MEMOIRES DE VOLTAIRE : Partie 2

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Voltaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MÉMOIRES DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

 

 

 

PARTIE 2

 

 

 

 

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 Frédéric de Prusse

 

1712 - 1786

  

 

 

         Le prince avait une espèce de maîtresse (1), fille d’un maître d’école de la ville de Brandebourg, établie à Potsdam. Elle jouait du clavecin assez mal, le prince royal l’accompagnait de la flûte. Il crut être amoureux d’elle, mais il se trompait ; sa vocation n’était pas pour le sexe. Cependant, comme il avait fait semblant de l’aimer, le père fit faire à cette demoiselle le tour de la place de Potsdam, conduite par le bourreau, qui la fouettait sous les yeux de son fils.

 

         Après l’avoir régalé de ce spectacle, il le fit transférer à la citadelle de Custrin, située au milieu d’un marais. C’est là qu’il fut enfermé six mois, sans domestiques, dans une espèce de cachot, et, au bout de six mois, on lui donna un soldat pour le servir. Ce soldat (2), jeune, beau, bien fait, et qui jouait de la flûte, servit en plus d’une manière à amuser le prisonnier. Tant de belles qualités ont fait depuis sa fortune. Je l’ai vu à la fois valet de chambre et premier ministre, avec toute l’insolence que ces postes peuvent inspirer.

 

         Le prince était depuis quelques semaines dans son château de Custrin, lorsqu’un vieil officier, suivi de quatre grenadiers, entra dans sa chambre, fondant en larmes. Frédéric ne douta pas qu’on ne vînt lui couper le cou. Mais l’officier, toujours pleurant, le fit prendre par les quatre grenadiers qui le placèrent à la fenêtre, et qui lui tinrent la tête, tandis qu’on coupait celle de son ami Kat sur un échafaud dressé immédiatement sous la croisée. Il tendit la main à Kat, et s’évanouit. Le père était présent à ce spectacle, comme il l’avait été à celui de la fille fouettée.

 

         Quant à Keith, l’autre confident, il s’enfuit en Hollande. Le roi dépêcha des soldats pour le prendre : il ne fut manqué que d’une minute, et s’embarqua pour le Portugal, où il demeura jusqu’à la mort du clément Frédéric-Guillaume.

 

         Le roi n’en voulait pas demeurer là. Son dessein était de faire couper la tête à son fils. Il considérait qu’il avait trois autres garçons dont aucun ne faisait des vers, et que c’était assez pour la grandeur de la Prusse. Les mesures étaient déjà prises pour faire condamner le prince royal à la mort, comme l’avait été le czarovitz, fils aîné du czar Pierre 1er (3) .

 

Il ne paraît pas bien décidé par les lois divines et humaines qu’un jeune homme doive avoir le cou coupé pour avoir voulu voyager. Mais le roi aurait trouvé à Berlin des juges aussi habiles que ceux de Russie. En tout cas, son autorité paternelle aurait suffi. L’empereur Charles VI, qui prétendait que le prince royal, comme prince de l’Empire, ne pouvait être jugé à mort que dans une diète, envoya le comte de Sckendorff au père pour lui faire les plus sérieuses remontrances. Le comte de Sckendorff, que j’ai vu depuis en Saxe, où il s’est retiré, m’a juré à mort qu’il avait eu beaucoup de peine à obtenir qu’on ne tranchât pas la tête au prince. C’est ce même Sckendorff qui a commandé les armées de Bavière, et dont le prince, devenu roi de Prusse, fait un portrait affreux dans l’histoire de son père, qu’il a insérée dans une trentaine d’exemplaires des Mémoires de Brandebourg (4). Après cela, servez les princes, et empêchez qu’on ne leur coupe la tête.

 

Au bout de dix-huit mois, les sollicitations de l’empereur et les larmes de la reine de Prusse obtinrent la liberté du prince héréditaire, qui se mit à faire des vers et de la musique plus que jamais. Il lisait Leibnitz, et même Wolf, qu’il appelait un compilateur de fatras, et il donnait tant qu’il pouvait dans toutes les sciences à la fois.

 

Comme son père lui accordait peu de part aux affaires, et que même il n’y avait point d’affaires dans ce pays, où tout consistait en revues, il employa son loisir à écrire aux gens de lettres en France qui étaient un peu connus dans le monde. Le principal fardeau tomba sur moi. C’était des lettres en vers ; c’était des traités de métaphysique, d’histoire, de politique. Il me traitait d’homme divin : je le traitais de Salomon. Les épithètes ne nous coûtaient rien. On a imprimé quelques-unes de ces fadaises dans le recueil de mes œuvres ; et heureusement on n’en a pas imprimé la trentième partie. Je pris la liberté de lui envoyer une très belle écritoire de Martin ; il eut la bonté de me faire présent de quelques colifichets d’ambre (5). Et les beaux esprits des cafés de Paris s’imaginèrent, avec horreur, que ma fortune était faite.

 

Un jeune Courlandais, nommé Kaiserling, qui faisait aussi des vers français, tant bien que mal, et qui en conséquence était alors son favori, nous fut dépêché à Cirey des frontières de la Poméranie. Nous lui donnâmes une fête : je fis une belle illumination, dont les lumières dessinaient les chiffres et le nom de prince royal, avec cette devise : L’Espérance du genre humain. Pour moi, si j’avais voulu concevoir des espérances personnelles, j’en étais très en droit ; car on m’écrivait Mon cher ami, et on me parlait souvent, dans les dépêches, des marques solides d’amitié qu’on me destinait quand on serait sur le trône. Il y monta enfin lorsque j’étais à Bruxelles (6), et il commença par envoyer en France, en ambassade extraordinaire, un manchot, nommé Camas, ci-devant Français réfugié, et alors officier dans ses troupes. Il disait qu’il y avait un ministre de France à Berlin à qui il manquait une main (7), et que pour s’acquitter de tout ce qu’il devait au roi de France, il lui envoyait un ambassadeur qui n’avait qu’un bras. Camas, en arrivant au cabaret, me dépêcha un jeune homme qu’il avait fait son page, pour me dire qu’il était trop fatigué pour venir chez moi, qu’il me priait de me rendre chez lui sur l’heure, et qu’il avait le plus grand et le plus magnifique présent à me faire de la part du roi son maître. Courez vite, dit madame du Châtelet ; on vous envoie sûrement les diamants de la couronne. Je courus, je trouvai l’ambassadeur, qui, pour toute valise, avait derrière sa chaise un quartaut de vin de la cave du feu roi, que le roi régnant m’ordonnait de boire. Je m’épuisai en protestations d’étonnement et de reconnaissance sur les marques liquides des bontés de sa majesté, substituées aux solides dont elle m’avait flatté, et je partageai le quartaut avec Camas (8).

 

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Mon Salomon était alors à Strasbourg. La fantaisie lui avait pris, en visitant ses longs et étroits Etats qui allaient depuis Gueldre jusqu’à la mer Baltique, de voir incognito les frontières et les troupes de France.

 

Il se donna ce plaisir dans Strasbourg, sous le nom du comte du Four, riche seigneur de Bohême. Son frère le prince royal, qui l’accompagnait, avait pris aussi son nom de guerre ; et Algarotti, qui s’était déjà attaché à lui, était le seul qui ne fût pas en masque.

 

Le roi m’envoya à Bruxelles une relation de son voyage moitié prose et moitié vers, dans un goût approchant de Bachaumont et de Chapelle, c’est-à-dire autant qu’un roi de Prusse peut en approcher. Voici quelques endroits de sa lettre (9).

 

« Après des chemins affreux, nous avons trouvé des gîtes plus affreux encore ;

 

 

Car des hôtes intéressés,

De la faim nous voyant pressés,

D’une façon plus que frugale,

Dans une cuisine infernale,

En nous empoisonnant, nous volaient nos écus.

O siècle différent du temps de Lucullus !

 

 

         Des chemins affreux, mal nourris, mal abreuvés, ce n’était pas tout : nous essuyâmes encore bien des accidents ; et il faut assurément que notre équipage ait un air bien singulier, puisqu’en chaque endroit où nous passâmes on nous prit pour quelque chose d’autre.

 

 

Les uns nous prenaient pour des rois ;

D’autres, pour des filous courtois ;

D’autres, pour gens de connaissance.

Parfois le peuple s’attroupait,

Entre les yeux nous regardait

En badauds curieux remplis d’impertinence.

 

 

         Le maître de la poste de Kehl nous ayant assuré qu’il n’y avait point de salut sans passe-port, et voyant que le cas nous mettait dans la nécessité absolue d’en faire nous-mêmes, ou de ne point entrer à Strasbourg, il fallut prendre le premier parti, à quoi les armes prussiennes que j’avais sur mon cachet nous secondèrent merveilleusement.

 

         Nous arrivâmes à Strasbourg, et le corsaire de la douane et le visiteur parurent contents de nos preuves.

 

 

Ces scélérats nous épiaient ;

D’un œil le passe-port lisaient,

De l’autre lorgnaient notre bourse.

L’or, qui toujours fut de ressource ;

Par lequel Jupin jouissait

De Danaé, qu’il caressait ;

L’or, par qui César gouvernait

Le monde, heureux sous son empire ;

L’or, plus dieu que Mars et l’Amour ;

Ce même or sut nous introduire

Le soir dans les murs de Strasbourg. »

 

 

         On voit par cette lettre qu’il n’était pas encore devenu le meilleur de nos poètes, et que sa philosophie ne regardait pas avec indifférence le métal dont son père avait fait provision.

 

         De Strasbourg il alla voir ses Etats de la Basse-Allemagne, et me manda qu’il viendrait incognito me voir à Bruxelles. Nous lui préparâmes une belle maison ; mais étant tombé malade dans le petit château de Meuse, à deux lieues de Clèves, il m’écrivit qu’il comptait que je ferais les avances. J’allais donc lui présenter mes profonds hommages. Maupertuis, qui avait déjà ses vues, et qui était possédé de la rage d’être président d’une académie, s’était présenté de lui-même, et logeait avec Algarotti et Kaiserling dans un grenier de ce palais. Je trouvai à la porte de la cour un soldat pour toute garde. Le conseiller privé Rambonet, ministre d’Etat, se promenait dans la cour en soufflant dans ses doigts. Il portait de grandes manchettes de toile sales, un chapeau trouvé, une vieille perruque de magistrat, dont un côté entrait dans une de ses poches, et l’autre passait à peine l’épaule. On me dit que cet homme était chargé d’une affaire d’Etat important, et cela était vrai.

 

         Je fus conduit dans l’appartement de sa majesté. Il n’y avait que les quatre murailles. J’aperçus dans un cabinet, à la lueur d’une bougie, un petit grabat de deux pieds et demi de large, sur lequel était un petit homme affublé d’une robe de chambre de gros drap bleu : c’était le roi, qui suait et qui tremblait sous une méchante couverture, dans un accès de fièvre violent. Je lui fis la révérence, et commençai la connaissance par lui tâter le pouls, comme si j’avais été son premier médecin. L’accès passé, il s’habilla et se mit à table. Algarotti, Kaiserling, Maupertuis, et le ministre du roi auprès des Etats-Généraux, nous fûmes du souper, où l’on traita à fond de l’immortalité de l’âme, de la liberté, et des androgynes de Platon.

 

         Le conseiller Rambonet était, pendant ce temps-là, monté sur un cheval de louage : il alla toute la nuit, et le lendemain arriva aux portes de Liège, où il instrumenta au nom du roi son maître, tandis que deux mille hommes des troupes de Vesel mettaient la ville de Liège à contribution. Cette belle expédition avait pour prétexte quelques droits que le roi prétendait sur un faubourg. Il me chargea même de travailler à un manifeste (10), et j’en fis un tant bon que mauvais, ne doutant pas qu’un roi, avec qui je soupais et qui m’appelait son ami, ne dût avoir toujours raison. L’affaire s’accommoda bientôt, moyennant un million qu’il exigea en ducats de poids, et qui servirent à l’indemniser des frais de son voyage de Strasbourg, dont il s’était plaint dans sa poétique lettre.

 

         Je ne laissai pas de me sentir attaché à lui, car il avait de l’esprit, des grâces, et, de plus, il était roi ; ce qui fait toujours une grande séduction, attendu la faiblesse humaine. D’ordinaire c’est nous autres gens de lettres qui flattons les rois ; celui-là me louait depuis les pieds jusqu’à la tête, tandis que l’abbé Desfontaines et d’autres gredins me diffamaient dans Paris, au moins une fois la semaine. (11).

 

 

 voltaire

 

 

 

1 – Devenue madame Shommers. (G.A.)

 

2 – Federsdoff. (G.A.)

 

3 – Voyez l’Histoire de Russie, seconde partie. Il publia, cette année même 1759, la première partie de cette histoire. (G.A.)

 

4 – J’ai donné à l’électeur palatin l’exemplaire dont le roi de Prusse m’avait fait présent. (K.)

 

5 – Voyez la lettre de Frédéric du 22 Novembre 1738, et suivantes ; et celle de Voltaire de décembre, même année. (G.A.)

 

6 – 31 Mai 1740. (G.A.)

 

7 – Le marquis de Valori. (G.A.)

 

8 – Voyez la lettre de Voltaire à Frédéric, juin 1740. (G.A.)

 

9 – On n’a de cette lettre que les fragments cités ici. (G.A.)

 

10 – Voltaire veut parler ici de son Sommaire des droits de S.M le roi de Prusse sur Herstall. Voyez Législation et politique.(G.A.)

 

11 – Voyez dans la CRITIQUE LITTÉRAIRE, le Mémoire sur la satire. (G.A.)

 

 

 

 

 

Publié dans Mémoires de Voltaire

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