MAHOMET - Partie 7 : Acte troisième
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M A H O M E T.
SCÈNE VI.
MAHOMET, OMAR, SÉIDE.
MAHOMET.
Enfant d’un dieu qui parle à votre cœur,
Ecoutez par ma voix sa volonté suprême :
Il faut venger son culte, il faut venger dieu même.
SÉIDE.
Roi, pontife et prophète, à qui je suis voué,
Maître des nations, par le ciel avoué,
Vous avez sur mon être une entière puissance ;
Eclairez seulement ma docile ignorance.
Un mortel venger dieu !
MAHOMET.
C’est par vos faibles mains
Qu’il veut épouvanter les profanes humains.
SÉIDE.
Ah ! sans doute ce dieu, dont vous êtes l’image,
Va d’un combat illustre honorer mon courage.
MAHOMET.
Faites ce qu’il ordonne, il n’est point d’autre honneur.
De ces décrets divins aveugle exécuteur,
Adorez et frappez ; vos mains seront armées
Par l’ange de la mort, et le dieu des armées.
SÉIDE.
Parlez : quels ennemis vous faut-il immoler ?
Quel tyran faut-il perdre ? et quel sang doit couler ?
MAHOMET.
Le sang du meurtrier que Mahomet abhorre,
Qui nous persécuta, qui nous poursuit encore,
Qui combattit mon dieu, qui massacra mon fils ;
Le sang du plus cruel de tous nos ennemis,
De Zopire
SÉIDE.
De lui ! quoi ! mon bras…
MAHOMET.
Téméraire,
On devient sacrilège alors qu’on délibère.
Loin de moi les mortels assez audacieux
Pour juger par eux-mêmes, et pour voir par leurs yeux !
Quiconque ose penser n’est pas né pour me croire.
Obéir en silence est votre seule gloire.
Savez-vous qui je suis ? Savez-vous en quels lieux
Ma voix vous a chargé des volontés des cieux ?
Si malgré ses erreurs et son idolâtrie,
Des peuples d’Orient la Mecque est la patrie ;
Si ce temple du monde est promis à ma loi ;
Si Dieu m’en a créé le pontife et le roi ;
Si la Mecque est sacrée, en savez-vous la cause ?
Ibrahim y naquit, et sa cendre y repose (1) :
Ibrahim, dont le bras, docile à l’Eternel,
Traîna son fils unique aux marches de l’autel,
Etouffant pour son dieu les cris de la nature.
Et quand ce dieu par vous veut venger son injure,
Quand je demande un sang à lui seul adressé,
Quand dieu vous a choisi, vous avez balancé :
Allez, vil idolâtre, et né pour toujours l’être,
Indigne musulman, cherchez un autre maître.
Le prix était tout prêt ; Palmire était à vous :
Mais vous bravez Palmire et le ciel en courroux.
Lâche et faible instrument des vengeances suprêmes,
Les traits que vous portez vont tomber sur vous-même.
Fuyez, servez, rampez, sous mes fiers ennemis.
SÉIDE.
Je crois entendre dieu ; tu parles ; j’obéis.
MAHOMET.
Obéissez, frappez : teint du sang d’un impie,
Méritez par sa mort une éternelle vie.
(A Omar.)
Ne l’abandonne pas ; et, non loin de ces lieux,
Sur tous ses mouvements ouvre toujours les yeux.
SCÈNE VII.
SÉIDE.
SÉIDE.
Immoler un vieillard de qui je suis l’otage,
Sans armes, sans défense, appesanti par l’âge !
N’importe ! une victime amenée à l’autel
Y tombe sans défense, et son sang plaît au ciel.
Enfin dieu m’a choisi pour ce grand sacrifice :
J’en ai fait le serment ; il faut qu’il s’accomplisse.
Venez à mon secours, ô vous de qui le bras
Aux tyrans de la terre a donné le trépas !
Ajoutez vos fureurs à mon zèle intrépide ;
Affermissez ma main saintement homicide (2).
Ange de Mahomet, ange exterminateur,
Mets ta férocité dans le fond de mon cœur !
Ah ! que vois-je ?
SCÈNE VIII.
ZOPIRE, SÉIDE.
ZOPIRE.
A mes yeux tu te troubles, Séide !
Vois d’un œil plus content le dessein qui me guide ;
Otage infortuné, que le sort m’a remis,
Je te vois à regret parmi mes ennemis.
La trêve a suspendu le moment du carnage ;
Ce torrent retenu peut s’ouvrir un passage :
Je ne t’en dis pas plus : mais mon cœur, malgré moi,
A frémi des dangers assemblés près de toi.
Cher Séide, en un mot, dans cette horreur publique,
Souffre que ma maison soit ton asile unique.
Je réponds de tes jours ; ils me sont précieux ;
Ne me refuse pas.
SÉIDE.
O mon devoir ! ô cieux !
Ah ! Zopire ! est-ce vous qui n’avez d’autre envie
Que de me protéger, de veiller sur ma vie ?
Prêt à verser son sang, qu’ai-je ouï ? qu’ai-je vu ?
Pardonne, Mahomet, tout mon cœur s’est ému.
ZOPIRE.
De ma pitié pour toi tu t’étonnes peut-être ;
Mais enfin je suis homme, et c’est assez de l’être
Pour aimer à donner des soins compatissants
A des cœurs malheureux que l’on croit innocents.
Exterminez, grands dieux ! de la terre où nous sommes,
Quiconque avec plaisir répand le sang des hommes !
SÉIDE.
Que ce langage est cher à mon cœur combattu !
L’ennemi de mon dieu connaît donc la vertu ?
ZOPIRE.
Tu la connais bien peu, puisque tu t’en étonnes (3).
Mon fils, à quelle erreur, hélas ! Tu t’abandonnes !
Ton esprit, fasciné par les lois d’un tyran,
Pense que tout est crime hors d’être musulman.
Cruellement docile aux leçons de ton maître,
Tu m’avais en horreur avant de me connaître ;
Avec un joug de fer, un affreux préjugé
Tient ton cœur innocent dans le piège engagé.
Je pardonne aux erreurs où Mahomet t’entraîne ;
Mais peux-tu croire un dieu qui commande la haine ?
SÉIDE.
Ah ! je sens qu’à ce dieu je vais désobéir ;
Non, seigneur, non ; mon cœur ne saurait vous haïr.
ZOPIRE, à part
Hélas ! plus je lui parle, et plus il m’intéresse ;
Son âge, sa candeur, ont surpris ma tendresse.
Se peut-il qu’un soldat de ce monstre imposteur
Ait trouvé malgré lui le chemin de mon cœur ?
(à Séide.)
Quel es-tu ? de quel sang les dieux t’ont-ils fait naître ?
SÉIDE.
Je n’ai point de parents, seigneur, je n’ai qu’un maître
Que jusqu’à ce moment j’avais toujours servi,
Mais qu’en vous écoutant ma faiblesse a trahi.
ZOPIRE.
Quoi ! tu ne connais point de qui tu tiens la vie ?
SÉIDE.
Son camp fut mon berceau ; son temple est ma patrie :
Je n’en connais point d’autre ; et, parmi ces enfants
Qu’en tribut à mon maître on offre tous les ans,
Nul n’a plus que Séide éprouvé sa clémence.
ZOPIRE.
Je ne puis le blâmer de sa reconnaissance.
Oui, les bienfaits, Séide, ont des droits sur un cœur.
Ciel ! pour Mahomet fut-il son bienfaiteur ?
Il t’a servi de père, aussi bien qu’à Palmire :
D’où vient que tu frémis, et que ton cœur soupire ?
Tu détourne de moi ton regard égaré ;
De quelque grand remords tu sembles déchiré.
SÉIDE.
Eh ! qui n’en aurait pas dans ce jour effroyable !
ZOPIRE.
Si tes remords sont vrais, ton cœur n’est plus coupable.
Viens, le sang va couler ; je veux sauver le tien.
SÉIDE.
Juste ciel ! et c’est moi qui répandrais le sien !
O serments ! ô Palmire ! ô vous dieux des vengeances !
ZOPIRE.
Remets-toi dans mes mains ; tremble, si tu balances ;
Pour la dernière fois viens, ton sort en dépend.
SCÈNE IX.
ZOPIRE, SÉIDE, OMAR, SUITE.
OMAR, entrant avec précipitation.
Traître, que faites-vous ? Mahomet vous attend.
SÉIDE.
Où suis-je ? ô ciel ! où suis-je, et que dois-je résoudre ?
D’un et d’autre côté je vois tomber la foudre.
Où courir ? où porter un trouble si cruel ?
Où fuir ?
OMAR
Aux pieds du roi qu’a choisi l’Eternel.
SÉIDE.
Oui, j’y cours abjurer un serment que j’abhorre
SCÈNE X.
ZOPIRE.
ZOPIRE.
Ah ! Séide ! où vas-tu ? Mais il me fuit encore,
Il sort désespéré, frappé d’un sombre effroi,
Et mon cœur qui le suit s’échappe loin de moi.
Ses remords, ma pitié, son aspect, son absence,
A mes sens déchirés font trop de violence.
Suivons ses pas.
SCÈNE XI.
ZOPIRE, PHANOR.
PHANOR
Lisez ce billet important
Qu’un Arabe en secret m’a donné dans l’instant.
ZOPIRE.
Hercide ! qu’ai-je lu ? Grands dieux ! votre clémence
Répare-t-elle enfin soixante ans de souffrance ?
Hercide veut me voir ! lui dont le bras cruel
Arracha mes enfants à ce sein paternel !
Ils vivent ! Mahomet les tient sous sa puissance,
Et Séide et Palmire ignorent leur naissance !
Mes enfants ! tendre espoir, que je n’ose écouter !
Je suis trop malheureux, je crains de me flatter.
Pressentiments confus, faut-il que je vous croie ?
O mon sang ! Où porter mes larmes et ma joie ?
Mon cœur ne peut suffire à tant de mouvements :
Je cours, et je suis prêt d’embrasser mes enfants.
Je m’arrête, j’hésite, et ma douleur craintive
Prête à la voix du sang une oreille attentive.
Allons. Voyons Hercide au milieu de la nuit ;
Qu’il soit sous cette voûte en secret introduit,
Au pied de cet autel, où les pleurs de ton maître
Ont fatigué les dieux, qui s’apaisent peut-être.
Dieux, rendez-moi mes fils ! dieux, rendez aux vertus
Deux cœurs nés généreux, qu’un traître a corrompus !
S’ils ne sont point à moi, si telle est ma misère,
Je les veux adopter, je veux être leur père.
1 – Les musulmans croyaient avoir à la Mecque le tombeau d’Abraham.. Le sacrifice d’Isaac est le premier assassinat ordonné par Dieu, dans nos livres. On se contenta de la bonne volonté pour cette seule fois ; mais c’était le premier pas, et cette tradition une fois établie, donna aux fanatiques un prétexte pour obtenir davantage. Ils savaient bien que lorsqu’ils auraient déterminé un furieux à lever le poignard, un ange ne viendrait pas lui arrêter le bras. (K.)
2 – Cette expression est de Racine (Athalie. IV, III) : De leurs plus chers parents saintement homicides, dit-il en parlant de vingt mille Juifs égorgés pour un veau, par la main des lévites. Mais Racine, dans Athalie, employait son génie à consacrer ces saintes horreurs.(K.)
3 – C’est la seule bonne réponse à tous ceux qui croient ou font semblant de croire qu’il n’y a de vertu que parmi les hommes qui pensent comme eux. Ce vers renferme un sens profond. Un homme, en effet, qui pense que pour avoir de la justice, de l’humanité, de la générosité, il faut croire une telle opinion spéculative, imaginer que dans un autre monde on sera payé de cette action, savoir même précisément comment on sera payé ; un tel homme regarde nécessairement la vertu comme une chose peu naturelle à l’espèce humaine, ne connaît pas les véritables motifs qui inspirent les actions vertueuses aux âmes nées pour la vertu. Enfin les bonnes actions qu’il a pu faire n’ont été inspirées que par des motifs étrangers, ou bien il n’a pas su démêler le principe de ses propres actions. Tel est le sens de ce vers, le plus philosophique, peut-être, et le plus vrai de la pièce. (K.)