maltraitée pour moi ; ne vous exposez point aux fureurs de votre mère ; vous savez de quoi elle est capable. Hélas ! Vous ne l’avez que trop expérimenté ; dissimulez avec elle, c’est le seul parti qu’il y a à prendre : dites, ce que j’espère que vous ne ferez jamais, dites que vous me haïssez, et aimez-m’en davantage ; conservez votre bonne santé et vos bonnes intentions. Plût au ciel que vous fussiez déjà à Paris : Ah ! que je me récompenserais bien alors de notre cruelle séparation ! Ma chère Pimpette, vous aurez toujours en moi un véritable amant et un véritable ami ; qu’on est heureux quand on peut unir ces deux titres qui sont garants l’un de l’autre ! Adieu, mon adorable maîtresse ; écrivez-moi dès que vous aurez reçu ma lettre, et adressez la vôtre à Paris ; surtout ne manquez pas à m’envoyer celle que je vous demande, au commencement de celle-ci : rien n’est plus essentiel. Je crois que vous êtes à présent en état d’écrire ; et, comme on se persuade ce qu’on souhaite, je me flatte que votre santé est rétablie. Hélas ! Votre maladie m’a privé du plaisir de recevoir de vos nouvelles ; réparons vite le temps perdu. Adieu, mon cher cœur ; aimez-moi autant que je vous aime : si vous m’aimez, ma lettre est bien courte. Adieu, ma chère maîtresse ; je vous estime trop pour ne vous pas aimer toujours.
1 – Jésuite, qui avait été régent d’Arouet au collège Louis-Le-Grand. (G.A.)
11 – A MADEMOISELLE DUNOYER
Ce jeudi, 28 Décembre. 1713.
Je suis parti de La Haye, avec M. de M***, le lundi dernier, à huit heures du matin ; nous nous embarquâmes à Rotterdam, où il me fut absolument impossible de vous écrire. Je chargeai Lefèvre de vous instruire de mon départ. Au lieu de prendre la route d’Anvers, où j’attendais une de vos lettres, nous prîmes celle de Gand. Je mis donc à Gand une lettre pour vous à la poste, à l’adresse de madame Santoc de Maisan. J’arrivai à Paris, la veille de Noël. La première chose que j’ai faite, a été de voir le Père Tournemine. Ce jésuite m’avait écrit à La Haye, le jour que j’en partis : il fait agir pour vous monsieur l’évêque d’Evreux, votre parent (1) ; je lui ai remis entre les mains vos trois lettres, et on dispose actuellement monsieur votre père à vous revoir bientôt ; voilà ce que j’ai fait pour vous : voici mon sort actuellement. A peine suis-je arrivé à Paris, que j’ai appris que M. L*** (2) avait écrit à mon père, contre moi, une lettre sanglante ; qu’il lui avait envoyé les lettres que madame votre mère lui avait écrites, et qu’enfin mon père a une lettre de cachet pour me faire enfermer ; je n’ose me montrer : j’ai fait parler à mon père. Tout ce qu’on a pu obtenir de lui a été de me faire embarquer pour les îles ; mais on n’a pu le faire changer de résolution sur son testament qu’il a fait, dans lequel il me déshérite. Ce n’est pas tout, depuis plus de trois semaines je n’ai point reçu de vos nouvelles ; je ne sais si vous vivez et si vous ne vivez point bien malheureusement : je crains que vous ne m’ayez écrit à l’adresse de mon père, et que votre lettre n’ait été ouverte par lui. Dans de si cruelles circonstances je ne dois point me présenter à messieurs vos parents ; ils ignoreront tous que c’est par moi que vous revenez en France, et c’est actuellement le père Tournemine qui est entièrement chargé de votre affaire. Vous voyez à présent que je suis dans le comble du malheur, et qu’il est absolument impossible d’être plus malheureux, à moins que d’être abandonné de vous. Vous voyez, d’un autre côté, qu’il ne tient plus qu’à vous d’être heureuse ; vous n’avez plus qu’un pas à faire : partez dès que vous aurez reçu les ordres de monsieur votre père ; vous serez aux Nouvelles-Catholiques avec madame Constantin (3) ; il vous sera aisé de vous faire chérir de toute votre famille, et de gagner entièrement l’amitié de monsieur votre père, et de vous faire à Paris un sort heureux. Vous m’aimez ; ma chère Olimpe, vous savez combien je vous aime ; certainement ma tendresse mérite du retour. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous remettre dans votre bien-être : je me suis plongé, pour vous rendre heureuse, dans le plus grand des malheurs : vous pouvez me rendre le plus heureux de tous les hommes ; pour cela revenez en France, rendez-vous heureuse vous-même, alors je me croirai bien récompensé. Je pourrai, en un jour, me raccommoder entièrement avec mon père ; alors nous jouirons en liberté du plaisir de nous voir. Je me représente ces moments heureux comme la fin de tous nos chagrins, et comme le commencement d’une vie douce et aimable, telle que vous devez la mener à Paris. Si vous avez assez d’inhumanité pour me faire perdre le fruit de tous mes malheurs, et pour vous obstiner à rester en Hollande, je vous promets bien sûrement que je me tuerai à la première nouvelle que j’en aurai. Dans le triste état où je suis, vous seule pouvez me faire aimer la vie : mais, hélas : je parle ici de mes maux, tandis que peut-être vous êtes plus malheureuse que moi ; je crains tout pour votre santé, je crains tout de votre mère : je me forme là-dessus des idées affreuses. Au nom de Dieu éclaircissez-moi ; mais, hélas ! je crains même que vous ne receviez point ma lettre. Ah ! Que je suis malheureux, mon cher cœur, et que mon cœur est livré à une profonde et juste tristesse ! Peut-être m’avez-vous écrit à Anvers ou à Bruxelles ; peut-être m’avez-vous écrit à Paris ; mais enfin depuis trois semaines je n’ai point reçu de vos nouvelles. Ecrivez-moi tout, le plus tôt que vous pourrez, à M. Dutilly, rue Maubuée, à la Rose rouge. Ecrivez-moi une lettre bien longue, qui m’instruise sûrement de votre situation. Nous sommes tous deux bien malheureux, mais nous nous aimons : une tendresse mutuelle est une consolation bien douce ; jamais amour ne fut égal au mien, parce que personne ne mérita jamais mieux que vous d’être aimée. Si mon sincère attachement peut vous consoler, je suis consolé moi-même. Une foule de réflexions se présente à mon esprit ; je ne puis les mettre sur le papier : la tristesse, la crainte, et l’amour, m’agitent violemment ; mais j’en reviens toujours à me rendre le secret témoignage que je n’ai rien fait contre l’honnête homme, et cela me sert beaucoup à me faire supporter mes chagrins. Je me suis fait un vrai devoir de vous aimer ; je remplirai ce devoir toute ma vie : vous n’aurez jamais assez de cruauté pour m’abandonner. Ma chère Pimpette, ma belle maîtresse, mon cher cœur, écrivez-moi bientôt ou plutôt sur-le-champ : dès que j’aurai vu votre lettre, je vous manderai mon sort. Je ne sais pas encore ce que je deviendrai ; je suis dans une incertitude affreuse sur tout ; je sais seulement que je vous aime ! Ah ! Quand pourrai-je vous embrasser, mon cher cœur ! AROUET.
1 – Voyez la lettre n° 13. (G.A.)
2 – Toujours l’ambassadeur. (G.A.)
3 – C’est la sœur d’Olympe dont nous avons parlé. (G.A.)