CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 22
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95 – DU PRINCE ROYAL
A Kœnisberg, le 9 Août.
Sublime auteur, ami charmant,
Vous dont la source intarissable
Nous fournit si diligemment
De ce fruit rare, inestimable,
Que votre muse hardiment,
Dans un séjour peu favorable,
Fait éclore à chaque moment ;
Au fond de la Lithuanie
J’ai vu paraître, tout brillant,
Ce rayon de votre génie
Qui confond, dans la tragédie,
Le fanatisme en se jouant (1).
J’ai vu de la philosophie,
J’ai vu le baron voyageur (2),
Et j’ai vu la pièce accomplie,
Où les ouvrages et la Vie
De Molière vous font honneur (3).
A la France, votre patrie,
Voltaire, daignez épargner
Les frais que pour l’Académie
Sa main a voulu destiner.
En effet, je suis sûr que ces quarante têtes qui sont payées pour penser, et dont l’emploi est d’écrire, ne travaillent pas la moitié autant que vous. Je suis certain que, si l’on pouvait apprécier la valeur des pensées, toutes celles de cette nombreuse société, prises ensemble, ne tiendraient pas l’équilibre aux vôtres. Les sciences sont pour tout le monde, mais l’art de penser est le don le plus rare de la nature :
Cet art fut banni de l’école ;
Des pédants il est inconnu.
Par l’inquisition frivole
L’usage en serait défendu,
Si le pouvoir saint de l’étole
S’était à ce point étendu.
Du vulgaire la troupe folle
A penser juste a prétendu ;
Du vil flatteur l’encens vendu
En a parfumé son idole ;
Et l’ignorant a confondu
Le froid non-sens d’une parole,
Et l’enflure de l’hyperbole,
Avec l’art de penser, cet art si peu connu.
Entre cent personnes qui croient penser, il y en a une à peine qui pense par elle-même. Les autres n’ont que deux ou trois idées qui roulent dans leur cerveau, sans s’altérer et sans acquérir de nouvelles formes ; et le centième pensera peut-être ce qu’un autre a déjà pensé ; mais son génie, son imagination ne sera pas créatrice. C’est cet esprit créateur qui sait multiplier les idées, qui saisit les rapports entre des choses que l’homme inattentif n’aperçoit qu’à peine ; c’est cette force du bon sens qui fait, selon moi, la partie essentielle de l’homme de génie.
Ce talent précieux et rare
Ne saurait se communiquer :
La nature en paraît avare.
Autant que l’on a pu compter,
Tout un siècle elle se prépare
Lorsqu’elle nous le veut donner.
Mais vous le possédez, Voltaire ;
Et ce serait vous ennuyer
Qu’apprécier et calculer
L’héritage de votre père.
Trois sortes d’ouvrages me sont parvenus de votre plume, en six semaines de temps. Je m’imagine qu’il y a quelque part en France une société choisie de génies égaux et supérieurs, qui travaillent tous ensemble, et qui publient leurs ouvrages sous le nom de Voltaire, comme si une autre société en publie sous le nom de Trévoux (4) . Si cette supposition est sensée, je me fais trinitaire, et je commencerai à voir jour à ce mystère que les chrétiens ont cru jusqu’à présent sans le comprendre.
Ce qui m’est parvenu de Mahomet me paraît excellent. Je ne saurais juger de la charpente de la pièce, faute de la connaître ; mais la versification est, à mon avis, pleine de force, et semée de ces portraits et caractères qui vont faire fortune aux ouvrages d’esprit.
Vous n’avez pas besoin, mon cher Voltaire, de l’éloquence de M. de Valori ; vous êtes dans le cas qu’on ne saurait détruire ni augmenter votre réputation :
Vainement l’envieux, desséché de fureur,
L’ennemi des humains, qu’afflige leur bonheur,
Cet insecte rampant qui naît avec la gloire,
Dont le toucher impur salit souvent l’histoire,
Sur vos vers immortels répandant ses poisons,
De vos lauriers naissants retarde les moissons.
Votre âme, à tous les arts par son penchant formée,
Par vingt ans de travaux fonda sa renommée
Sous les yeux d’Emilie, élève de Newton,
Vous effacez de Thou, vous surpassez Maron.
Je suis avec une estime parfaite, mon cher Voltaire, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
Si vous voyez le duc d’Aremberg, faites-lui bien mes compliments, et dites-lui que deux lignes françaises de sa main me feraient plus de plaisir que mille lettres allemandes dans le style des chancelleries.
1 – Il s’agit du premier acte de Mahomet, que Voltaire avait envoyé au prince. (G.A.)
2 – Le Voyage du baron de Gangan. (G.A.)
3 – Voyez, dans la CRITIQUE LITTÉRAIRE, la Vie de Molière avec des jugements sur ses ouvrages. (G.A.)
4 – On retrouve la même idée, exprimée en termes analogues, dans la lettre du 3 Février. (G.A.)
96 – DE VOLTAIRE
Le 12 Août.
Monseigneur, j’ai pris la liberté d’envoyer à votre altesse royale le second acte de Mahomet, par la voie des sieurs David Gérard et compagnie : je souhaite que les Musulmans réussissent auprès de votre altesse royale, comme ils font sur la Moldavie (1) ; Je ne puis au moins mieux prendre mon temps pour avoir l’honneur de vous entretenir sur le chapitre de ces infidèles qui font plus que jamais parler d’eux.
Je crois à présent votre altesse royale sur les bords (2) où l’on ramasse ce bel ambre dont nous avons, grâce à vos bontés, des écritoires, des sonnettes, des boîtes de jeu. J’ai tout perdu au brelan (3) quand j’ai joué avec de misérables fiches communes ; mais j’ai toujours gagné quand je me suis servi des jetons de votre altesse royale.
C’est Frédéric qui me conduit,
Je ne crains plus disgrâce aucune ;
Car il préside à ma fortune,
Comme il éclaire mon esprit.
Je vais prier le bel astre de Frédéric de luire toujours sur moi pendant un petit séjour que je vais faire à Paris avec la marquise votre sujette. Voilà une vie bien ambulante pour des philosophes ; mais notre grand prince, plus philosophe que nous, n’est pas moins ambulant. Si je rencontre dans mon chemin quelque grand garçon haut de six pieds, je lui dirai : Allez vite servir dans le régiment de mon prince. Si je rencontre un homme d’esprit, je lui dirai : Que vous êtes malheureux de n’être point à sa cour !
En effet, il n’y a que sa cour pour les êtres pensants ; votre altesse royale sait ce que c’est que toutes les autres ; celle de France est un peu plus gaie depuis que son roi a osé aimer (4) : le voilà en train d’être un grand homme, puisqu’il a des sentiments. Malheur aux cœurs durs ! Dieu bénira les âmes tendres. Il y a je ne sais quoi de réprouvé à être insensible : aussi sainte Thérèse définissait-elle le diable, le Malheureux qui ne sait point aimer.
On ne parle à Paris que de fêtes, de feux d’artifices ; on dépense beaucoup en poudre et en fusées. On dépensait autrefois davantage en esprit et en agréments ; et quand Louis XIV donnait des fêtes, c’était les Corneille, les Molière, les Quinault, les Lulli, les Lebrun qui s’en mêlaient. Je suis fâché qu’une fête ne soit qu’une fête passagère, du bruit, de la foule, beaucoup de bourgeois, quelques diamants, et rien de plus ; je voudrais qu’elle passât à la postérité. Les Romains, nos maîtres, entendaient mieux cela que nous ; les amphithéâtres, les arcs de triomphe, élevés pour un jour solennel, nous plaisent et nous instruisent encore. Nous autres, nous dressons un échafaud dans la place de Grève, où la veille on a roué quelques voleurs ; on tire des canons de l’Hôtel-de-Ville. Je voudrais qu’on employât plutôt ces canons-là à détruire cet Hôtel-de-Ville qui est du plus mauvais goût du monde, et qu’on mît, à en rebâtir un beau, l’argent qu’on dépense en fusées volantes. Un prince qui bâtit fait nécessairement fleurir les autres arts : la peinture, la sculpture, la gravure, marchent à la suite de l’architecture. Un beau salon est destiné pour la musique, un autre pour la comédie. On n’a à Paris ni salle de comédie ni salle d’opéra ; et, par une contradiction trop digne de nous, d’excellents ouvrages sont représentés sur de très vilains théâtres. Les bonnes pièces sont en France, et les beaux vaisseaux en Italie.
Je n’entretiens votre altesse royale que de plaisirs, tandis qu’elle combat sérieusement Machiavel pour le bonheur des hommes ; mais je remplis ma vocation, comme mon prince remplit la sienne ; je peux tout au plus l’amuser, et il est destiné à instruire la terre. Je suis, etc.
1 – Les Turcs avaient battu les Impériaux pendant trois campagnes. (G.A.)
2 – Sur les côtes de Prusse, dans la Baltique. (G.A.)
3 – C’était une rage que ce jeu dans la haute société de Bruxelles. (G.A.)
4 – La comtesse de Mailly avait été déclarée maîtresse du roi. (G.A.)
97 – DU PRINCE DE PRUSSE
Aux haras de Prusse, le 15 Août.
Enfin, hors du piège trompeur,
Enfin, hors des mains assassines
Des charlatans que notre erreur
Nourrit souvent pour nos ruines,
Vous quittez votre empoisonneur :
Du Tokai, des liqueurs divines
Vous serviront de médecines,
Et je serai votre docteur.
Soit ; j’y consens, si par avance,
Voltaire, de ma conscience
Vous devenez le directeur.
Je suis bien aise d’apprendre que le vin de Hongrie est arrivé à Bruxelles. J’espère apprendre bientôt de vous-même que vous en avez bu, et qu’il vous a fait tout le bien que j’en attends. On m’écrit que vous avez donné une fête charmante, à Enghien, au duc d’Aremberg, à madame du Châtelet, et à la fille du comte de Lannoi ; j’en ai été bien aise, car il est bon de prouver à l’Europe, par des exemples, que le savoir n’est pas incompatible avec la galanterie.
Quelques vieux pédants radoteurs,
Dans leurs taudis toujours en cage,
Hors du monde et loin de nos mœurs.
Effarouchaient, d’un air sauvage,
Ce peuple fou, léger, volage (1),
Qui turlupine les docteurs.
Le goût ne fut point l’apanage
De ces misérables rêveurs
Qui cherchent les talents du sage
Dans les rides de leurs visages,
Et dans les frivoles honneurs
D’un in-folio de cent pages.
Le peuple, fait pour les erreurs,
De tout savant crut voir l’image
Dans celle de ces plats auteurs.
Bientôt, pour le bien de la terre,
Le ciel daigna former Voltaire ;
Lors, sous de nouvelles couleurs,
Et, par vos talents ennoblie,
Reparut la philosophie.
En pénétrant les profondeurs
Que Newton découvrit à peine,
Et dont cent auteurs à la gêne
En vain furent commentateurs,
En suivant les divines traces
De ces esprits universels,
Agents sacrés des immortels,
Vos mains sacrifièrent aux Grâces,
Vos fleurs parèrent leurs autels.
Pesants disciples des Saumaises,
Disséqueurs de graves fadaises,
Suivez ces exemples charmants ;
Quittez la région frivole,
D’où l’air empesté de l’école
A proscrit tous les agréments.
Vos fleurs parèrent leurs autels.
Pesant disciples des Saumaises,
Disséqueurs de graves fadaises,
Suivez ces exemples charmants ;
Quittez la région frivole,
D’où l’air empesté de l’école
A proscrit tous les agréments.
J’attends, avec bien de l’impatience, les actes suivants de Mahomet. Je m’en rapporte bien à vous, persuadé que cette tragédie singulière et nouvelle brillera de charmes nouveaux.
Ta muse, en conquérant, asservit l’univers ;
La nature a payé son tribut à tes vers.
L’Amérique et l’Europe ont servi ton génie ;
L’Afrique était domptée, il te fallait l’Asie (2).
Dans ses fertiles champs cours moissonner des fleurs,
Au Théâtre-Français combattre les erreurs,
Et frapper nos bigots, d’une main indirecte,
Sur l’auteur insolent d’une infidèle secte.
On m’avait dit que je trouverais la défaite de Machiavel dans les Notes politiques d’Amelot de La Houssaie (3), et dans la traduction du chevalier Gordon (4) : j’ai lu ces deux ouvrages judicieux et excellents dans leur genre ; mais j’ai été bien aise de voir que mon plan était tout à fait différent du leur. Je travaillerai à l’exécuter dès que je serai de retour. Vous serez le premier qui lirez l’ouvrage, et le public ne le verra point à moins que vous ne l’approuviez. J’ai cependant travaillé autant que me l’ont pu permettre les distractions d’un voyage, et ce tribut que la naissance est obligée de payer, à ce que l’ont dit, à l’oisiveté et à l’ennui.
Je serai le 18 à Berlin, et je vous enverrai de là ma préface de la Henriade, afin d’obtenir le sceau de votre approbation.
Adieu, mon cher Voltaire ; faites, s’il vous plaît, mes assurances d’estime à la marquise du Châtelet ; grondez un peu, je vous prie, le duc d’Aremberg de sa lenteur à me répondre. Je ne sais qui de nous deux est le plus occupé, mais je sais bien qui est le plus paresseux.
Je suis, avec toute l’affection possible, mon cher Voltaire, votre parfait ami, FÉDÉRIC.
1 – Edition de Berlin : « Cet auteur fou, léger, volage. » (G.A.)
2 – Allusion à Alzire, Zulime et Mahomet. (G.A.)
3 – A la suite de sa traduction des Annales de Tacite. (G.A.)
4 – Traducteur anglais de Tacite. Des Discours politiques accompagnent sa traduction. (G.A.)
98 – DE VOLTAIRE
A Bruxelles, 1er Septembre.
Ce nectar jaune de Hongrie
Enfin dans Bruxelles est venu ;
Le duc d’Aremberg l’a reçu
Dans la nombreuse compagnie
Des vins dont sa cave est fournie ;
Et quand Voltaire en aura bu
Quelques coups avec Emilie,
Son misérable individu
Dans son estomac morfondu
Sentira renaître la vie :
La faculté, la pharmacie,
N’auront jamais tant de vertu.
Adieu, monsieur de Superville ;
Mon ordonnance est du bon vin,
Frédéric est mon médecin,
Et vous m’êtes fort inutile.
Adieu ; je ne suis plus tenté
De vos drogues d’apothicaire,
Et tout ce qui me reste à faire,
C’est de boire à votre santé.
Monseigneur, c’est M. Shilling qui m’apprit, il y a quelques jours, la nouvelle du débarquement de ce bon vin, dans la cave du patron de cette liqueur ; et M. le duc d’Aremberg nous donnera ce divin tonneau à son retour d’Enghien ; mais la lettre de votre altesse royale, datée du 26 Juin, et rendue par ledit M. Shilling, vaut tout le canton de Tokai :
O prince aimable et plein de grâce
Parlez : par quel art immortel,
Avec un goût si naturel,
Touchez-vous la lire d’Horace
De ces mains dont la sage audace
Va confondre Machiavel ?
Le ciel vous fit expressément
Pour nous instruire et pour nous plaire.
O monarques que l’on révère,
Grands rois, tâchez d’en faire autant ;
Mais, hélas ! Vous n’y pensez guère.
Et avec toutes ces grâces légères dont votre charmante lettre est pleine, voilà M. Shilling qui jure encore que le régiment de votre altesse royale est le plus beau régiment de Prusse, et par conséquent le plus beau régiment du monde ; car omne tulit punctum est votre devise.
Votre altesse royale va visiter ses peuples septentrionnaux, mais elle échauffera tous ces climats-là ; et je suis sûr que quand j’y viendrai (car j’irai sans doute, je ne mourrai point sans lui avoir fait ma cour), je trouverai qu’il fait plus chaud à Remusberg qu’à Frascati ; les philosophes auront beau prétendre que la terre s’est approchée du soleil, ils feront de vains systèmes, et je saurai la vérité du fait.
Votre altesse royale me dit qu’il lui a fallu lire bien des livres pour son Anti-Machiavel ; tant mieux, car elle ne lit qu’avec [illisible] ; ce sont des métaux qui deviendront or dans votre creuset ; il y a des discours politiques de Gordon, à la tête de sa traduction de Tacite, qui sont bien dignes d’être vus par un lecteur tel que mon prince ; mais d’ailleurs quel besoin Hercule a-t-il de secours pour étouffer Antée ou pour écraser Cacus ?
Je vais vite travailler à achever le petit tribut que j’ai promis à mon unique maître ; il aura dans quinze jours le second acte de Mahomet ; le premier doit lui être parvenu par la même voie des sieurs Gérard et compagnie.
On a achevé une nouvelle édition de mes ouvrages en Hollande ; mais votre altesse royale en a beaucoup plus que les libraires n’en ont imprimé. Je ne reconnais plus d’autre Henriade que celle qui est honorée de votre nom et de vos bontés ; ce n’est pas moi, sûrement, qui ai fait les autres Henriades. Je quitte mon prince pour travailler à Mahomet, et je suis, etc., etc.