PRECIS DU SIECLE DE LOUIS XV - Chapitre XV - Partie 2

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PRÉCIS DU SIÈCLE DE LOUIS XV.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XV.

 

 

 

 

 

 

 PARTIE 2  

 

 

 

 

         Ce corps gagnait du terrain, toujours serré, toujours ferme. Le maréchal de Saxe, qui voyait de sang-froid combien l’affaire était périlleuse, fit dire au roi, par le marquis de Meuse, qui le conjurait de repasser le pont avec le dauphin, qu’il ferait ce qu’il pourrait pour remédier au désordre. « Oh ! je suis bien sûr qu’il fera ce qu’il faudra, répondit le roi, mais je resterai où je suis (1). »

 

         Il y avait de l’étonnement et de la confusion dans l’armée depuis le moment de la déroute des gardes françaises et suisses. Le maréchal de Saxe veut que la cavalerie fonde sur la colonne anglaise. Le comte d’Estrées y court. Mais les efforts de cette cavalerie étaient peu de chose contre une masse d’infanterie si réunie, si disciplinée, et si intrépide, dont le feu toujours roulant et toujours soutenu écartait nécessairement de petits corps séparés. On sait d’ailleurs que la cavalerie ne peut guère entamer seule une infanterie serrée ; le maréchal de Saxe était au milieu de ce feu : sa maladie ne lui laissait pas la force de porter une cuirasse ; il portait une espèce de bouclier de plusieurs doubles de taffetas piqué, qui reposait sur l’arçon de sa selle. Il jeta son bouclier, et courut faire avancer la seconde ligne de cavalerie contre la colonne.

 

         Tout l’état-major était en mouvement. M. de Vaudreuil, major-général de l’armée, allait de la droite à la gauche. M. de Puységur, MM. de Saint-Sauveur, de Saint-George, de Mezière, aides-maréchaux-des-logis, sont tous blessés. Le comte de Longaunai, aide-major-général, est tué. Ce fut dans ces attaques que le chevalier d’Aché, lieutenant-général, eut le pied fracassé. Il vint ensuite rendre compte au roi, et lui parla longtemps sans donner le moindre signe des douleurs qu’il ressentait, jusqu’à ce qu’enfin il tomba évanoui.

 

         Plus la colonne anglaise avançait, plus elle devenait profonde et en état de réparer les pertes continuelles que lui causaient tant d’attaques réitérées. Elle marchait toujours serrée au travers des morts et des blessés des deux partis, et paraissait former un seul corps d’environ quatorze mille hommes.

 

         Un très grand nombre de cavaliers furent poussés en désordre jusqu’à l’endroit où était le roi avec son fils. Ces deux princes furent séparés par la foule des fuyards qui se précipitaient entre eux. Pendant ce désordre, les brigades des gardes du corps qui étaient en réserve s’avancèrent d’elles-mêmes aux ennemis. Les chevaliers de Suzi et de Saumeri y furent blessés à mort. Quatre escadrons de la gendarmerie arrivaient presque en ce moment de Douai, et, malgré la fatigue d’une marche de sept lieues, ils coururent aux ennemis. Tous ces corps furent reçus comme les autres, avec cette même intrépidité et ce même feu roulant. Le jeune comte de Chevrier, guidon, fut tué. C’était le jour même qu’il avait été reçu à sa troupe. Le chevalier de Monaco, fils du duc de Valentinois, y eut la jambe percée. M. Duguesclin reçut une blessure dangereuse. Les carabiniers donnèrent ; ils eurent six officiers renversés morts, et vingt et un de blessés.

 

         Le maréchal de Saxe, dans le dernier épuisement, était toujours à cheval, se promenant au pas au milieu du feu. Il passa sous le front de la colonne anglaise pour voir tout de ses yeux, auprès du bois de Barri, vers la gauche. On y faisait les mêmes manœuvres qu’à la droite. On tâchait en vain d’ébranler cette colonne. Les régiments se présentaient les uns après les autres, et la masse anglaise faisant face de tous côtés, plaçant à propos son canon, et tirant toujours par division, nourrissait ce feu continu quand elle était attaquée, et après l’attaque, elle restait immobile, et ne tirait plus. Quelques régiments d’infanterie vinrent encore affronter cette colonne par les ordres seuls de leurs commandants. Le maréchal de Saxe en vit un dont les rangs entiers tombaient et qui ne se dérangeait pas. On lui dit que c’était le régiment des vaisseaux, que commandait M. de Guerchi. « Comment se peut-il faire, s’écria-t-il, que de telles troupes ne soient pas victorieuses ? »

 

         Hainaut ne souffrait pas moins ; il avait pour colonel le fils du prince de Craon, gouverneur de Toscane. Le père servait le grand-duc ; les enfants servaient le roi de France. Ce jeune homme, d’une très grande espérance, fut tué à la tête de sa troupe, son lieutenant-colonel blessé à mort auprès de lui. Le régiment de Normandie avança ; il eut autant d’officiers et de soldats hors de combat que celui de Hainaut : il était mené par son lieutenant-colonel, M. de Solenci, dont le roi loua la bravoure sur le champ de bataille, et qu’il récompensa ensuite en le faisant brigadier. Des bataillons irlandais coururent au flanc de cette colonne ; le colonel Dillon tombe mort : ainsi aucun corps, aucune attaque, n’avaient pu entamer la colonne, parce que rien ne s’était fait de concert et à la fois.

 

         Le maréchal de Saxe repasse par le front de la colonne, qui s’était déjà avancée plus de trois cents pas au-delà de la redoute d’Eu et de Fontenoi. Il va voir si Fontenoi tenait encore : on n’y avait plus de boulets ; on ne répondait à ceux des ennemis qu’avec de la poudre.

 

         M. Dubrocard, lieutenant-général d’artillerie, et plusieurs officiers d’artillerie étaient tués. Le maréchal pria alors le duc d’Harcourt, qu’il rencontra, d’aller conjurer le roi de s’éloigner, et il envoya ordre au comte de La Mark, qui gardait Anthoin, d’en sortir avec le régiment de Piémont ; la bataille parut perdue sans ressource. On ramenait de tous côtés, les canons de campagne ; on était prêt de faire partir celui du village de Fontenoi, quoique les boulets fussent arrivés. L’intention du maréchal de Saxe était de faire, si l’on pouvait, un dernier effort mieux dirigé et plus plein contre la colonne anglaise. Cette masse d’infanterie avait été endommagée, quoique sa profondeur parût toujours égale ; elle-même était étonnée de se trouver au milieu des Français sans avoir de cavalerie ; la colonne était immobile et semblait ne recevoir plus d’ordre ; mais elle gardait une contenance fière, et paraissait être maîtresse du champ de bataille. Si les Hollandais avaient passé entre les redoutes qui étaient vers Fontenoi et Anthoin, s’ils étaient venus donner la main aux Anglais, il n’y avait plus de ressource, plus de retraite même, ni pour l’armée française, ni probablement pour le roi et son fils. Le succès d’une dernière attaque était incertain. Le maréchal de Saxe, qui voyait la victoire ou l’entière défaite dépendre de cette dernière attaque, songeait à préparer une retraite sûre ; il envoya un second ordre au comte de La Mark d’évacuer Anthoin, et de venir vers le pont de Calonne, pour favoriser cette retraite en cas d’un dernier malheur. Il fait signifier un troisième ordre au comte depuis duc de Lorges, en le rendant responsable de l’exécution ; le comte de Lorges obéit à regret. On désespérait alors du succès de la journée (2).

 

         Un conseil assez tumultueux se tenait auprès du roi : on le pressait, de la part du général et au nom de la France, de ne pas s’exposer davantage.

 

         Le duc de Richelieu, lieutenant-général, et qui servait en qualité d’aide-de-camp du roi, arriva en ce moment. Il venait de reconnaître la colonne près de Fontenoi. Ayant ainsi couru de tous côtés sans être blessé, il se présente hors d’haleine, l’épée à la main et couvert de poussière. Quelle nouvelle apportez-vous ? lui dit le maréchal de Noailles ; quel est votre avis ? − Ma nouvelle, dit le duc de Richelieu, est que la bataille est gagnée si on le veut ; et mon avis est qu’on fasse avancer dans l’instant quatre canons contre le front de la colonne ; pendant que cette artillerie l’ébranlera, la maison du roi et les autres troupes du roi l’entoureront ; « il faut tomber sur elle comme des fourrageurs. » Le roi se rendit le premier à cette idée (3).

 

         Vingt personnes se détachent. Le duc de Péquigni, appelé depuis le duc de Chaulnes, va faire pointer ces quatre pièces ; on les place vis-à-vis la colonne anglaise. Le duc de Richelieu court à bride abattue au nom du roi faire marcher sa maison ; il annonce cette nouvelle à M. de Montesson qui la commandait. Le prince de Soubise rassemble ses gendarmes, le duc de Chaulnes ses chevau-légers, tout se forme et marche ; quatre escadrons de la gendarmerie avancent à la droite de la maison du roi ; les grenadiers à cheval sont à la tête, sous M. de Grille, leur capitaine ; les mousquetaires, commandés par M. de Jumihac, se précipitent.

 

         Dans ce même moment important, le comte d’Eu et le duc de Biron, à la droite, voyaient avec douleur les troupes d’Anthoin quitter leur poste, selon l’ordre positif du maréchal de Saxe. Je prends sur moi la désobéissance, leur dit le duc de Biron ; je suis sûr que le roi l’approuvera dans un instant où tout va changer de face : je réponds que M. le maréchal de Saxe le trouvera bon. Le maréchal qui arrivait dans cet endroit, informé de la résolution du roi, et de la bonne volonté des troupes, n’eut pas de peine à se rendre ; il changea de sentiment lorsqu’il en fallait changer, et fit rentrer le régiment de Piémont dans Anthoin ; il se porta rapidement, malgré sa faiblesse, de la droite à la gauches, vers la brigade des Irlandais, recommandant à toutes les troupes qu’il rencontrait en chemin de ne plus faire de fausses charges, et d’agir de concert.

 

         Le duc de Biron, le comte d’Estrées, le marquis de Croissy, le comte de Lowendel, lieutenants-généraux, dirigent cette attaque nouvelle. Cinq escadrons de Penthièvre suivent M. de Croissy et ses enfants. Les régiments de Chabrillant, de Brancas, de Brionne, Aubeterre, Courten, accoururent, guidés par leurs colonels, le régiment de Normandie, des carabiniers, entrent dans les premiers rangs de la colonne, et vengent leurs camarades tués dans leur première charge. Les Irlandais les secondent. La colonne était attaquée à la fois de front et par les deux flancs.

 

         En sept ou huit minutes, tout ce corps formidable est ouvert de tous côtés : le général Posomby, le frère du comte d’Albemarle, cinq colonels, cinq capitaines aux gardes, un nombre prodigieux d’officiers étaient renversés morts. Les Anglais se rallièrent, mais ils cédèrent ; ils quittèrent le champ de bataille sans tumulte, sans confusion, et furent vaincus avec honneur.

 

         Le roi de France allait de régiment en régiment ; les cris de victoire et de vive le roi, les chapeaux en l’air, les étendards et les drapeaux percés de balles ; les félicitations réciproques des officiers, qui s’embrassaient, formaient un spectacle dont tout le monde jouissait avec une joie tumultueuse. Le roi était tranquille, témoignant sa satisfaction et sa reconnaissance à tous les officiers généraux, et à tous les commandants des corps ; il ordonna qu’on eût soin des blessés, et qu’on traitât les ennemis comme ses propres sujets.

 

         Le maréchal de Saxe, au milieu de ce triomphe, se fit porter vers le roi ; il retrouva un reste de force pour embrasser ses genoux, et pour lui dire ces propres paroles : « Sire, j’ai assez vécu ; je ne souhaitais de vivre aujourd’hui que pour voir Votre Majesté victorieuse. Vous voyez, ajouta-t-il ensuite, à quoi tiennent les batailles. » Le roi le releva et l’embrassa tendrement.

 

         Il dit au duc de Richelieu : Je n’oublierai jamais le service important que vous m’avez rendu ; il parla de même au duc de Biron. Le maréchal de Saxe dit au roi : « Sire, il faut que j’avoue que je me reproche une faute. J’aurais dû mettre une redoute de plus entre les bois de Barri et de Fontenoi ; mais je n’ai pas cru qu’il y eût des généraux assez hardis pour hasarder de passer en cet endroit. »

 

         Les alliés avaient perdu neuf mille hommes, parmi lesquels il y avait environ deux mille prisonniers. Ils n’en firent presque aucun sur les Français.

 

         Par le compte exactement rendu au major-général de l’infanterie française, il ne se trouva que seize cent quatre-vingt-un soldats ou sergents d’infanterie tués sur la place, et trois mille deux cent quatre-vingt-deux blessés. Parmi les officiers, cinquante-trois seulement étaient morts sur le champ de bataille, trois cent vingt-trois étaient en danger de mort par leurs blessures. La cavalerie perdit environ dix-huit cents hommes.

 

         Jamais, depuis qu’on fait la guerre, on n’avait pourvu avec plus de soin à soulager les maux attachés à ce fléau. Il y avait des hôpitaux préparés dans toutes les villes voisines, et surtout à Lille ; les églises mêmes étaient employées à cet usage digne d’elles ; non-seulement aucun secours, mais encore aucune commodité ne manqua, ni aux Français, ni à leurs prisonniers blessés. Le zèle même des citoyens alla trop loin ; on ne cessait d’apporter de tous côtés, aux malades, des aliments délicats ; et les médecins des hôpitaux furent obligés de mettre un frein à cet excès dangereux de bonne volonté. Enfin, les hôpitaux étaient si bien servis, que presque tous les officiers aimaient mieux y être traités que chez des particuliers ; et c’est ce qu’on n’avait point encore vu.

 

         On est entré dans les détails sur cette seule bataille de Fontenoi. Son importance, le danger du roi et du dauphin l’exigeaient. Cette action décida du sort de la guerre, prépara la conquête des Pays-Bas, et servit de contre-poids à tous les événements malheureux. Ce qui rend encore cette bataille à jamais mémorable, c’est qu’elle fut gagnée lorsque le général, affaibli et presque expirant, ne pouvait plus agir. Le maréchal de Saxe avait fait la disposition, et les officiers français remportèrent la victoire (4).

 

 

 PRECIS LOUIS XV - Chapitre XV - Partie 2

 

 

 

1 – Le roi n’en suait pas moins à grosses gouttes, et descendit plus bas que le moulin où il était en vue. Mais il ne repassa pas l’Escaut et ce fut dommage, car on ne pouvait disposer des six mille hommes qui protégeaient Sa Majesté dans son inaction. Les soldats surnommèrent le roi Louis du Moulin.(G.A.)

 

2 – Les citoyens des villes, qui dans leur heureuse oisiveté lisent dans les anciennes histoires les batailles d’Arbelles, de Zama, de Cannes, de Pharsale, peuvent à peine comprendre les combats de nos jours. On s’approchait alors. Les flèches n’étaient que le prélude : c’était à qui pénétrerait dans les rangs opposés ; la force du corps, l’adresse, la promptitude, faisaient tout : on se mêlait. Une bataille était une multitude de combats particuliers ; il y avait moins de bruit et plus de carnage. La manière de combattre d’aujourd’hui est aussi différente que celle de fortifier et d’attaquer les villes. (Voltaire)

 

3 – Voici ce que dit M. Henri Martin à ce sujet : « L’idée de faire avancer du canon était trop simple pour valoir le bruit qu’en a fait Voltaire dans l’intérêt de son ami Richelieu, qui avait donné ou communiqué cette idée au roi. On ne manquait pas de canon ; seulement, il fallait beaucoup plus de temps qu’aujourd’hui pour le déplacer ; les grosses pièces étaient lourdement attelées ; les petites, du calibre de quatre, se traînaient à bras… » M. Michelet voit tout autrement. Il juge comme Voltaire ; il donne même plus d’importance encore à la proposition de Richelieu ; c’est à ses yeux un acte de courage. Le roi ne voulait pas lâcher ses canons ; et quand Richelieu eut dit nettement à Noailles quelle était son idée, il se fit un grand silence. « Alors timidement (non sans effort), Richelieu, risquant sa fortune, demanda si Sa Majesté voudrait envoyer ses canons. Le roi parut troublé. Il hésita, puis consentit, ne pouvant guère faire autrement. » Nous croyons que c’est là la vérité. La note que l’on trouvera à la fin de ce chapitre, et où il est question des relations non officielles de cette journée, fait assez voir que la conduite du roi ne fut pas des plus louables. (G.A.)

 

4 – On est obligé d’avertir que, dans une histoire aussi ample qu’infidèle de cette guerre, imprimée à Londres, en quatre volumes, on avance que les Français ne prirent aucun soin des prisonniers blessés ; on ajoute que le duc de Cumberland envoya au roi de France un coffre rempli de balles mâchées et de morceaux de verre trouvés dans les plaies des Anglais.

 

            Les auteurs de ces contes puérils pensent apparemment que les balles mâchées sont un poison. C’est un ancien préjugé aussi peu fondé que celui de la poudre blanche. Il est dit dans cette histoire que les Français perdirent dix-neuf mille hommes dans la bataille, que leur roi ne s’y trouva point, qu’il ne passa pas le pont de Calonne, qu’il resta toujours derrière l’Escaut ; il est dit enfin que le parlement de Paris rendit un arrêt qui condamnait à la prison, au bannissement, et au fouet, ceux qui publieraient des relations de cette journée. On sent bien que des impostures si extravagantes ne méritent pas d’être réfutées. Mais, puisqu’il s’est trouvé en Angleterre un homme assez dépourvu de connaissances et de bon sens pour écrire de si singulières absurdités, dont son histoire est toute remplie, il peut se trouver un jour des lecteurs capables de les croire. Il est juste qu’on prévienne leur crédulité. « …Qui, dit encore l’édition de 1763, ne sert qu’à aigrir une nation contre l’autre. » Voyez aussi, sur la bataille de Fontenoi, le poème de Voltaire, la lettre à Richelieu du 15 Octobre 1776, et la satire intitulée : La Tactique. (G.A.)

 

 

 

 

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