CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Partie 32

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Photo de Khalah

 

 

 

 

 

 

 

132 – DE VOLTAIRE

 

A La Haye 1740

 

 

          Sire, dans cette troisième lettre (1) je demande pardon à votre majesté des deux premières qui sont trop bavardes.

 

          J’ai passé cette journée à consulter des avocats et à faire traiter sous main avec Van Duren. J’ai été procureur et négociateur. Je commence à croire que je viendrai à bout de lui ; ainsi de deux choses l’une, ou l’ouvrage sera supprimé à jamais, ou il paraîtra d’une manière entièrement digne de son auteur.

 

          Que votre majesté soit sûre que je resterai ici, qu’elle sera entièrement satisfaite, ou que je mourrai de douleur. Divin Marc-Aurèle, pardonnez à ma tendresse. J’ai entendu dire ici secrètement que votre majesté viendrait à La Haye. J’ai de plus entendu dire aussi que ce voyage pourrait être utile à ses intérêts (2).

 

          Vos intérêts, sire, je les chéris sans doute ; mais il ne m’appartient ni d’en parler ni de les entendre.

 

          Tout ce que je sais, c’est que si votre humanité vient ici, elle gagnera les cœurs, tout Hollandais qu’ils sont. Votre majesté a déjà ici de grands partisans.

 

          J’ai dîné ici aujourd’hui avec un député de Frise, nommé M. Halloy, qui a eu l’honneur de voir votre majesté à l’armée, qui compte lui faire sa cour à Clèves, et qui pense sur le Marc-Aurèle du Nord comme moi. Oh ! que je vais demain embrasser ce M. Halloy. Aujourd’hui M. de Fénelon (3). (Le reste manque.)

 

 

1 – On n’a que la première, qui est la précédente. La seconde manque. (G.A.)

2 – Il s’agit de l’affaire d’Herstall. (G.A.)

3 – Ambassadeur de France en Hollande, neveu du célèbre archevêque de Cambrai. (G.A.)

 

 

 

 

 

133 – DU ROI

 

A Charlottenbourg, le 29 Juillet 1740

 

 

          Mon cher ami, des voyageurs qui reviennent des bords du Frisch-Haf (1) ont lu vos charmants ouvrages, qui leur ont paru un restaurant admirable, et dont ils avaient grand besoin pour les rappeler à la vie. Je ne dis rien de vos vers, que je louerais beaucoup si je n’en étais le sujet ; mais un peu moins de louanges, et il n’y aurait rien de plus beau au monde.

 

 

Mon large ambassadeur, à panse rebondie,

Harangue le roi très chrétien,

Et gens qu’il ne vit de sa vie ;

Il en gagnera l’étisie,

En très bon rhétoricien.

Fleury nous affublait d’un bavard de sa clique (2),

Mutilé de trois doigts, courtois en matelot ;

Je me tais sur Camas, je connais sa pratique,

Et l’on verra s’il est manchot (3).

 

 

          Les lettres de Camas ne sont remplies que de Bruxelles ; il ne tarit point sur ce sujet, et, à juger par ses relations, il semble qu’il ait été envoyé à Voltaire et non à Louis.

 

          Je vous envoie les seuls vers que j’aie eu le temps de faire depuis longtemps. Algarotti les a fait naître ; le sujet est la Jouissance (4). L’Italien supposait que nous autres habitants du nord ne pouvions pas sentir aussi vivement que les voisins du lac de Garde. J’ai senti et j’ai exprimé ce que j’ai pu, pour lui montrer jusqu’où notre organisation pouvait nous procurer du sentiment. C’est à vous de juger si j’ai bien peint ou non. Souvenez-vous, au moins, qu’il y a des instants aussi difficiles à représenter que l’est le soleil dans sa plus grande splendeur ; les couleurs sont trop pâles pour les peintres, et il faut que l’imagination du lecteur supplée au défaut de l’art.

 

          Je vous suis très obligé des peines que vous voulez bien vous donner touchant l’impression de l’Anti-Machiavel. L’ouvrage n’était pas encore digne d’être publié ; il faut mâcher et remâcher un ouvrage de cette nature, afin qu’il ne paraisse pas d’une manière incongrue aux yeux du public, toujours enclin à la satire. Je me prépare à partir, sous peu de jours, pour le pays de Clèves. C’est là que

 

J’entendrai donc les sons de la lyre d’Orphée ;

Je verrai ces savantes mains

Qui, par des ouvrages divins,

Aux cieux des immortels placent votre trophée.

J’admirerai ces yeux si clairs et si perçants,

Que les secrets de la nature,

Cachés dans une nuit obscure,

N’ont pu se dérober à leurs regards puissants.

Je baiserai cent fois cette bouche éloquente

Dans le sérieux et le badin,

Dont la voix folâtre et touchante

Va du cothurne au brodequin,

Toujours enchanteresse et toujours plus charmante.

 

          Enfin je me fais une véritable joie de voir l’homme du monde entier que j’aime et que j’estime le plus.

 

          Pardonnez mes lapsus calami et mes autres fautes. Je ne suis pas encore dans une assiette tranquille ; il me faut expédier mon voyage, après quoi j’espère trouver du temps pour moi.

 

          Adieu, charmant, divin Voltaire ; n’oubliez pas les pauvres mortels de Berlin, qui vont faire diligence pour joindre dans peu les dieux de Cirey. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Golfe de la Baltique, près de Kœnigsberg. (G.A.)

2 – Valori. (G.A.)

3 – Camas n’avait qu’un bras. (G.A.)

4 – Ces vers ne sont pas dans les Œuvres de Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

134 – DE VOLTAIRE

 

Août 1740

 

 

          Sire, votre humanité ne recevra point, cette poste, de mes paquets énormes. Un petit accident d’ivrogne arrivé dans l’imprimerie a retardé l’achèvement de l’ouvrage que je fais faire. Ce sera pour le premier ordinaire ; cependant ce fripon de Van Duren débite sa marchandise, et en a déjà trop vendu.

 

 

Parmi ce tribut légitime

D’amour, de respect, et d’estime,

Que vous donne le genre humain,

Le très fade cousin germain (1)

Du très prolixe Télémaque

Très dévotement vous attaque,

Et prétend vous miner sous main.

Ce bon papiste vous condamne

Et vous et le Machiavel

A rôtir avec Uriel,

Ainsi que tout auteur profane.

Il sera damné comme un chien,

Dit-il, cet auteur qu’on renomme ;

Ce n’est qu’un sage, un honnête homme,

Je veux un fripon bon chrétien,

Et qui soit serviteur de Rome.

Ansi parle ce bon bigot,

Pilier boiteux de son église ;

Comme ignorant je le méprise,

Mais je le crains comme dévot.

 

 

          Lui et le jésuite Laville (2), qui lui sert de secrétaire, commencent pourtant à raccourcir la prolixité de leurs phrases insolentes en faveur du prélat liégeois. Ils parlaient sur cela avec trop d’indécence. La dernière lettre de votre majesté a fait partout un effet admirable. Qu’il me soit permis, sire, de représenter à votre majesté que vous renvoyez, dans cette lettre publique, aux protestations faites contre les contrats subreptices d’échange, et aux raisons déduites dans le mémoire de 1737. Comme l’abrégé que j’ai fait de ce mémoire est la seule pièce qui ait été connue et mise dans les gazettes, je me flatte que c’est donc à cet abrégé que vous renvoyez, et qu’ainsi votre majesté n’est plus mécontente que j’aie osé soutenir vos droits d’une main destinée à écrire vos louanges (3). Cependant je ne reçois de nouvelles de votre majesté ni sur cela ni sur Machiavel.

 

          C’est un plaisant pays que celui-ci. Croiriez-vous, sire, que Van Duren, ayant le premier annoncé qu’il vendrait l’Anti-Machiavel, est en droit par là de le vendre, selon les lois, et croit pouvoir empêcher tout autre libraire de vendre l’ouvrage ?

 

          Cependant, comme il est absolument nécessaire, pour faire taire certaines gens, que l’ouvrage paraisse un peu plus chrétien, je me charge seul de l’édition, pour éviter toute chicane, et je vais en faire des présents partout ; cela sera plus prompt, plus noble, et plus conciliant : trois choses dont je fais cas.

 

 

Rousseau (4), cet errant hypocrite,

D’un vieil Hébreu vieux parasite,

A quitté ces tristes climats.

Monsieur du Lis, l’Israélite,

Le plus riche Juif des états,

A donné, d’un air d’importance,

L’aumône de cinq cents ducats

A son rimeur dans l’indigence.

Le rimeur ne jouira pas

De cette aumône magnifique ;

Déjà son âme satirique

Est dans les ombres du trépas,

Et son corps est paralytique.

Pour la pesante république

De nos seigneurs des Pays-Bas,

Elle est toujours apoplectique.

 

 

1 – Le marquis de Fénelon, alors ambassadeur en Hollande. Il était fort dévot, d’ailleurs assez aimable et bon officier. (Voyez l’Eloge des officiers morts dans la guerre de 1741.) (L.)

2 – Depuis premier commis des affaires étrangères. Il quitta les jésuites, tandis que Lavaur, secrétaire du marquis de Fénelon, lui cédait sa place pour prendre l’habit de saint Ignace. C’est ce même Lavaur qui a joué depuis un rôle si singulier dans l’affaire du comte de Lally. (K.)

3 – Voyez, section LÉGISLATION, le Sommaire des droits de S. M. le roi de Prusse sur Herstall. (G.A.)

4 – Jean-Baptiste Rousseau.

 

 

 

 

135 – DU ROI

 

A Berlin, le 5 Août

 

 

          Mon cher Voltaire, j’ai reçu trois de vos lettres dans un jour de trouble, de cérémonie et d’ennui. Je vous en suis infiniment obligé. Tout ce que je puis vous répondre à présent, c’est que je remets le Machiavel à votre disposition, et je ne doute point que vous n’en usiez de façon que je n’aie pas lieu de me repentir de la confiance que je mets en vous. Je me repose entièrement sur mon cher éditeur.

 

          J’écrirai à madame du Châtelet en conséquence de ce que vous désirez (1). A vous parler franchement touchant son voyage, c’est Voltaire, c’est vous, c’est mon ami, que je désire de voir ; et la divine Emilie, avec toute sa divinité, n’est que l’accessoire d’Apollon newtonianisé.

 

          Je ne puis vous dire encore si je voyagerai ou si je ne voyagerai pas. Apprenez, mon cher Voltaire, que le roi de Prusse est une girouette de politique : il me faut l’impulsion de certains vents favorables pour voyager ou pour diriger mes voyages. Enfin je me confirme dans les sentiments qu’un roi est mille fois plus malheureux qu’un particulier. Je suis l’esclave de la fantaisie de tant d’autres puissances, que je ne peux jamais, touchant ma personne, faire ce que je veux. Arrive cependant ce qui pourra, je me flatte de vous voir. Puissiez-vous être uni à jamais à mon bercail !

 

          Adieu, mon cher ami, esprit sublime, premier né des êtres pensants. Aimez-moi toujours sincèrement, et soyez persuadé qu’on ne saurait vous aimer et vous estimer plus que je fais. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Madame du Châtelet voulait que Frédéric, passant par Bruxelles, vînt loger chez elle, rue de la Grosse-Tour. Frédéric accepta d’abord. (G.A.)

 

 

 

 

136 – DU ROI

 

A Berlin, le 6 Août

 

 

          Mon cher ami, je me conforme entièrement à vos sentiments, et je vous fais arbitre. Vous en jugerez comme vous le trouverez à propos ; et je suis tranquille, car mes intérêts sont en bonnes mains.

 

          Vous aurez reçu de moi une lettre datée d’hier ; voici la seconde que je vous écris de Berlin ; je m’en rapporte au contenu de l’autre. S’il faut qu’Emilie accompagne Apollon, j’y consens ; mais si je puis vous voir seul, je préférerai le dernier. Je serais trop ébloui, je ne pourrais soutenir tant d’éclat à la fois ; il me faudrait le voile de Moïse pour tempérer les rayons mêlés de vos divinités.

 

          Pour le coup, mon cher Voltaire, si je suis surchargé d’affaires, je travaille sans relâche ; mais je vous prie de m’accorder suspension d’armes. Encore quatre semaines, et je suis à vous pour jamais.

 

          Vous ne sauriez augmenter les obligations que je vous dois, ni la parfaite estime avec laquelle je suis à jamais votre inviolable ami, FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

 

137 – DU ROI

 

A Remusberg, le 8 Août.

 

 

          Mon cher Voltaire, je crois que Van Duren vous coûte plus de soins et de peines que Henri IV. En versifiant la vie d’un héros, vous écriviez l’histoire de vos pensées ; mais en harcelant un scélérat, vous joûtez avec un ennemi indigne de vous être opposé. Je vous ai d’autant plus d’obligation de l’affection avec laquelle vous prenez mes intérêts à cœur, et je ne demande pas mieux que de vous en témoigner ma reconnaissance. Faites donc rouler la presse puisqu’il le faut, pour punir la scélératesse d’un misérable. Rayez, changez, corrigez, et remplacez tous les endroits qu’il vous plaira. Je m’en remets à votre discernement.

 

          Je pars dans huit jours pour Dantzick, et je compte être le 22 à Francfort. En cas que vous y soyez, je m’attends bien, à mon passage, de vous voir chez moi. Je compte pour sûr de vous embrasser à Clèves ou en Hollande.

 

          Maupertuis est autant qu’engagé chez nous ; mais il me manque encore beaucoup d’autres sujets que vous me ferez plaisir de m’indiquer.

 

          Adieu, charmant Voltaire ; il faut que je quitte ce qu’il y a de plus aimable parmi les hommes, pour disputer le terrain à toutes sortes de Van Durens politiques, qui, pour surcroît de malheur, n’ont pas des carmes pour confesseurs (1).

 

          Aimez-moi toujours, et soyez sûr de l’estime inviolable que j’ai pour vous. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

138 – DE VOLTAIRE

 

A Bruxelles, le 22 Août

 

 

 

Ce sera donc un nouveau Salomon

Qui de Saba viendra trouver la reine ;

S’il en naissait quelque divin poupon,

Bien, ce serait pour la nature humaine ;

Mais j’aime mieux qu’il n’en advienne rien ;

C’est bien assez pour la terre embellie

D’un Salomon avec une Emilie ;

Le monde et moi ne voulons d’autre bien.

 

 

          Or, sire, voici le fait. Le monde attache des yeux de lynx sur mon Salomon. Mais est-il vrai qu’il va en France ? dit l’un : il verra l’Italie, dit l’autre, et on l’élira pape, pour régénérer Rome. Passera-t-il par Bruxelles ? on parie pour et contre. S’il y passe, dit madame la princesse de La Tour, il logera dans ma maison. Oh ! pour cela non, madame la princesse, sa majesté ne logera point chez votre altesse sérénissime ; et s’il vient à Bruxelles, il y sera très incognito ; il logera, lui et sa suite aimable, chez Emilie. C’est la dernière maison de la ville, loin du peuple et des altesses bruxelloises, et il y sera tout aussi bien que chez vous, quoique cette maison de louage ne soit pas si bien meublée que la vôtre. Voilà ce que je pense. Mais que fait la princesse de La Tour ? de la campagne où elle est, elle envoie tout courant savoir de madame du Châtelet si sa majesté passera ; et madame du Châtelet répond qu’il n’y a pas un mot de vrai, et que tout ce qu’on dit est un conte. Ne voilà-t-il pas madame de La Tour qui sur-le-champ envoie des courriers pour savoir la vérité du fait ! Sire, le monde est bien curieux. Il n’y aurait qu’à faire mettre dans les gazettes que votre majesté va à Aix-la-Chapelle ou à Spa, pour dépayer les nouvellistes.

 

          Cependant, s’il était vrai que votre humanité passât par Bruxelles, je la supplie de faire apporter des gouttes d’Angleterre, car je m’évanouirai de plaisir.

 

          M. De Maupertuis est à Vesel pour vous observer et vous mesurer. Il n’a vu ni ne verra jamais d’étoile d’une si heureuse influence.

 

          L’affaire de l’Anti-Machiavel est en très bon train pour l’instruction et le bonheur du monde. Sire, vos sujets sont heureux, et ils le disent bien ; mais je serai plus heureux qu’eux au commencement de septembre.

 

          Je suis avec le plus profond respect et cent autres sentiments inexprimables, etc.

 

 

1 – Fleury avait un jésuite pour confesseur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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