POEME DE FONTENOY - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

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LETTRE CRITIQUE D’UNE BELLE DAME

 

A UN BEAU MONSIEUR DE PARIS,

 

SUR LE POÈME DE LA BATAILLE DE FONTENOY

 

 

 

(1)

 

 

  1745 

 

 

 

 

__________

 

 

 

         Je ne sais pas, monsieur, pourquoi j’ai pu lire jusqu’au bout ce poème de la bataille de Fontenoy. C’est un ouvrage qui roule tout entier sur des faits vrais et récents : y a-t-il rien de plus insipide pour des esprits comme les nôtres, si solidement nourris de la lecture du Prince Titi (2) et de Zerbinette ?

 

         Vous vous souvenez que nous étions à l’Opéra le jour qu’on donna cette vilaine bataille, et que nous fîmes un souper délicieux qui dura quatre heures, après quoi nous gagnâmes cent louis au cavagnole, en nous plaignant furieusement et infiniment de la misère du temps.

 

         L’auteur du poème prétend que nous avons beaucoup d’obligation au roi de gagner des batailles en personne, et de prendre des villes, afin que nous jouissions tranquillement à Paris du fruit de ses travaux, et des dangers où il s’expose. Quelle sottise ! Je voudrais bien savoir si les dames de Londres se réjouissent moins, parce que le duc de Cumberland a été bien battu. Je ne sais qui a fait cette rapsodie, mais il connaît bien mal le monde.

 

         Que m’importe à moi que quatre ou cinq officiers de l’état-major aient été blessés ? j’ai bien affaire qu’on me les nomme ! Ils ont versé, dit-on, leur sang pour nous sous les yeux de leur roi, et les louanges qu’on leur donne sont une juste récompense et un aiguillon de la gloire ; mais, si cela était, il aurait dû nous donner une liste des morts et des blessés. J’ai un parent, lieutenant de milice, qui a reçu un coup de fusil dans la manche. Pourquoi parle-t-il plutôt des autres que de mon parent ? J’aurais été fort aise de trouver là son nom ; mais toutes les choses qui ne m’intéressent pas personnellement, ou qui ne sont pas des romans nouveaux, m’ennuient épouvantablement, horriblement.

 

         On dit que M. le maréchal de Saxe est fort content de l’endroit qui le regarde ; je le trouve bien indulgent.

 

 

Maurice, qui, touchant à l’infernale rive,

Rappelle pour son roi son âme fugitive,

Et qui demande à Mars, dont il a la valeur,

De vivre encore un jour, et de mourir vainqueur. (Vers 25-28.)

 

 

         M. l’abbé de*** nous a fait remarquer judicieusement le ridicule de nommer un homme par son nom de baptême, et de le faire ensuite prier le dieu Mars. J’ai bien senti l’impertinence de dire qu’un maréchal de France est prêt à descendre sur l’infernale rive, quand il est dangereusement malade. Je trouve fort mauvais, moi, lorsque j’ai la migraine après avoir joué toute la nuit, qu’on vienne me dire que j’ai mauvais visage. On prétend qu’en effet M. le maréchal de Saxe, après la victoire, dit au roi qu’il n’avait demandé au ciel que ce jour de vie, pour voir triompher sa majesté : permis à lui de penser de cette façon ; mais en vérité, cela est bien déplacé dans un poème, qui ne doit donner que des idées douces et riantes.

 

 

         Pourquoi dit-il que le duc de Grammont

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  dans l’Elysée emporte la douleur

D’ignorer en mourant si son maître est vainqueur ? (Vers 107-108.)

 

 

         Voilà un sentiment que je n’ai vu dans aucun des petits romans que je lis. Je voudrais bien savoir si on a de ces idées-là quand on a la cuisse emportée d’un boulet de canon. On me répond à cela que le duc de Grammont aimait véritablement le roi, et qu’il pouvait très bien avoir eu de pareils sentiments à sa mort : faible réponse, misérable évasion, dont vous sentez la petitesse.

 

         Je me soucie fort peu qu’il me nomme tous les lieutenants-généraux qui étaient chacun à leur poste. Ne voilà-t-il pas une chose bien extraordinaire d’être à son poste ! Un Franc pédant, qui est tout plein de son Homère, nous a voulu persuader que c’est ainsi que ce vieux Grec s’y prenait dans son roman de l’Iliade, et que Virgile l’avait imité ; vous savez comme nous l’avons reçu avec son Homère et son Virgile : je ne crois pas qu’on s’avise de les citer dorénavant devant vous ni devant moi. J’entends dire à de fort habiles gens que ces rêveurs-là sont tout à fait passés de mode ; et qu’un homme qui écrirait dans leur goût ne serait pas toléré aujourd’hui. On dit qu’ils poussaient le ridicule jusqu’à faire une description détaillée des blessures d’anciens héros imaginaires : si cela est, il est bien clair que rien n’est plus impertinent que de parler des blessures que nos officiers ont reçues réellement depuis peu, puisque Virgile ne parlait que de gens qui avaient été blessés deux mille ans auparavant.

 

         On m’a assuré qu’Homère employait un livre tout entier à faire l’énumération de toutes les troupes de la Grèce : pourquoi donc ne peindre qu’en peu de vers les grenadiers, les carabiniers, la maison du roi, les dragons ? S’il y avait eu davantage de ces peintures, il est vrai que je n’aurais jamais lu cet ouvrage ; et c’est précisément ce que je voulais : car, en vérité, je l’ai lu malgré moi, et je ne sais pas pourquoi quelques personnes, à l’article de M. du Brocard, de M. de Craon, et du duc de Grammont, ont versé des larmes. On ne peut s’attendrir ainsi que par esprit de cabale : mais je vous réponds que nous en ferons une bien violente contre l’auteur et ses adhérents.

 

         Premièrement, nous dirons qu’il est Anglais ; et on le voit assez par l’épithète de brave qu’il donne au duc de Cumberland, qui est venu attaquer sa majesté. Nous déchaînerons contre lui tout Paris, qu’il a si indignement attaqué par ces détestables vers :

 

 

Ils tombent ces héros, ils tombent ces vengeurs ;

Ils meurent, et nos jours sont heureux et tranquilles :

La molle volupté, le luxe de nos villes,

Filent ces jours sereins, ces jours que nous devons

Au sang de nos guerriers, aux périls des Bourbons. (Vers 140.)

 

 

         C’est moi, sans doute, et toute ma société, qu’il a eus en vue ; mais nous le perdrons à la cour de Hanovre. Nous ferons voir à toute la terre que son ouvrage est plein de mensonges.

 

         Il y a un jeune officier (3) dont il dit dans ses notes (note 30) que le cheval a été tué sous lui, et nous savons de science certaine, par le gazetier de Cologne, que ce cheval n’a eu que trois balles dans le corps, et qu’un maréchal a promis, foi d’homme d’honneur, de le guérir. Il y a bien d’autres impostures pareilles qu’on relèvera, aussi bien que l’insolence de faire cinq ou six éditions de cette pièce ridicule, pour faire plaisir à son libraire. Encore je lui pardonnerais s’il avait dit quelque petit mot de moi, et s’il avait parlé de ma beauté à propos de la bataille de Fontenoy. Il pouvait très bien dire qu’un de ces jeunes officiers, dont il vante les grâces, a été amoureux deux jours d’une de mes cousines, et qu’il voulut même lui faire une infidélité pour moi, le premier jour : et assurément on peut dire que ma cousine ne me valait pas ; elle a trois ans et demi de plus que moi, et elle est toute engoncée. C’est de quoi je veux vous entretenir ce soir à fond ; car, en vérité, je suis très fâchée contre ma cousine.

 

         Adieu, monsieur, le cavagnole (4) m’attend.

 

 

 18

 

 

 

1 – C’est une réponse que fit Voltaire aux critiques de son poème. (G.A.)

 

2 – Ouvrage de Saint-Hyacinthe. (G.A.)

 

3 – Le marquis de Ximenès. (G.A.)

 

4 – Jeu de cartes en vogue. (G.A.)

 

 

 

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