ERIPHYLE - Partie 3 : Acte premier

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É R I P H Y L E

 

 

 

 

ACTE PREMIER.

 

 

SCÈNE I.

 

_______

 

 

HERMOGIDE, EUPHORBE.

 

 

_______

 

 

 

HERMOGIDE.

 

Tous les chefs sont d’accord, et dans ce jour tranquille,

Argos attend un roi de la main d’Eriphyle ;

Nous verrons si le sort qui m’outrage et me nuit,

De vingt ans de travaux m’arrachera le fruit.

 

EUPHORBE.

 

A ce terme fatal Eriphyle amenée,

Ne peut plus reculer son second hyménée ;

Argos l’en sollicite, et la voix de nos dieux

Soutient la voix du peuple et parle avec nos vœux.

Chacun sait cet oracle et cet ordre suprême

Qu’Eriphyle autrefois a reçu des dieux même :

« Lorsqu’en un même jour deux rois seront vaincus,

Tes mains rallumeront le flambeau d’hyménée ;

Attends jusqu’à ce jour ; attends la destinée

Et du peuple, et du trône, et du sang d’Inachus. »

Ce jour est arrivé ; votre élève intrépide

A vaincu les deux rois de Pylos et d’Elide.

 

HERMOGIDE.

 

Eh ! C’est un des sujets du trouble où tu me vois,

Qu’un autre qu’Hermogide ait pu vaincre ces rois ;

Que la fortune, ailleurs occupant mon courage,

Ait au jeune Alcméon laissé cet avantage .

Ce fils d’un citoyen, ce superbe Alcméon,

Par ses nouveaux exploits semble égaler mon nom :

La reine le protège ; on l’aime : il peut me nuire,

Et j’ignore aujourd’hui si je peux le détruire.

Sans lui, toute l’armée était en mon pouvoir.

Des chefs et des soldats je tentais le devoir.

Je marchais au palais, je m’expliquais en maître ;

Je saisissais un bien que je perdrai peut-être.

 

EUPHORBE.

 

Mais qui choisir que vous ? Cet empire aujourd’hui

Demande votre bras pour lui servir d’appui.

Eriphyle et le peuple ont besoin d’Hermogide ;

Seul vous êtes du sang d’Inachus et d’Alcide ;

Et pour donner le sceptre elle ne peut choisir

Des tyrans étrangers, armés pour le ravir.

 

HERMOGIDE.

 

Elle me doit sa main : je l’ai bien méritée ;

A force d’attentats je l’ai trop achetée.

Sa foi m’était promise avant qu’Amphtarüs

Vînt ravir à mes vœux l’empire d’Inachus,

Ce rival odieux, indigne de lui plaire,

L’arrachant à ma foi, l’obtint des mains d’un père.

Mais il a peu joui de cet auguste rang ;

Mon bras désespéré se baigna dans son sang.

Elle le sait, l’ingrate, et du moins en son âme

Ses vœux favorisaient et mon crime et ma flamme.

Je poursuivis partout le sang de mon rival :

J’exterminai le fruit de son hymen fatal ;

J’en effaçai la trace. Un voile heureux et sombre

Couvrait tous ces forfaits du secret de son ombre.

Eriphyle elle-même ignore le destin

De ce fils qu’à tes yeux j’immolai de ma main.

Son époux et son fils privés de la lumière

Du trône à mon courage entr’ouvraient la barrière,

Quand la main de nos dieux la ferma sous mes pas.

J’avais pour moi mon nom, la reine, les soldats.

Mais la voix de ces dieux, ou plutôt de nos prêtres,

M’a dépouillé vingt ans du rang de mes ancêtres.

Il fallut succomber aux superstitions

Qui sont bien plus que nous les rois des nations.

Un oracle, un pontife, une voix fanatique,

Sont plus forts que mon bras et que ma politique ;

Et ce fatal oracle a pu seul m’arrêter

Au pied du même trône où je devais monter.

 

EUPHORBE.

 

Vous n’avez jusqu’ici rien perdu qu’un vain titre,

Seul, des destins d’Argos on vous a vu l’arbitre.

Le trône d’Eriphyle aurait tombé sans vous.

L’intérêt de l’Etat vous nomme son époux :

Elle ne sera pas sans doute assez hardie

Pour oser hasarder le secret qui vous lie.

Votre pouvoir sur elle…

 

HERMOGIDE.

 

Ah ! Sans dissimuler,

Tout mon pouvoir se borne à la faire trembler.

Elle est femme, elle est faible ; elle a, d’un œil timide,

D’un époux immolé regardé l’homicide.

J’ai laissé, malgré moi, par le sort entraîné,

Le loisir des remords à son cœur étonné.

Elle voit mes forfaits, et non plus mes services ;

Il me faut en secret dévorer ses caprices,

Et son amour pour moi semble s’être effacé

Dans le sang d’un époux que mon bras a versé.

 

EUPHORBE.

 

L’aimeriez-vous encor, seigneur, et cette flamme…

 

HERMOGIDE.

 

Moi ! Que cette faiblesse ait amolli mon âme :

Hermogide amoureux ! Ah ! qui veut être roi

Ou n’est pas fait pour l’être, ou n’aime rien que soi.

A la reine engagé, je pris sur sa jeunesse

Cet heureux ascendant que les soins, la souplesse,

L’attention, le temps, savent si bien donner

Sur un cœur sans dessein, facile à gouverner.

Le bandeau de l’amour et l’art trompeur de plaire,

De mes vastes desseins ont voilé le mystère ;

Mais de tout temps, ami, la soif de la grandeur

Fut le seul sentiment qui régna dans mon cœur.

Il est temps aujourd’hui que mon sort se décide :

Je n’aurai pas en vain commis un parricide.

J’attends la reine ici : pour la dernière fois,

Je viens voir si l’ingrate ose oublier mes droits,

Si je dois de sa main tenir le diadème,

Ou, pour le mieux saisir, me venger d’elle-même :

Mais on ouvre chez elle (1).

 

 

1 – « J’ai rendu l’édifice encore plus hardi qu’il n’était, écrit Voltaire à Cideville, 2 octobre 1732. Androgide (qui devint Hermogide), ne prononce plus le nom d’amour … Voici un échantillon de l’âme de ce monsieur. » Et il cite quelques vers qui sont aujourd’hui dans cette scène et qui alors se trouvaient dans la scène 1re de l’acte III. (G.A.)

 

 

 

SCÈNE II.

 

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HERMOGIDE, EUPHORBE, ZÉLONIDE.

 

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HERMOGIDE.

 

Eh bien ! Puis-je savoir

Si la reine aujourd’hui se résoud à me voir ?

Si je puis obtenir un instant d’audience ?

 

ZÉLONIDE.

 

Ah ! Daignez de la reine éviter la présence.

En proie aux noirs chagrins qui viennent la troubler,

Eriphyle, seigneur, peut-elle vous parler ?

Solitaire, accablés, et fuyant tout le monde,

Ces lieux seuls sont témoins de sa douleur profonde.

Daignez vous dérober à ses yeux éperdus.

 

HERMOGIDE.

 

Il suffit, Zélonide, et j’entends ce refus.

J’épargne à ses regards un objet qui la gêne ;

Hermogide irrité respecte encor la reine ;

Mais, malgré mon respect vous pouvez l’assurer

Qu’il serait dangereux de me désespérer.

 

(Il sort avec Euphorbe.)

 

 

 

SCÈNE III.

 

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ÉRIPHYLE, ZÉLONIDE.

 

 

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ZÉLONIDE.

 

La voici. Quel effroi trouble son âme émue !

 

 

ÉRIPHYLE.

 

Dieux ! Ecartez la main sur ma tête étendue !

Quel spectre épouvantable en tous lieux me poursuit :

Quels dieux l’ont déchaîné de l’éternelle nuit ?

Je l’ai vu : ce n’est point une erreur passagère

Que produit du sommeil la vapeur mensongère.

Le sommeil à mes yeux refusant ses douceurs,

N’a point sur mon esprit répandu ses erreurs.

Je l’ai vu… je le vois… il vient… cruel, arrête !

Quel est ce fer sanglant que tu tiens sur ma tête ?

Il me montre sa tombe, il m’appelle, et son sang

Ruisselle sur ce marbre, et coule de son flanc.

Eh bien ! M’entraînes-tu dans l’éternel abîme ?

Portes-tu le trépas ? Viens-tu punir le crime (1) ?

 

ZÉLONIDE.

 

Pour un hymen, ô ciel, quel appareil affreux !

Ce jour semblait pour vous des jours le plus heureux.

 

 

ÉRIPHYLE.

 

Qu’on détruise à jamais ces pompes solennelles.

Quelles mains s’uniraient à mes mains criminelles ?

Je ne puis…

 

ZÉLONIDE.

 

Hermogide, en ce palais rendu,

S’attendait aujourd’hui…

 

 

ÉRIPHYLE.

 

Hermogide, grands dieux ! Lui qui de la furie

Empoisonna les jours de ma fatale vie ;

Hermogide ! Ah ! Sans lui, sans ses indignes feux,

Mon cœur, mon triste cœur eût été vertueux.

 

ZÉLONIDE.

 

Quoi ! Toujours le remords vous presse et vous tourmente ?

 

 

ÉRIPHYLE.

 

Pardonne, Amphiaraüs, pardonne, ombre sanglante !

Cesse de m’effrayer du sein de ce tombeau.

Je n’ai point dans tes flancs enfoncé le couteau ;

Je n’ai point consenti … que dis-je ? Misérable !

 

ZÉLONIDE.

 

De la mort d’un époux vous n’êtes point coupable ;

Pourquoi toujours d’un autre adopter les forfaits ?

 

 

ÉRIPHYLE.

 

Ah ! Je les ai permis : c’est moi qui les ai faits.

 

ZÉLONIDE.

 

Lorsque le roi périt, lorsque la destinée

Vous affranchit des lois d’un injuste hyménée,

Vous sortiez de l’enfance, et de vos tristes jours

Seize printemps à peine avaient formé le cours.

 

 

ÉRIPHYLE.

 

C’est cet âge fatal et sans expérience,

Ouvert aux passions, faible, plein d’imprudence ;

C’est cet âge indiscret qui fit tout mon malheur.

Un traître avait surpris le chemin de mon cœur :

L’aurais-tu pu penser que ce fier Hermogide,

Race des demi-dieux, issu du sang d’Alcide,

Sous l’appât d’un amour si tendre, si flatteur,

Des plus noirs sentiments cachât la profondeur ?

On lui promit ma main : ce cœur faible et sincère,

Dans ses rapides vœux soumis aux lois d’un père,

Trompé par son devoir et trop tôt enflammé,

Brûla pour un barbare indigne d’être aimé :

Et quand sous d’autres lois il fallut me contraindre,

Mes feux trop allumés ne pouvaient plus s’éteindre.

Amphiaraüs en vain me demanda ma foi,

Et l’empire d’un cœur qui n’était plus à moi.

L’amour qui m’aveuglait… ah ! Quelle erreur m’abuse !

L’amour aux attentats doit-il servir d’excuse ?

Objet de mes remords, objet de ma pitié,

Demi-dieu dont je fus la coupable moitié,

Je portai dans tes bras une ardeur étrangère ;

J’écoutai le cruel qui m’avait trop su plaire.

Il répandit sur nous et sur notre union

La discorde, la haine et la confusion.

Cette soif de régner, dont il brûlait dans l’âme,

De son coupable amour empoisonnait la flamme :

Je vis le coup affreux qu’il allait te porter,

Et je n’osai lever le bras pour l’arrêter.

Ma faiblesse a conduit les coups du parricide !

C’est moi qui t »immolai par la main d’Hermogide.

Venge-toi, mais du moins songe avec quelle horreur

J’ai reçu l’ennemi qui fut mon séducteur.

Je m’abhorre moi-même, et je me rends justice :

Je t’ai déjà vengé ; mon crime est mon supplice.

 

ZÉLONIDE.

 

N’écarterez-vous point ce cruel souvenir ?

Des fureurs d’un barbare ardent à vous punir,

N’effacerez-vous point cette image si noire ?

Ce meurtre est ignoré ; perdez-en la mémoire.

 

 

ÉRIPHYLE.

 

Tu vois trop que les dieux ne l’ont point oublié.

O sang de mon époux ! Comment t’ai-je expié ?

Ainsi donc j’ai comblé mon crime et ma misère.

J’eus autrefois les noms et d’épouse et de mère,

Zélonide ! Ah ! Grands dieux ! Que m’avait fait mon fils ?

 

ZÉLONIDE.

 

Le destin le comptait parmi vos ennemis.

Le ciel que vous craignez vous protège et vous aime ;

Il vous fit voir ce fils armé contre vous-même ;

Par un secret oracle il vous dit que sa main…

 

ÉRIPHYLE.

 

Que n’a-t-il pu remplir son horrible destin !

Que ne m’a-t-il ôté cette vie odieuse ?

 

ZÉLONIDE.

 

Vivez, régnez, madame.

 

ÉRIPHYLE.

 

Eh ! Pour qui, malheureuse ?

Mes jours, mes tristes jours, de trouble environnés,

D’un malheur tout nouveau renaissantes victimes,

Etaient-ils d’un tel prix ? Valaient-il tant de crimes ?

Je l’arrachai pleurant de mes bras maternels :

J’abandonnai son sort au plus vil des mortels.

J’ôte à mon fils son trône, à mon époux la vie ;

Mais ma seule faiblesse a fait ma barbarie.

 

 

1 – Réminiscences d’Hamlet et de Macbeth. (G.A.)

 

 

 

 

SCÈNE IV.

 

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ÉRIPHYLE, POLÉMON.

 

 

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ÉRIPHYLE.

 

Eh bien ! Cher Polémon, qu'avez-vous vu ? Parlez.

Tous les chefs de l’Etat, au palais assemblés,

Exigent-ils de moi que dans cette journée

J’allume les flambeaux d’un nouvel hyménée ?

Veulent-ils m’y forcer ? Ne puis-je obtenir d’eux

Le temps de consulter et mon cœur et mes vœux ?

 

POLÉMON.

 

Je ne le puis céler : l’Etat demande un maître ;

Déjà les factions commencent à renaître ;

Tous ces chefs dangereux, l’un de l’autre ennemis,

Divisés d’intérêt et pour le crime unis,

Par leurs prétentions, leurs brigues et leurs haines,

De l’Etat qui chancelle embarrassent les rênes.

Le peuple impatient commence à s’alarmer :

Il a besoin d’un maître, il pourrait le nommer.

Veuve d’Amphiaraüs, et digne de ce titre,

De ces grands différends et la cause et l’arbitre,

Reine, daignez d’Argos accomplir les souhaits.

Que le droit de régner soit un de vos bienfaits ;

Que votre voix décide, et que cet hyménée

De la Grèce et de vous règle la destinée.

 

ÉRIPHYLE.

 

Pour qui penche ce peuple ?

 

 

POLÉMON.

 

Il attend votre choix :

Mais on sait qu’Hermogide est du sang de nos rois.

Du souverain pouvoir il est dépositaire ;

Cet hymen à l’Etat semble être nécessaire.

Vous le savez assez : ce prince ambitieux,

Sûr de ses droits au trône, et fier de ses aïeux,

Sans le frein que l’oracle a mis à son audace,

Eût malgré vous peut-être occupé cette place.

 

ÉRIPHYLE.

 

On veut que je l’épouse, et qu’il soit votre roi.

 

POLÉMON.

 

Madame, avec respect nous suivrons votre loi ;

Prononcez, mais songez quelle en sera la suite !

 

ÉRIPHYLE.

 

Extrémité fatale où je me vois réduite !

Quoi ! Le peuple en effet penche de son côté !

 

POLÉMON.

 

Ce prince est peu chéri, mais il est respecté.

On croit qu’à son hymen il vous faudra souscrire ;

Mais, madame, on le croit plus qu’on ne le désire.

 

ÉRIPHYLE.

 

Ainsi de faire un choix on m’impose la loi !

On le veut ; j’y souscris ; je vais nommer un roi.

Aux états assemblés portez cette nouvelle.

 

(Polémon sort.)

 

 

 

SCÈNE V.

 

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ÉRIPHYLE, ZÉLONIDE.

 

 

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ÉRIPHYLE.

 

Je sens que je succombe à ma douleur mortelle.

Alcméon ne vient point. L’a-t-on fait avertir ?

 

ZÉLONIDE.

 

Déjà du camp des rois il aura dû partir.

Quoi, madame, à ce nom votre douleur redouble !

 

ÉRIPHYLE.

 

Je n’éprouvai jamais de plus funeste trouble.

Si du moins Alcméon paraissait à mes yeux !

 

ZÉLONIDE.

 

Il est l’appui d’Argos, il est chéri des dieux.

 

ÉRIPHYLE.

 

Ce n’est qu’en sa vertu que j’ai quelque espérance.

Puisse-t-il de sa reine embrasser la défense !

Puisse-t-il me sauver de tous mes ennemis !

O dieux de mon époux ! Et vous, dieux de mon fils !

Prenez de cet Etat les rênes languissantes ;

Remettez-les vous-même en des mains innocentes ;

Ou si dans ce grand jour il me faut déclarer,

Conduisez donc mon cœur, et daignez l’inspirer.

 

 

 

 

 

 

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