CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE---Frederic-de-Prusse.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

99 – DU PRINCE ROYAL

 

A Potsdam, le 9 Septembre.

 

 

          Mon cher ami, j’ai reçu vos deux lettres à la fois, auxquelles je vous réponds, savoir celles du 12 d’Août et du 17 (1). J’ai très bien reçu de même le second acte de Mahomet, qui me paraît fort beau, mais, à vous parler franchement, moins travaillé, moins fini que le premier. Il y a cependant un vers, dans le premier acte, qui m’a fait naître un doute : je ne sais si l’usage veut qu’on dise écraser des étincelles ; j’ai cru qu’il fallait dire éteindre ou étouffer des étincelles (2).

 

          Souvenez-vous, je vous prie, de ce beau vers :

 

Et vers la vérité le doute les conduit.

Henriade, ch. VII.

 

          Toujours sais-je bien que mes sens sont affectés d’une manière bien plus aimable par les magnifiques vers de vos Musulmans, que par les massacres que ces barbares font à Belgrade de nos pauvres Allemands.

 

 

Quand, de soufre enflammés, deux nuages affreux,

Obscurcissant les cieux et menaçant la terre,

Agités par les vents dans leurs cours orageux,

De leurs flancs entr’ouverts vomissant le tonnerre,

D’un choc impétueux se frappent dans les airs,

Semblent nous abîmer aux gouffres des enfers,

La nature frémit : ce bruit épouvantable

Paraît dans le chaos plonger les éléments,

Et du monde ébranlé les fondements durables

Craignent, en tressaillant, pour ses derniers moments.

 

Ainsi, quand le démon altéré de carnage

Sous ses drapeaux sanglants rassemble les humains,

Que la destruction, la mort, l’aveugle rage,

Des vaincus, des vainqueurs a fixé les destins,

De haine et de fureur follement animées,

S’égorgent de sang-froid deux puissantes armées ;

La terre de leur sang s’abreuve avec horreur,

L’enfer de leurs succès empoisonne la source,

Le ciel au loin gémit du cri de leur clameur,

Et les flots pleins de morts interrompent leur course.

 

Ciel ! D’où part cette voix de vaincus, de trépas ?

O ciel ! Quoi ! De l’enfer un monstre abominable

Traîne ces nations dans l’horreur des combats,

Et dans le sang humain plonge leur bras coupable !

Quoi ! L’aigle des Césars, vaincu des Musulmans,

Quitte d’un vol hâté ces rivages sanglants !

De morts et de mourants les plaines sont couvertes ;

Le trépas, qui confond toutes les nations,

Dans ce climat fatal, de leurs communes pertes

Assemble avidement les cruelles moissons.

 

Fatale Moldavie ! ô trop funestes rives !

Que de sang des humains répandu sur vos bords,

Rougissant de vos eaux les ondes fugitives,

Au loin porte l’effroi, le carnage et les morts !

Du trépas dévorant vos plaines empestées

D’un mal contagieux déjà sont infectées.

Par quel monstre inhumain, par quels affreux tyrans

Ces douces régions sont-elles désolées,

Et tant de légions de braves combattants

Sur l’autel de la mort sont-elles immolées ?

 

Tel que le mont Athos qui, du fond des enfers,

S’élevant jusqu’aux cieux, au-dessus des nuages,

Contemple avec mépris les aquilons altiers

A l’entour de ses pieds rassemblant les orages ;

Tel, en sa grandeur vaine, au-dessus des humains,

Un monarque indolent maîtrise les destins ;

Du fardeau de l’Etat il charge son ministre,

D’un foudre destructeur il arme ses héros ;

L’autre, au fond d’un sérail signant l’ordre sinistre,

De sang-froid de la guerre allume les flambeaux.

 

Monarques malheureux, ce sont vos mains fatales

Qui nourrissent les feux de ces embrasements :

La haine, l’intérêt, déités infernales,

Précipitent vos pas dans ces égarements.

Accablés sous le poids de nombreuses provinces,

Vous en voulez encor ravir à d’autres princes !

Payez de votre sang les frais de votre orgueil ;

Laissez le fils tranquille, et le père à ses filles ;

Qu’ainsi que les succès, les malheurs et le deuil

Ne touchent de l’Etat que vos seules familles.

 

Ce globe spacieux qu’enferme l’univers,

Ce globe, des humains la commune patrie,

Où cent peuples nombreux, de cent climats divers,

Ne forment, rassemblés, qu’une ample colonie,

Distingués par leurs traits, par leurs religions,

Leurs coutumes, leurs mœurs, et leurs opinions,

Du ciel, qui les forma sur un même modèle,

Reçurent tous des cœurs, et c’était pour s’aimer.

Détestez, insensés, votre rage cruelle :

L’amour ne pourra-t-il jamais vous désarmer ?

 

De leur destin cruel mon âme est attendrie :

Et d’un sort si funeste aveugles artisans,

Dieu ! Quel acharnement ! Avec quelle furie

Les voit-on retrancher la trame de leurs ans !

Européans, Chinois, habitants de l’Afrique,

Et vous, fiers citoyens des bords de l’Amérique,

Mon cœur également ému de vos malheurs,

Condamne les combats, déplore les misères

Où vous plongent sans fin vos barbares fureurs,

Et je ne vois en vous que mon sang et mes frères.

 

Que l’univers enfin dans les bras de la paix,

Réprouvant ses erreurs, abandonne les armes ;

Et que l’ambition, les guerres, les procès,

Laissent le genre humain sans troubles et sans alarmes !

Qu’ils descendent des cieux pour remplir leurs désirs,

Ces volages enfants, les ris et les plaisirs,

Le luxe fortuné, la prodigue abondance,

Et tous ces arts heureux par qui furent polis

Memphis, Athènes, Rome, et Paris, et Florence,

Dont même à votre tour vous fûtes ennoblis.

 

Venez, arts enchanteurs, par vos heureux prestiges,

Etaler à nos yeux vos charmes tout-puissants :

Des sujets de terreur, par vos nouveaux prodiges,

Se changent en vos mains, et plaisent à nos sens.

Tels, des gouffres profonds, inconnus du tonnerre,

Où mille affreux rochers se cachent sous la terre,

Où roulent en grondant des orageux torrents,

Des hommes ont tiré, guidés par l’industrie,

Ces métaux précieux, ces riches diamants,

Compagnons fastueux des grandeurs de la vie.

 

Ainsi, possédant l’art des magiques accords,

Voltaire sait orner des fleurs qu’il fait éclore,

Ces tragiques sujets, ces carnages, ces morts,

Que, sans ces traits savants, l’œil délicat abhorre :

C’est là qu’on peut souffrir ces massacres affreux.

Les malheurs des humains ne plaisent qu’en ces jeux

Où des auteurs divins tracent à la mémoire

Les règnes détestés de barbares tyrans,

D’un illustre courroux la malheureuse histoire,

Où les crimes des morts corrigent les vivants.

 

Poursuivez donc ainsi, fiers enfants de Solime,

A nous faire admirer vos triomphes heureux ;

Et bientôt surpassant Mithridate et Monime,

Au théâtre français attirez tous nos vœux.

Allez donc sur les pas de César et d’Alzire,

Sous le nom de Zopire (3), à Paris vous produire,

Sans avoir des rivaux moins craints, moins redoutés.

Mais plus sûrs du bonheur de toucher et de plaire,

Je vois déjà briller l’éclat de vos beautés,

Couronnés des lauriers que vous cueillit Voltaire.

 

 

          Je vous envoie en même temps la Préface de la Henriade. Il faut sept années pour la graver ; mais l’imprimeur anglais assure qu’il l’imprimera de manière qu’elle ne le cédera en rien à la beauté de son Horace latin. Si vous trouvez quelque chose à changer ou à corriger dans cette préface, il ne dépendra que de vous de le faire. Je ne veux point qu’il s’y trouve rien qui soit indigne de la Henriade ou de son auteur. Je vous prie cependant de me renvoyer l’original, ou de le faire copier, car je n’en ai point d’autre.

 

          Après un petit voyage de quelques jours, qui me reste à faire, je me mettrai sérieusement en devoir de combattre Machiavel. Vous savez que l’étude veut du repos, et je n’en ai aucun depuis trois mois ; j’ai même été obligé de quitter trois fois la plume, n’ayant pas le temps d’achever cette lettre, et l’ouvrage que je me suis proposé de faire demandant du jugement et de l’exactitude, je l’ai réservé pour mon loisir dans ma retraite philosophique.

 

          Je vous vois avec plaisir mener une vie presque tout aussi errante que la mienne. Thieriot m’avertit de votre arrivée à Paris (4) ; j’avoue que si j’avais le choix des fêtes que célèbrent les Français d’aujourd’hui (5), et de celles qu’on célébrait du temps de Louis XI, je serais pour celles où l’esprit a plus de part que la vue : mais je sais bien que je préférerais à toutes ces brillantes merveilles le plaisir de m’entretenir deux heures avec vous…

 

          On m’interrompt encore : au diable les fâcheux !...

 

          Me voici de retour. Vous me parlez de grands hommes et d’engagements ; on vous prendrait pour un enrôleur. Vous sacrifiez donc aussi aux dieux de notre Pays ? Si l’on est à Paris dans le goût des plaisirs, et qu’on se trompe quelquefois sur le choix, on est ici dans le goût des grands hommes (5) ; on mesure le mérite à la toise, et l’on dirait que quiconque a le malheur d’être né d’un demi-pied de roi moins haut qu’un géant ne saurait avoir du bon sens, et cela est fondé sur la règle des proportions. Pour moi, je ne sais ce qui en est ; mais, selon ce qu’on dit, Alexandre n’était pas grand, César non plus : le prince de Condé, Turenne, milord Marlboroug, et le prince Eugène que j’ai vu, tous héros à juste titre, brillaient moins par l’extérieur que par cette force d’esprit qui trouve des ressources en soi-même dans les dangers, et par un jugement exquis qui leur faisait toujours prendre avec promptitude le parti le plus avantageux.

 

          J’aime cependant cette aimable manie des Français ; j’avoue que j’ai du plaisir à penser que quatre cent mille habitants d’une grande ville ne pensent qu’aux charmes de la vie, sans en connaître presque les désagréments : c’est une marque que ces quatre cent mille hommes sont heureux.

 

          Il me semble que tout chef de société devrait penser sérieusement à rendre son peuple content, s’il ne le peut rendre riche ; car le contentement peut fort bien subsister sans être soutenu par de grands biens. Un homme, par exemple, qui se trouve dans un spectacle, à une fête, dans un endroit où une nombreuse assemblée de monde lui inspire une certaine satisfaction, un homme, dans ces moments-là, dis-je, est heureux, et il s’en retourne chez lui l’imagination remplie d’agréables objets qu’il laisse régner dans son âme. Pourquoi donc ne point s’étudier davantage à procurer au public de ces moments agréables qui répandent des douceurs sur toutes les amertumes de la vie, ou qui du moins leur procurent quelques moments de distraction de leurs chagrins ? Le plaisir est le bien le plus réel de cette vie ; c’est donc assurément faire du bien, et c’est en faire beaucoup que de fournir à la société les moyens de se divertir.

 

          Il paraît que le monde se met assez en goût des fêtes, car jusqu’au voisinage de la Nouvelle-Zemble et des mers Hyperborées, on ne parle que de réjouissances. Les nouvelles de Pétersbourg ne sont remplies que de bals, de festins et de fêtes qu’ils y font à l’occasion du mariage du prince de Brunswick (6). Je l’ai vu à Berlin, ce prince de Brunswick, avec le duc de Lorraine (7) ; et je les ai vus badiner ensemble d’une manière qui ne sentait guère le monarque. Ce sont deux têtes que je ne sais quelle nécessité ou quelle providence paraît destiner à gouverner la plus grande partie de l’Europe.

 

          Si la Providence était tout ce qu’on en dit, il faudrait que les Newton et les Wolf, les Locke, les Voltaire, enfin les êtres qui pensent le mieux, fussent les maîtres de cet univers ; il paraîtrait alors que cette sagesse infinie, qui préside à tous les événements, par un choix digne d’elle, place dans ce monde les êtres les plus sages d’entre les humains pour gouverner les autres : mais de la manière que les choses vont, il paraît que tout se fait assez à l’aventure. Un homme de mérite n’est point estimé selon sa valeur ; un autre n’est point placé dans un poste qui lui convient ; un faquin sera illustré, et un homme de bien languira dans l’obscurité ; les rênes du gouvernement d’un empire seront commises à des mains novices, et des hommes experts seront éloignés des charges.

 

          Qu’on me dise là-dessus tout ce qu’on voudra, on ne pourra jamais m’alléguer une bonne raison de cette bizarrerie des destins.

 

          Je suis fâché que ma destinée ne m’ait point placé de manière que je puisse vous entretenir tous les jours, que je puisse bégayer quelques mots de physique à madame la marquise du Châtelet, et que le pays des arts et des sciences ne soit pas ma patrie. Peut-être que ce petit mécontentement de la Providence a causé mes plaintes, peut-être que mes doutes se montrent avec trop de témérité ; mais je ne pense point cependant que ce soit tout à fait sans raison.

 

          Dites, je vous prie, à la belle Emilie que j’étudierai cet hiver cette partie de la philosophie qu’elle protége, et que je la prie d’échauffer mon esprit d’un rayon de son génie.

 

          Ne m’oubliez point, mon cher Voltaire ; que les charmes de Paris, vos amis, les sciences, les plaisirs, les belles, n’effacent point de votre mémoire une personne qui devrait y être conservée à perpétuité. Je crois y mériter une place par l’estime et l’amitié avec laquelle je suis à jamais, mon cher Voltaire, votre très parfait ami, FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – On n’a pas celle du 17. (G.A.)

2 – Voltaire a fait cette correction. (G.A.)

3 – Personnages de trois tragédies de Voltaire, la Mort de César, Alzire et Mahomet. (G.A.)

4 – Après une absence de trois ans, Voltaire avait revu Paris au commencement de septembre. Il logea en chambre garnie, à l’hôtel de Brie, rue Cloche-Perche, et madame du Châtelet descendit à l’hôtel Richelieu. (G.A.)

5 – On fêtait alors le mariage de la fille de Louis XV, Elisabeth, avec l’infant d’Espagne, don Philippe. (G.A.)

6 – Ou plutôt, des hommes grands. (G.A.)

7 – Avec la nièce de l’impératrice Anne. De ce mariage naquit Yvan VI, que Catherine fit assassiner. (G.A.)

8 – Plus tard empereur d’Allemagne sous le nom de François 1er. (G.A.)

 

 

 

 

 

100 – DE VOLTAIRE

 

Paris, Septembre.

 

 

          Monseigneur, j’ai reçu à Paris les deux plus grandes consolations dont j’avais besoin dans cette ville immense, où règnent le bruit, la dissipation, l’empressement inutile de chercher ses amis qu’on ne trouve point ; où l’on ne vit que pour soi-même ; où l’on se trouve tout d’un coup enveloppé dans vingt tourbillons, plus chimériques que ceux de Descartes, et moins faits pour conduire au bonheur que les absurdités cartésiennes ne font connaître la nature. Mes deux consolations, monseigneur, sont les deux lettres dont votre altesse royale m’a honoré, du 9 et du 15 Août, qui m’ont été renvoyées à Paris. Il a fallu d’abord, en arrivant, répondre à beaucoup d’objections que j’ai trouvées répandues à Paris contre les découvertes de Newton (1). Mais ce petit devoir dont je me suis acquitté ne m’a point fait perdre de vue ce Mahomet dont j’ai déjà eu l’honneur d’envoyer les prémices à votre altesse royale. Voici deux actes à la fois. Si j’avais attendu que cela fût digne de vous être présenté, j’aurais attendu trop longtemps. Je les envoie comme une preuve de mon empressement à vous plaire ; et pour meilleure preuve, je vais les corriger. Votre altesse royale verra si les horreurs que le fanatisme entraîne y sont peintes d’un pinceau assez ferme et assez vrai. Le malheureux Séide, qui croit servir Dieu en égorgeant son père, n’est point un portrait chimérique. Les Jean Chastel, les Clément, les Ravaillac, étaient dans ce cas, et ce qu’il y a de plus horrible, c’est qu’ils étaient tous dans la bonne foi. N’est-ce donc pas rendre service à l’humanité, de distinguer toujours, comme j’ai fait, la religion de la superstition ; et méritais-je d’être persécuté pour avoir toujours dit, en cent façons différentes, qu’on ne fait jamais de bien à Dieu en faisant du mal aux hommes ? Il n’y a que les suffrages, les bontés et les lettres de votre altesse royale qui me soutiennent contre les contradictions que j’ai essuyées dans mon pays. Je regarde ma vie comme la fête de Damoclès chez Denys. Les lettres de votre altesse royale et la société de madame la marquise du Châtelet sont mon festin et ma musique ;

 

 

Mais de la persécution

Le fer, suspendu sur ma tête

Corrompt les plaisirs de la fête,

Que, dans le palais d’Apollon,

Le divin Frédéric m’apprête ;

Sans cela, ma muse enhardie

Par vos héroïques chansons,

Prendrait une nouvelle vie,

Et mêlerait de nouveaux sons

Aux concerts de votre son

Aux concerts de votre harmonie :

Mais, quoi ! Sous la serre cruelle

De l’impitoyable vautour

Voit-on la tendre Philomèle

Chanter les plaisirs et l’amour ?

 

 

          A peine suis-je arrivé à Paris, qu’on a été dire à l’oreille d’un grand ministre (2) que j’avais composé l’histoire de sa vie, et que cette histoire critique allait paraître dans les pays étrangers. Cette calomnie a été bientôt confondue, mais elle pouvait porter coup. Votre altesse royale sait ce que c’est que le pouvoir despotique, et elle n’en abusera jamais ; mais elle voit quel est l’état d’un homme qu’un seul mot peut perdre. C’est continuellement ma situation. Voilà ce que m’ont valu vingt années consumées à tâcher de plaire à ma nation, et quelquefois peut-être à l’instruire. Mais, encore une fois, votre altesse royale m’aime, et je suis bien loin d’être à plaindre ; elle daigne faire graver la Henriade ; quel mal peut-on me faire, qui ne soit au-dessous d’un tel honneur ? Je viens d’acheter un Machiavel complet, exprès pour être plus au fait de la belle réfutation que j’attends avec ce que vous allez en écrire ; je ne crois pas qu’il y en ait jamais de meilleure réfutation que votre conduite. Les hommes semblent tous occupés à présent à se détruire, et depuis le Mogol jusqu’au détroit de Gibraltar, tout est en guerre ; on croit que la France dansera aussi dans cette vilaine pyrrhique. C’est dans ce temps que votre altesse royale enseigne la justice avant d’exercer sa valeur. M’est-il permis de lui demander quand je serai assez heureux pour voir ces leçons d’équité et de sagesse ?

 

          J’ai vu les fusées volantes qu’on a tirées à Paris avec tant d’appareil ; mais je voudrais toujours qu’on commençât par avoir un Hôtel-de-Ville, de belles places,des marchés magnifiques et commodes, de belles fontaines, avant d’avoir des feux d’artifice ; je préfère la magnificence romaine à des feux de joie ; ce n’est pas que je condamne ceux-ci ; à Dieu ne plaise qu’il y ait un seul plaisir que je désaprouve ! Mais en jouissant de ce que nous avons, je regrette un peu ce que nous n’avons pas.

 

          Votre altesse royale sait sans doute que Bouchardon et Vaucanson (3) font des chefs-d’œuvre, chacun dans leur genre. Rameau travaille à mettre à la mode la musique italienne. Voilà des hommes dignes de vivre sous Frédéric ; mais je les défie d’en avoir autant d’envie que moi.

 

          Je suis, avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, de votre altesse royale, etc.

 

 

1 – Réponse aux objections principales contre la philosophie de Newton. (G.A.)

2 – Toujours Fleury. (G.A.)

3 – L’un sculpteur et l’autre mécanicien. (G.A.)

 

 

 

 

 

101 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 10 Octobre.

 

 

          Mon cher ami, j’avais cru avec le public que vous aviez reçu le meilleur accueil du monde de tout Paris, qu’on s’empressait de vous rendre des honneurs et de vous faire des civilités, et que votre séjour dans cette ville fameuse ne serait mêlé d’aucune amertume. Je suis fâché de m’être trompé sur une chose que j’avais fort souhaité ; et il paraît que votre sort et celui de la plupart des grands hommes est d’être persécuté pendant leur vie, et adorés comme des dieux après leur mort. La vérité est que ce sort, quelque brillant qu’il vous peigne l’avenir, vous offre le seul temps dont vous pouvez jouir sous une face peu agréable. Mais c’est dans ces occasions où il faut se munir d’une fermeté d’âme capable de résister à la peur et à tous les fâcheux accidents qui peuvent arriver. La secte des stoïciens ne fleurit jamais davantage que sous la tyrannie des méchants empereurs. Pourquoi ? Parce que c’était alors une nécessité, pour vivre tranquille, de savoir mépriser la douleur et la mort.

 

          Que votre stoïcisme, mon cher Voltaire, aille au moins à vous procurer une tranquillité inaltérable. Dites avec Horace : Mea virfute me involvo (l.III, od. XXIX). Ah ! s’il se pouvait, je vous recueillerais chez moi ; ma maison vous serait un asile contre tous les coups de la fortune, et je m’appliquerais à faire le bonheur d’un homme dont les ouvrages ont répandu tant d’agrément sur ma vie.

 

          J’ai reçu les deux nouveaux actes de Zopire. Je ne les ai lus qu’une fois ; mais je vous réponds de leur succès. J’ai pensé verser des larmes en les lisant ; la scène de Zopire et de Séide, celle de Séide et de Palmire, lorsque Séide s’apprête à commettre le parricide, et la scène où Mahomet, parlant à Omar, feint de condamner l’action de Séide, sont des endroits excellents. Il m’a paru, à la vérité, que Zopire venait se confesser exprès sur le théâtre, pour mourir en règle, que le fond du théâtre ouvert et fermé sentait un peu la machine ; mais je ne saurais en juger qu’à la seconde lecture. Les caractères, les expressions des mœurs, et l’art d’émouvoir les passions, y font connaître la main du grand, de l’excellent maître qui a fait cette pièce ; et quand même Zopire ne viendrait pas assez naturellement sur le théâtre, je croirais que ce serait une tâche qu’on pourrait passer sur le corps d’une beauté parfaite, et qui ne serait remarquée que par des vieillards qui examinent avec des lunettes ce qui ne doit être vu qu’avec saisissement, et senti qu’avec transport.

 

          Vos fêtes de Paris n’ont satisfait que votre vue : pour moi, je serais pour les fêtes dont l’esprit et tous nos sens peuvent profiter. Il me semble qu’il y a de la pédanterie en savoir et en plaisir ; que de choisir une matière pour nous instruire, un goût pour nous divertir, c’est vouloir rétrécir la capacité que le Créateur a donnée à l’esprit humain, qui peut contenir plus d’une connaissance, et c’est rendre inutile l’ouvrage d’un Dieu qui paraît épicurien, tant il a eu soin de la volupté des hommes.

 

 

J’aime le luxe et même la mollesse,

Et les plaisirs de toute espèce …

Tout honnête homme a de tels sentiments.

 

Le Mondain.

 

          C’est Moïse apparemment qui dit cela : si ce n’est lui, c’est toujours un homme qui serait meilleur législateur que ce Juif imposteur, et que j’estime plus mille fois que toute cette nation superstitieuse, faible, et cruelle.

 

         Nous avons eu ici milord Baltimore et M. Algarotti, qui s’en retournent en Angleterre. Ce lord est un homme très sensé, qui possède beaucoup de connaissances, et qui croit, comme vous, que les sciences ne dérogent point à la noblesse, et ne dégradent point un rang illustre.

 

          J’ai admiré le génie de cet Anglais comme un beau visage à travers un voile : il parle très mal français, mais on aime pourtant à l’entendre parler ; et l’anglais, il le prononce si vite qu’il n’y a pas moyen de le suivre. Il appelle un Russien (1), un animal mécanique ; il dit que Pétersbourg est l’œil de la Russie, avec lequel elle regarde les pays policés ; que si on lui éborgnait cet œil, elle ne manquerait pas de retomber dans la barbarie, dont elle n’est guère sortie. Il est grand partisan de la soleil, et je ne le crois pas trop éloigné des dogmes de Zoroastre, touchant cette planète. Il a trouvé ici des gens avec lesquels il pouvait parler sans contrainte, ce qui m’a fait composer l’Epître ci-jointe, que je vous prie de corriger impitoyablement.

 

          Le jeune Algarotti, que vous connaissez, m’a plu on ne saurait davantage. Il m’a promis de revenir ici aussitôt qu’il lui serait possible. Nous avons bien parlé de vous, de géométrie, de vers, de toutes les sciences, de badineries, enfin de tout ce dont on peut parler. Il a beaucoup de feu, de vivacité, et de douceur, ce qui m’accommode on ne saurait mieux. Il a composé une cantate qu’on a mise aussitôt en musique, dont on a été très satisfait. Nous nous sommes séparés avec regret, et je crains fort de ne revoir de longtemps dans ces contrées d’aussi aimables personnes.

 

          Nous attendons, cette semaine, le marquis de La Chétardie, duquel il faudra prendre encore un triste congé (2). Je ne sais ce que c’est que ce M. Valori ; mais j’en ai ouï parler comme d’un homme qui n’avait pas le ton de la bonne compagnie. Monsieur le cardinal aurait bien pu se passer de nous envoyer cet homme et de nous ôter La Chétardie, qui est en tous sens un très aimable garçon.

 

          Soyez sûr qu’ici, à Remusberg, nous nous embarrassons aussi peu de guerre que s’il n’y en avait point dans le monde. Je travaille actuellement à Machiavel, interrompu quelquefois par des importuns dont la race n’est pas éteinte, malgré les coups de foudre que leur lança Molière. Je réfute Machiavel, chapitre par chapitre ; il y en a quelques-uns de faits, mais j’attends qu’ils soient tous achevés pour les corriger. Alors vous serez le premier qui verrez l’ouvrage, et il ne sortira de mes mains qu’après que le feu de votre génie l’aura épuré.

 

          J’attends vos corrections sur la Préface de la Henriade, afin d’y changer ce que vous avez trouvé à propos : après quoi la Henriade volera sous la presse.

 

          J’ai fait construire une tour au haut de laquelle je placerai un observatoire. L’étage d’en-bas devient une grotte, le second une salle pour des instruments de physique, le troisième une petite imprimerie. Cette tour est attachée à ma bibliothèque par le moyen d’une colonnade, au haut de laquelle règne une plate-forme.

 

          Je vous envoie le dessin pour vous amuser, en attendant que l’on construise l’Hôtel-de-Ville et les marchés de Paris.

 

          J’attends de vos nouvelles avec beaucoup d’impatience, et je vous prie de me croire de vos amis autant qu’il est possible de l’être. FÉDÉRIC.

 

          Césarion ne veut pas que je sois son interprète, il aime mieux vous écrire lui-même.

 

 

 

1 – Edition de Berlin : « Un Prussien. » (G.A.)

2 – Il allait représenter la France à Saint-Pétersbourg. (G.A.)

 

 

 

 

 

BILLET DU BARON DE KAISERLING

 

 

          Quoique rien ne saurait être ajouté aux sentiments de tendresse et à mon parfait attachement pour vous, monsieur, il est pourtant hors de doute que s’il avait plu à mon auguste maître de vous les dépeindre, vous en auriez été convaincu d’une manière bien plus agréable. Je suis en savoir comme une jeune beauté passée qui doit la plupart de ses charmes à ses ajustements. Déshabillée, vous déplairait-elle , Je pense que non, et j’ose hardiment vous faire voir toute nue l’amitié avec laquelle je serai toute ma vie, monsieur, tout à vous, et votre, etc. 

 

 De Kaiserling.

 

 

          Faites agréer, je vous en supplie, mes assurances de respect à madame la marquise. Je serais au comble de mes souhaits, si à la suite de mon adorable maître je pouvais me transporter à Paris pendant que madame du Châtelet, M. le prince de Nassau, et vous, monsieur, contribuez à en embellir le séjour. Mais, monsieur, jugez-moi, s’il vous plaît, par vous-même : seriez-vous disposé à quitter madame la marquise pour venir nous trouver à Remusberg ?

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article