DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : G comme GOUT - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

 

 

G-comme-GOUT---Partie-2.jpg

Photo de Khalah

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

G comme GOÛT.

 

 

 

- PARTIE 2 - 

 

 

 

 

 

 

 

DU GOÛT DES CONNAISSEURS.

 

 

  

 

  

 

 

 

         En général le goût fin et sûr consiste dans le sentiment prompt d’une beauté parmi des défauts, et d’un défaut parmi des beautés.

 

         Le gourmet est celui qui discernera le mélange de deux vins, qui sentira ce qui domine dans un mets, tandis que les autres convives n’auront qu’un sentiment confus et égaré.

 

         Ne se trompe-t-on pas quand on dit que c’est un malheur d’avoir le goût trop délicat, d’être trop connaisseur ; qu’alors on est trop choqué des défauts, et trop insensible aux beautés ; qu’enfin on perd à être trop difficile ? N’est-il pas vrai au contraire qu’il n’y a véritablement de plaisir que pour les gens de goût ? ils voient, ils entendent, ils sentent ce qui échappe aux hommes moins sensiblement organisés et moins exercés.

 

         Le connaisseur en musique, en peinture, en architecture, en poésie, en médailles, etc., éprouve des sensations que le vulgaire ne soupçonne pas ; le plaisir même de découvrir une faute le flatte, et lui fait sentir les beautés plus vivement. C’est l’avantage des bonnes vues sur les mauvaises. L’homme de goût a d’autres yeux, d’autres oreilles, un autre tact que l’homme grossier. Il est choqué des draperies mesquines de Raphaël, mais il admire la noble correction de son dessin. Il a le plaisir d’apercevoir que les enfants de Laocoon n’ont nulle proportion avec la taille de leur père ; mais tout le groupe le fait frissonner, tandis que d’autres spectateurs sont tranquilles.

 

         Le célèbre sculpteur (1), homme de lettres et de génie, qui a fait la statue colossale de Pierre Ier à Pétersbourg, critique avec raison l’attitude du Moïse de Michel-Ange, et sa petite veste serrée qui n’est pas même le costume oriental ; en même temps il s’extasie en contemplant l’air de tête.

 

 

 

 

 

EXEMPLES DU BON ET DU MAUVAIS GOÛT,

TIRÉS DES TRAGÉDIES FRANÇAISES ET ANGLAISES.

 

 

 

 

         Je ne parlerai point ici de quelques auteurs anglais qui, ayant traduit des pièces de Molière, l’ont insulté dans leurs préfaces, ni de ceux qui de deux tragédies de Racine en ont fait une, et qui l’ont encore chargée de nouveaux incidents, pour se donner le droit de censurer la noble et féconde simplicité de ce grand homme.

 

         De tous les auteurs qui ont écrit en Angleterre sur le goût, sur l’esprit et l’imagination, et qui ont prétendu à une critique judicieuse, Addison est celui qui a le plus d’autorité : ses ouvrages sont très utiles. On a désiré seulement qu’il n’eût pas trop souvent sacrifié son propre goût au désir de plaire à son parti, et de procurer un prompt débit aux feuilles du Spectateur qu’il composait avec Steele.

 

         Cependant il a souvent le courage de donner la préférence au théâtre de Paris sur celui de Londres ; il fait sentir les défauts de la scène anglaise ; et quand il écrivit son Caton, il se donna bien de garde d’imiter le style de Shakespeare. S’il avait su traiter les passions, si la chaleur de son âme eût répondu à la dignité de son style, il aurait réformé sa nation. Sa pièce, étant une affaire de parti, eut un succès prodigieux. Mais quand les factions furent éteintes, il ne resta à la tragédie de Caton que de très beaux vers et de la froideur. Rien n’a plus contribué à l’affermissement de l’empire de Shakespeare. Le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers ; et le vulgaire anglais aime mieux des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène, des assassinats, des exécutions criminelles, des revenants qui remplissent le théâtre en foule, des sorciers, que l’éloquence la plus noble et la plus sage.

 

         Collier a très bien senti les défauts du théâtre anglais ; mais étant ennemi de cet art, par une superstition barbare dont il était possédé, il déplut trop à la nation pour qu’elle daignât s’éclairer par lui : il fut haï et méprisé.

 

         Warburton, évêque de Glocester, a commenté Shakespeare de concert avec Pope ; mais son commentaire ne roule que sur les mots. L’auteur des trois volumes des Eléments de critique censure Shakespeare quelquefois ; mais il censure beaucoup plus Racine et nos auteurs tragiques.

 

         Le grand reproche que tous les critiques anglais nous font, c’est que tous nos héros sont des Français, des personnages de roman, des amants tels qu’on en trouve dans Clélie, dans Astrée et dans Zaïde. L’auteur des Eléments de critique reprend surtout très sévèrement Corneille d’avoir fait parler ainsi César à Cléopâtre :

 

 

C’était pour acquérir un droit si précieux

Que combattait partout mon bras ambitieux ;

Et dans Pharsale même il a tiré l’épée,

Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.

Je l’ai vaincu, princesse ; et le dieu des combats

M’y favorisait moins que vos divins appas :

Ils conduisaient ma main, ils enflaient mon courage ;

Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage.

 

 

                                      La Mort de Pompée, Acte IV, scène III.

 

 

         Le critique anglais trouve ces fadeurs ridicules et extravagantes ; il a sans doute raison : les Français sensés l’avaient dit avant lui. Nous regardons comme une règle inviolable ces préceptes de Boileau :

 

Qu’Achille aime autrement que Tyrcis et Philène ;

N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène.

 

                                                        Art poétique, chant III, 99.

 

 

         Nous savons bien que César ayant en effet aimé Cléopâtre, Corneille le devait faire parler autrement, et que surtout cet amour est très insipide dans la tragédie de la Mort de Pompée. Nous savons que Corneille, qui a mis de l’amour dans toutes ses pièces, n’a jamais traité convenablement cette passion, excepté dans quelques scènes du Cid imitées de l’espagnol. Mais aussi toutes les nations conviennent avec nous qu’il a déployé un très grand génie, un sens profond, une force d’esprit supérieure dans Cinna, dans plusieurs scènes des Horaces, de Pompée, de Polyeucte, dans la dernière scène de Rodogune.

 

         Si l’amour est insipide dans presque toutes ses pièces, nous sommes les premiers à le dire ; nous convenons tous que ses héros ne sont que des raisonneurs dans ses quinze ou seize derniers ouvrages. Les vers de ces pièces sont durs, obscurs, sans harmonie, sans grâce. Mais s’il s’est élevé infiniment au-dessus de Shakespeare dans les tragédies de son bon temps, il n’est jamais tombé si bas dans les autres ; et s’il fait dire malheureusement à César qu’il vient ennoblir, par le titre de captif, le titre de vainqueur à présent effectif, César ne dit point chez lui les extravagances qu’il débite dans Shakespeare. Ses héros ne font point l’amour à Catau comme le roi Henri V ; on ne voit point chez lui de prince s’écrier comme Richard II : « O terre de mon royaume ! ne nourris pas mon ennemi ; mais que les araignées qui sucent ton venin, et que les lourds crapauds soient sur sa route ; qu’ils attaquent ses pieds perfides, qui les foulent de ses pas usurpateurs. Ne produis que de puants chardons pour eux ; et quand ils voudront cueillir une fleur sur ton sein, ne leur présente que des serpents en embuscade. »

 

         On ne voit point chez Corneille un héritier du trône s’entretenir avec un général d’armée, avec ce beau naturel que Shakespeare étale dans le prince de Galles, qui fut depuis le roi Henri IV (2).

 

         Le général demande au prince quelle heure il est. Le prince lui répond : « Tu as l’esprit si gras pour avoir bu du vin d’Espagne, pour t’être déboutonné après souper, pour avoir dormi sur un banc après dîner ; que tu as oublié ce que tu devrais savoir. Que diable t’importe l’heure qu’il est, à moins que les heures ne soient des tasses de vin, que les minutes ne soient des hachis de chapons, que les cloches ne soient des langues de maquerelles ; les cadrans, des enseignes de mauvais lieux ; et le soleil lui-même, une fille de joie en taffetas couleur de feu ? »

 

         Comment Warburton n’a-t-il pas rougi de commenter ces grossièretés infâmes ? travaillait-il pour l’honneur du théâtre et de l’Eglise anglicane ?

 

 

 

 

 

RARETÉ DES GENS DE GOÛT.

 

 

 

 

         On est affligé quand on considère, surtout dans les climats froids et humides, cette foule prodigieuse d’hommes qui n’ont pas la moindre étincelle de goût ; qui n’aiment aucun des beaux-arts, qui ne lisent jamais, et dont quelques-uns feuillettent tout au plus un journal une fois par mois pour être au courant, et pour se mettre en état de parler au hasard des choses dont ils ne peuvent avoir que des idées confuses.

 

         Entrez dans une petite ville de province, rarement vous y trouverez un ou deux libraires. Il en est qui en sont entièrement privées. Les juges, les chanoines, l’évêque, le subdélégué, l’élu, le receveur du grenier à sel, le citoyen aisé, personne n’a de livres, personne n’a l’esprit cultivé ; on n’est pas plus avancé qu’au douzième siècle. Dans les capitales des provinces, dans celles même qui ont des académies, que le goût est rare !

 

         Il faut la capitale d’un grand royaume pour y établir la demeure du goût ; encore n’est-il le partage que du très petit nombre, toute la populace en est exclue. Il est inconnu aux familles bourgeoises, où l’on est continuellement occupé du soin de sa fortune, des détails domestiques, et d’une grossière oisiveté, amusée par une partie de jeu. Toutes les places qui tiennent à la judicature, à la finance, au commerce, ferment la porte aux beaux-arts. C’est la honte de l’esprit humain que le goût, pour l’ordinaire, ne s’introduise que chez l’oisiveté opulente. J’ai connu un commis des bureaux de Versailles, né avec beaucoup d’esprit, qui disait : Je suis bien malheureux, je n’ai pas le temps d’avoir du goût.

 

         Dans une ville telle que Paris, peuplée de plus de six cent mille personnes, je ne crois pas qu’il y en ait trois mille qui aient le goût des beaux-arts. Qu’on représente un chef-d’œuvre dramatique, ce qui est si rare, et qui doit l’être, on dit : Tout Paris est enchanté ; mais on en imprime trois mille exemplaires tout au plus.

 

         Parcourez aujourd’hui l’Asie, l’Afrique, la moitié du Nord ; où verrez-vous le goût de l’éloquence, de la poésie, de la peinture, de la musique ? Presque tout l’univers est barbare.

 

         Le goût est donc comme la philosophie ; il appartient à un très petit nombre d’âmes privilégiées.

 

         Le grand bonheur de la France fut d’avoir dans Louis XIV un roi qui était né avec du goût.

 

 

.  .  .  .  .  Pauci, quos æquus amavit

Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus,

Dis geniti,potuere .  .  .  .  .  .  .

 

 

                                                                                  VIRG., Æn., VI, 129-131.

 

 

         C’est en vain qu’Ovide (Métam., I, 86) a dit que Dieu nous créa pour regarder le ciel : Erectos ad sidera tollere vultus ; les hommes sont presque tous courbés vers la terre.

 

         Pourquoi une statue informe, un mauvais tableau où les figures sont estropiées, n’ont-ils jamais passé pour des chefs d’œuvre ? Pourquoi jamais une maison chétive et sans aucune proportion n’a-t-elle été regardée comme un beau monument d’architecture ? D’où vient qu’en musique des sons aigres et discordants n’ont flatté l’oreille de personne, et que cependant  de très mauvaises tragédies barbares, écrites dans un style d’Allobroge, ont réussi, même après les scènes sublimes qu’on trouve dans Corneille, et les tragédies touchantes de Racine, et le peu de pièces bien écrites qu’on peut avoir eues depuis cet élégant poète ? Ce n’est qu’au théâtre qu’on voit quelquefois réussir des ouvrages détestables, soit tragiques, soit comiques.

 

         Quelle en est la raison ? C’est que l’illusion ne règne qu’au théâtre ; c’est que le succès y dépend de deux ou trois acteurs, quelquefois d’un seul, et surtout d’une cabale qui fait tous ses efforts, tandis que les gens de goût n’en font aucun. Cette cabale subsiste souvent une génération entière. Elle est d’autant plus active, que son but est bien moins d’élever un auteur que d’en abaisser un autre. Il faut un siècle pour mettre aux choses leur véritable prix dans ce seul genre.

 

         Ce sont les gens de goût seuls qui gouvernent à la longue l’empire des arts. Le Poussin fut obligé de sortir de France pour laisser la place à un mauvais peintre. Le Moine se tua de désespoir. Vanloo fut près d’aller exercer ailleurs ses talents. Les connaisseurs seuls les ont mis tous trois à leur place. On voit souvent en tout genre les plus mauvais ouvrages avoir un succès prodigieux. Les solécismes, les barbarismes, les sentiments les plus faux, l’ampoulé le plus ridicule, ne sont pas sentis pendant un temps, parce que la cabale et le sot enthousiasme du vulgaire causent une ivresse qui ne sent rien. Les connaisseurs seuls ramènent à la longue le public, et c’est la seule différence qui existe entre les nations les plus éclairées et les plus grossières ; car le vulgaire de Paris n’a rien au-dessus d’un autre vulgaire ; mais il y a dans Paris un nombre assez considérable d’esprits cultivés pour mener la foule. Cette foule se conduit presque en un moment dans les mouvements populaires ; mais il faut plusieurs années pour fixer son goût dans les arts.

 

 

 G comme GOUT - Partie 2

 

1 – Falconnet.

 

2 – Scène II du premier acte de la Vie et la mort de Henri IV.

 

 

 

 

Commenter cet article