CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 16

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59 – DE VOLTAIRE

 

A Cirey, le 5 Août 1738.

 

          Monseigneur, j’ai reçu la plus belle et la plus solide des faveurs de votre altesse royale. L’ouvrage politique m’est enfin parvenu. Je me doutais bien que celui qui réussit si bien dans nos arts excellerait dans le sien. J’étais étonné de voir en votre personne un métaphysicien si sublime et si sage, un poète si aimable. Je ne suis point étonné que vous écriviez en grand prince, en vrai politique : n’est-il pas juste que votre altesse royale fasse bien son métier ? Malheur à ceux qui entendent mieux les autres professions que la leur ! Je m’en vais dire une impertinence : Je crois que si ces Considérations sur l’état présent de l’Europe avaient été imprimées sous le nom d’un membre du parlement d’Angleterre, j’aurais reconnu votre altesse royale, j’aurais dit : Voilà le grand prince caché sous le grand citoyen.

 

          Il règne dans cet ouvrage, digne de son auteur, un style qui vous décèle, et j’y vois je ne sais quel air de membre de l’Empire, qu’un citoyen anglais n’a guère. Un homme de la chambre des seigneurs, ou des communes, prend moins de part aux libertés germaniques ; il y a encore un petit trait de bonne philosophie leibnitzienne, qui est bien votre cachet : comme il n’y a rien, dites-vous, qui n’ait une cause suffisante de son existence, je crois que j’aurais dit, à ce seul mot : Voilà mon prince philosophe, c’est lui, il n’y en a point d’autre ; mais où je vous aurais encore plus reconnu, c’est dans cette grandeur d’âme pleine d’humanité, qui est la couleur dominante de tous vos tableaux.

 

          Madame la marquise du Châtelet et moi nous avons relu plusieurs fois l’excellent et instructif ouvrage dont votre altesse royale a daigné honorer Cirey, et que d’autres yeux n’auront point le bonheur de lire. Madame du Châtelet dit sans hésiter que c’est ce qui est sorti de vos mains de plus digne de vous. J’ose le croire aussi ; mais la plus récente de vos faveurs est toujours la plus chère, et je crains de me tromper sur le choix.

 

          Serait-il permis à moi, chétif atome rampant dans un coin de ce monde, dont vos semblables, rois ou autres, font mouvoir les ressorts, serait-il permis, dis-je, de demander à votre altesse royale quelques instructions ? Je suis de ces gens qui interrogent la Providence. Votre Providence m’a trop enhardi.

 

          Est-ce plaisanterie ou tout de bon que votre altesse royale dit qu’on a suivi le projet de M. le maréchal de Villars, d’unir l’empereur avec la France ? Il me semble qu’il y a là un air de vérité qu’on démêle au milieu de la fine ironie dont cet endroit est assaisonné.

 

          En effet, qui résisterait si l’empereur était uni avec la France et l’Espagne ? Alors les Anglais et les Hollandais ne se serviraient plus de leur balance, avec laquelle ils ont voulu tenir l’équilibre de l’Europe, que pour peser les ballots qui leur viennent des Indes.

 

          Voici des expressions du respectable auteur de cet ouvrage, qui m’ont bien frappé : La fortune qui préside au bonheur de la France ; cela me persuade plus que jamais que la France a joué bien heureusement à un jeu où je crois qu’elle ignorait qu’elle dût s’intéresser, un moment avant de prendre les cartes.

 

          J’ai ouï dire à feu M. le maréchal de Villars, qu’il avait fallu forcer la France à prendre les armes, que l’on avait même manqué deux fois de parole au ministre d’Espagne, et qu’enfin on avait été entraîné par les circonstances, piqué par le mépris que tout le conseil de l’empereur, excepté le grand prince Eugène, faisait ouvertement du ministère français, et encouragé en partie par l’espérance de voir le roi Stanislas, qui vous aime de tout son cœur, sur le trône de la Pologne, où il serait si les vœux de la nation polonaise et les lois eussent prévalu.

 

          Votre altesse royale sait que la France destinait d’abord au roi Stanislas un secours un peu plus honnête que celui de quinze cents fantassins contre cinquante mille Russes (1) ; mais les menaces des Anglais, et leur flotte, toute prête à nous fermer le passage, retinrent dans le port le fameux du Guay-Trouin, qui comptait bien se mesurer avec les maîtres des mers. On donna donc au roi Stanislas le secours d’un pion contre une dame et une tour, et le roi, qu’on n’osait ni secourir ni abandonner, fut échec et mat. Depuis ce temps, la force des événements, dont la prudence du ministère français a profité, a donné la Lorraine à la France, selon l’ancienne vue qui avait été proposée du temps de Louis XIV. Il paraît que ce qu’on appelle la fortune a fait beaucoup à ce jeu-là. Les joueurs n’ont pas mal écarté, et la rentrée a fait gagner la partie.

 

          Le ministère français avait d’abord, ce me semble, si peu d’envie de faire la guerre, qu’un an avant la déclaration on avait cessé de payer les subsides à la Suède et au Danemark.

 

          J’oserais comparer la France à un homme fort riche, entouré de gens qui se ruinent petit à petit ; il achète leurs biens à vil prix ; voilà à peu près comme ce grands corps, réuni sous un chef despotique, a englouti le Roussillon, l’Alsace, la Franche-Comté, la moitié de la Flandre, La Lorraine, etc. Votre altesse royale se souvient du serpent à plusieurs têtes, et du serpent à plusieurs queues : celui-ci passa où l’autre ne put passer.

 

          Oserai-je prendre la liberté de supplier votre altesse royale de daigner me dire si c’est un sentiment reçu unanimement dans l’Empire, que la Lorraine en soit une province ? Car il me semble que les ducs de Lorraine ne le croyaient pas, et que même ce n’était pas en qualité de ducs de Lorraine qu’ils avaient séance aux diètes. Votre altesse royale sait que la jurisprudence germanique est partagée sur bien des articles ; mais votre sentiment sera mon code. Plût à Dieu qu’il n’y eut que des âmes comme la vôtre qui fissent des lois ! On n’aurait pas besoin d’interprète : en réfléchissant sur tous les événements qui se sont passés de nos jours, je commence à croire que tout s’est fait entre les couronnes, à peu près comme je vois se traiter toutes les affaires entre les particuliers. Chacun a reçu de la nature l’envie de s’agrandir ; une occasion paraît s’offrir, un intrigant la fait valoir ; une femme gagnée par de l’argent, ou par quelque chose qui doit être plus fort, s’oppose à la négociation ; une autre la renoue ; les circonstances, l’humeur, un caprice, une méprise, un rien décide. Si la duchesse de Marlborough n’avait pas jeté une jatte d’eau au nez de milady Masham, et quelques gouttes sur la reine Anne, la reine Anne ne se fût point jetée entre les bras des torys, et n’eût point donné à la France une paix sans laquelle la France ne pouvait plus se soutenir.

 

          M. de Torcy m’a juré qu’il ne savait rien du testament du roi d’Espagne Charles II (2), que, quand la chose fut faite, on assembla un conseil extraordinaire à Versailles, pour savoir si on accepterait le testament qui allait changer la face de l’Europe, et agrandir la maison de Bourbon, sans agrandir la France, ou si l’on s’en tiendrait à un traité de partage qui démembrerait la monarchie espagnole, et qui donnerait à la France toute la Flandre et la Lorraine. Le chancelier de Pont-chartrain fut de ce dernier avis, et le soutint avec force. Louis XIV, et son fils le grand dauphin, pensèrent en pères plus qu’en rois ; le testament fut accepté, et de là suivi cette funeste guerre qui ébranla la monarchie espagnole et la monarchie française.

 

          Il semble qu’il y ait un génie malin qui se plaise à confondre toutes les espérances des hommes, et à jouer avec la fortune des empires. Qui aurait dit, il y a quatre ans, aux Florentins. Ce sera un homme de l’Austrasie (3) qui sera votre prince, les eût bien étonnés.

 

          On croit dans l’Europe que le système de Law, en France, avait fait couler dans les coffres du régent tout l’argent du royaume ; et je vois que cette opinion a passé jusqu’à votre altesse royale : assurément elle est bien vraisemblable ; mais le fait est que Law, qui était venu en France avec cinquante mille livres de bien, est mort ruiné, et que feu M. le duc d’Orléans est mort avec sept millions de dettes exigibles, que son fils a eu bien de la peine à payer.

 

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

 

                                                                        BOIL.

 

          Ce n’est pas que je croie que le génie plaisant qui bouleverse tout dans ce monde, et qui se moque de nous, fasse toute la besogne. Les puissances qui, par la suite des temps, par la guerre, par les mariages, etc., sont devenues plus fortes que leurs voisins, feront tout ce qu’il faudra pour les engloutir, comme le riche seigneur accable son pauvre voisin ; et c’est là ce qu’on appelle grande injustice, grande horreur. Votre politique consiste à empêcher l’oppression. Tous les princes devraient avoir gravés sur la table de leur conseil et sur la lame de leurs épées, ces mots par lesquels votre altesse royale finit : C’est un opprobre de perdre ses Etats ; c’est une rapacité punissable d’envahir ceux sur lesquels on n’a point de droit. Ce sont là les paroles d’un grand homme et le gage de la félicité de tout un peuple.

 

          Il faut que votre altesse royale pardonne une idée qui m’a passé par la tête plus d’une fois. Quand j’ai vu la maison d’Autriche prête à s’éteindre, j’ai dit en moi-même : Pourquoi les princes de la communion opposée à Rome n’auraient-ils pas leur tour ? Ne pourrait-il se trouver parmi eux un prince assez puissant pour se faire élire ? La Suède et le Danemark ne pourraient-ils pas l’aider ? Et si ce prince avait de la vertu et de l’argent, n’y aurait-il pas à parier pour lui ? Ne pourrait-on pas rendre l’empire alternatif, comme certains évêchés qui appartiennent tantôt à un luthérien, tantôt à un romain ? Je prie votre altesse royale de me pardonner ce tome de Mille et une Nuits.

 

Quum canerem reges et prælia, Cynthius aurem

Vellit, et admonuit.

 

                                                                 VIRG., Ecl. VI.

 

          Votre altesse royale est peut-être à présent à Clèves ou à Vesel ; pourquoi faut-il que je ne sois pas sur la frontière ! Madame du Châtelet en avait une grande envie : elle avait même imaginé d’aller vers Trèves, pour tâcher de voir le Salomon du Nord. Un homme de la maison du Châtelet (4) a une petite principauté entre Trèves et Juliers, que l’on pourrait vendre, et qui, peut-être, conviendrait à sa majesté. Madame du Châtelet serait assez la maîtresse de cette vente : ce serait une belle occasion pour rendre ses respects au plus respectable prince de l’Europe. La reine de Saba viendrait avec un grand plaisir consulter le jeune Salomon ; mais j’ai bien peur que cette idée si flatteuse ne soit encore pour les Mille et une Nuits.

 

          Le sieur Thieriot nous a fait la galanterie de faire parvenir à Cirey un petit mot de votre altesse royale, par lequel elle lui marquait que ses bontés pour moi ne sont point ébranlées par je ne sais quelles méprisables brochures qui paraissent quelquefois dans Paris contre moi, aussi bien que contre des gens qui valent beaucoup mieux que moi. Ces brochures, que le sieur Thieriot envoie à votre altesse royale, lui donneraient mauvaise opinion de l’esprit des Français, si elle ne savait d’ailleurs que ces misérables ouvrages sont le partage de la lie du Parnasse, qui compose ces misères encore plus pour gagner de l’argent que par envie. C’est l’intérêt qui les écrit ; mais c’est quelquefois une secrète jalousie qui les distribue et qui les fait valoir.

 

          Il est très vrai que madame la marquise du Châtelet avait composé un Essai sur la nature du feu, pour le prix de l’Académie des sciences. Il est très vrai qu’elle méritait d’avoir part au prix, et qu’elle en aurait eu à tout autre tribunal qu’à celui qui reçoit encore les lois de Descartes, et qui a de la foi dans les tourbillons.

 

          Elle ne manquera pas d’avoir l’honneur d’envoyer à votre altesse royale ce mémoire, que vous daignez demander ; elle est digne d’un tel juge ; elle joint ses respects et ses sentiments aux miens.

 

          Je suis, avec la vénération, la reconnaissance, et l’attachement que je vous dois, monseigneur, de votre altesse royale, etc.

 

 

1 –  Voyez le chapitre IV du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

2 – Voyez le chapitre XVII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

3 – Le duc de Lorraine, devenu en 1737 duc de Toscane. (G.A.)

4 – Le marquis de Trichâteau. (G.A.)

 

 

 

 

 

60 – DU PRINCE ROYAL

 

A Loo en Hollande, le 6 Août.

 

          Mon cher ami, je vous reconnais, je reconnais mon sang dans la belle Epître sur l’Homme (1)  que je viens de recevoir et dont je vous remercie mille fois. C’est ainsi que doit penser un grand homme, et ces pensées sont aussi dignes de vous, que la conquête de l’univers l’était d’Alexandre. Vous recherchez modestement la vérité, et vous la publiez avec hardiesse lorsqu’elle vous est connue. Non, il ne peut y avoir qu’un Dieu et qu’un Voltaire dans la nature. Il est impossible que cette nature, si féconde d’ailleurs, recopie son ouvrage pour reproduire votre semblable.

 

          Il n’y a que de grandes vérités dans votre Epître sur l’Homme. Vous n’êtes jamais plus grand ni plus sublime que lorsque vous restez bien ce que vous êtes. Convenez, mon cher ami, que l’on ne saurait bien être que ce que l’on est : et vous avez tant de raisons d’être satisfait de votre façon de penser, que vous ne devriez jamais vous rabaisser en empruntant celle des autres.

 

          Que les moines obscurément encloîtrés ensevelissent dans leur crasseuse bassesse leur misérable théologie ; que nos descendants ignorent à jamais les puériles sottises de la foi, du culte, et des cérémonies des prêtres et des religieux. Les brillantes fleurs de la poésie sont prostituées lorsqu’on les fait servir de parure et d’ornement à l’erreur, et le pinceau qui vient de peindre les hommes doit effacer la Loyolade (2).

 

          Je vous suis très obligé et redevable à l’infini, de la peine que vous vous donnez de corriger mes fautes. J’ai une attention extrême sur toutes celles que vous me faites apercevoir, et j’espère de me rendre de plus en plus digne de mon ami et de mon maître dans l’art de penser et d’écrire.

 

          Point de comparaison, je vous prie, de vos ouvrages aux miens. Vous marchez d’un pas ferme par des routes difficiles, et moi je rampe par des sentiers battus. Dès que je serai de retour chez moi, ce qui pourra être à la fin de ce mois, Césarion et Jordan voleront sur votre Epître sur l’Homme, et je vous garantis d’avance de leurs suffrages. Quant à Sapientissimus Wolfius, je ne le connais en aucune manière, ne lui ayant jamais parlé ni écrit ; et je crois, comme vous, que la langue française n’est pas son fort.

 

          Votre imagination, mon cher ami, nous rend conquérants à bon marché (3) : aussi soyez persuadé que nous en aurons toute l’obligation à votre générosité. Je sais bien que si de ma vle j’allais à Cirey, ce ne serait pas pour l’assiéger. Votre éloquence, plus forte que les instruments destructeurs de Jérichon, ferait tomber les armes de mes mains. Je n’ai d’autres droits sur Cirey que ceux que doit payer la reconnaissance à une amitié désintéressée. Nouveau Jason, j’enlèverais la toison d’or ; mais j’enlèverais en même temps  le dragon qui garde ce trésor : gare madame la marquise !

 

          Au moins, madame, vous ne tomberiez pas entre les mains des corsaires. En généreux vainqueur, je partagerais avec vous, ne vous déplaise, ce M. de Voltaire que vous voulez possédez toute seule.

 

          Je reviens à vous, mon cher ami. De retour de mes conquêtes, il est juste que je jouisse du quartier d’hiver ; ce sera M. de Maupertuis qui me le préparera. Vos idées sont excellentes sur son sujet ; j’aurais souhaité que vous eussiez ajouté à ce que vous m’écrivez :

 

Et nous partagerons ce soin entre nous deux.

 

          M. Thieriot m’annonce une nouvelle édition de votre Philosophie de Newton. Je me réserve de vous en remercier lorsque je l’aurai reçue. Je ne sais ce que font mes lettres : elles doivent s’ennuyer cruellement en chemin. Il y a assurément quelque anicroche, car il y a plus de deux mois que l’encrier pour Emilie est parti. Le gros paquet devait vous être remis par la voie de Lunéville : je me flatte que vous l’ayez à présent.

 

          Je vous écris d’un endroit où résidait jadis un grand homme (4) , et qu’habite maintenant le prince d’Orange. Le démon de l’ambition verse sur ses jours ses malheureux poisons (5) . Ce prince, qui pourrait être le plus fortuné des hommes, est dévoré de chagrins dans son beau palais, au milieu de ses jardins et d’une cour brillante. C’est dommage, en vérité ; car ce prince a d’ailleurs infiniment d’esprit, et des qualités respectables. J’ai beaucoup parlé de Newton avec la princesse ; de Newton nous avons passé à Leibnitz, et de Leibnitz à la feue reine d’Angleterre (6) , qui, suivant ce que m’a dit le prince, était du sentiment de Clarke.

 

          J’ai appris à cette cour que s’Gravesande n’avait point parlé de votre traduction de Newton de la manière dont je l’aurais souhaité. Mon Dieu ! Les sentiments du cœur ne seront-ils donc jamais unis avec la grandeur, la richesse, l’esprit, et les sciences ?

 

          Je n’ai point eu de lettres pendant tout mon voyage, quelques soins que je me sois donnés ; et je ne sais ce que fait notre pauvre Parnasse délabré de Berlin.

 

          Jordan grandira de deux doigts quand il apprendra la place dont vous le jugez digne (7) ; votre lettre sera du bonbon que je lui donnerai à mon retour. Si ma plume pouvait vous dire tout ce que mon cœur pense, ma lettre n’aurait point de fin.

 

 

Le secret d’ennuyer est celui de tout dire. (8).

 

 

          Je ne vous dirai que très peu, mon cher ami ; pensez quelquefois à moi, lorsque vous n’aurez rien de mieux à faire : il ne faut point que je déplace quelque bonne pensée de votre esprit. Mes compliments à la marquise. Mon Dieu ! On est si distrait ici, qu’on n’est point à soi-même. Aimez-moi un peu, car j’y suis très sensible ; et ne doutez point des sentiments d’estime avec lesquels je suis, monsieur, votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – C’est aujourd’hui le sixième des Discours sur l’homme. (G.A.)

2 – Voyez la lettre de Frédéric du mois de juin, où il reproche à Voltaire d’avoir évoqué Jésus-Christ dans un de ses Discours sur l’homme. (G.A.)

3 – Voyez la lettre de Voltaire, du mois de juin. (G.A.)

4 – Guillaume-le-Taciturne. (G.A.)

5 – Le stathoudérat était aboli depuis 1702. (G.A.)

6 – Caroline, à qui Voltaire avait dédié la Henriade. Elle était morte l’année précédente. (G.A.)

7 – Voyez la lettre de Voltaire, du mois de juin. (G.A.)

8 – Vers du sixième des Discours sur l’homme. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

61 – DE VOLTAIRE

 

A Cirey, Août.

 

          Monseigneur, votre altesse royale me reproche, à ce que dit M. Thieriot, que mes occupations sont plutôt la cause de mon silence que mes maladies ! Mais, monseigneur, j’ai eu l’honneur d’écrire par M. Ploetz et par M. Thieriot. Voici une troisième lettre, et votre altesse royale pourra bien ne se plaindre que de mes importunités.

 

          Ceci, monseigneur, n’est ni belles-lettres, ni vers, ni philosophie, ni histoire. C’est une nouvelle liberté que j’ose prendre avec votre altesse royale ; je pousse à bout votre indulgence et vos bontés.

 

          J’ai déjà eu l’honneur de dire un mot à votre altesse royale d’une petite principauté située vers Liège et Juliers ; elle s’appelle Berinthem. Elle est composée de Hamm et Beringhem ; elle appartient au marquis de Trichâteau, par sa mère, qui était de la maison de Hensbruck.

 

          Il y a des dettes. Madame du Châtelet, qui a plein pouvoir d’en disposer, voudrait bien que ce petit coin de terre, qui ne relève de personne, pût convenir à sa majesté le roi votre père. Cinq ou six cent mille florins que la terre peut valoir ne sont que l’accessoire de cette affaire. Le principal serait que la reine de Saba viendrait sur les lieux, s’il en était temps encore, pour y voir le Salomon de l’Europe. Votre altesse royale sait si je serais du voyage. C’est bien alors que le pays de Juliers serait la terre promise, où je verrais salutare meum. Je ne sais peut-être ce que je dis, mais enfin j’ai imaginé que la proposition de cette vente étant convenable aux intérêts de sa majesté, je ne faisais point en cela un crime de lèse-politique, et que les ministres de sa majesté ne s’y opposeraient pas, si votre altesse royale le faisait proposer ou le proposait. Votre altesse royale est suppliée de se faire d’abord informer de la terre, de ses droits, et du lieu précis où elle est située, car je n’en sais rien.

 

          Je n’entends rien en politique. Je ne m’entends bien que dans les sentiments de zèle, de respect, d’admiration, et j’ai presque dit de tendresse, avec lesquels je suis, etc.

 

          Monsieur et madame du Châtelet jouissent à présent de cette petite principauté, qui leur a été adjugée en suite d’une donation qui leur a été faite par le marquis de Trichâteau (1). Mais ils ne touchent rien du revenu, qu’ils laissent jusqu’à la fin de paiement des dettes.

 

 

1 – Ce marquis, petit et infirme, vivait au château de Cirey. (G.A.)

 

 

 

 

 

62 – DE VOLTAIRE

 

Août 1738.

 

Je suis presque ressuscité

Lorsque j’ai vu cette écritoire,

L’instrument de la vérité,

De mes plaisirs, de votre gloire.

Mais qu’il m’en doit coûter de soins !

Que l’usage en est difficile !

Quand on a la lance d’Achille,

Il faut être un Patrocle au moins.

Qui du beau chantre de la Thrace

Tiendrait la lyre entre ses doigts,

S’il n’avait sa force et sa grâce,

Pourrait-il animer les bois,

Adoucir l’enfer et Cerbère ?

C’est un grand ouvrage, et je crois

Qu’il ferait bien mieux de se taire.

Mais le cas est très différent ;

L’écritoire est pour Emilie :

Grand prince, elle eut votre génie

Avant d’avoir votre présent.

Le ciel tous les deux vous réserve

Pour l’exemple de nos neveux ;

Et c’est Mars, qui du haut des cieux

Envoie une égide à Minerve.

 

          Il fallait votre altesse royale, monseigneur, et Emilie pour me donner la force de penser et d’écrire. J’ai été assez près d’aller voir ce royaume qu’Orphée charma, et dont je n’aurais voulu revenir que pour Emilie et pour votre personne.

 

          Vous ne croiriez peut-être pas, monseigneur, que j’ai encore beaucoup réformé Mérope. J’avais, dans le commencement, voulu imiter le marquis Maffei, car j’aime passionnément à faire valoir dans ma patrie les chefs-d’œuvre des étrangers. Mais petit à petit, à force de travailler, la Mérope est devenue toute française. Grâce à vos sages critiques, elle est autant à vous qu’à moi : aussi, quand je la ferai imprimer, je vous demanderai la permission de vous la dédier (1), et de mettre à vos pieds et la pièce, et mes idées sur la tragédie.

 

          Je ne sais si votre altesse royale a reçu la nouvelle édition des Eléments de Newton. Puisqu’elle daigne s’intéresser assez à moi pour me mander que M. s’Gravesande n’en a pas dit de bien, je lui dirai que je n’en suis pas surpris.

 

          Les libraires ou corsaires hollandais, impatients de débiter cet ouvrage, se sont avisés de faire brocher les deux derniers chapitres par un métaphysicien hollandais, qui s’est avisé de contredire les sentiments de M. s’Gravesande dans les deux chapitres postiches. Il nie les deux plus beaux avantages du système newtonien, l’explication des marées, et la cause de la précession des équinoxes, qui vient sans difficulté de la protubérance de la terre à l’équateur. M. s’Gravesande est, avec raison, attaché à ces deux grands points. D’ailleurs, le livre est imprimé avec cent fautes ridicules : l’édition de France, sous le nom de Londres, est un peu plus correcte. Les cartésiens crient comme des fous à qui on veut ôter les trésors imaginaires dont ils se repaissaient : ils se croient appauvris si la nature a des vides. Il semble qu’on les vole ; il y en a qui se fâchent sérieusement. Pour moi, je me garderai bien de me fâcher de rien, tant que Divus Fédéricus et diva Emilia m’honoreront de leurs bontés.

 

          Nous venons d’être un peu plus instruits de ce Beringhem : c’est une ville entre le pays de Liège et Juliers. Si cela était à la bienséance de sa majesté, et qu’elle daignât l’honorer du titre de sa sujette, on recevrait, comme de raison, toutes les lois que sa majesté daignerait prescrire. Madame du Châtelet n’a pas osé en parler à votre altesse royale ; elle me charge d’oser demander votre protection. Nous nous conduirons dans cette affaire par vos seuls ordres. Madame du Châtelet vient d’envoyer un homme sur les lieux ; c’est un avocat de Lorraine.

 

          Si l’affaire pouvait tourner comme je le souhaite, il ne serait pas difficile de déterminer M. le marquis du Châtelet à faire un petit voyage. Enfin j’ose entrevoir que je pourrais, avec toutes les bienséances possibles, dussent les gazettes en parler, venir me jeter aux pieds de votre altesse royale, et voir enfin ce que j’admire.

 

          J’espère que votre autre sujet, M. Thieriot, va venir pour quelques jours dans votre château de Cirey. C’est alors que votre culte y sera parfaitement établi, et que nous chanterons des hymnes que le cœur aura dictés.

 

         Je suis avec le plus profond respect, et cette tendre reconnaissance qui augmente tous les jours, etc.

 

 

1 – Mérope fut dédiée à Maffei. (G.A.)

 

 

 

 

 

63 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 11 Septembre.

 

          Mon cher ami, un voyage assez long, assez fatigant, rempli de mille incidents, de beaucoup d’occupations, et encore plus de dissipations, m’a empêché de répondre à votre lettre du 5 d’auguste, que je n’ai reçue qu’à Berlin, le 3 de ce mois. Il ne faut pas être moins éloquent que vous pour vous défendre et pour pallier, aussi bien que vous le faites, la conduite de votre ministère dans l’affaire de la Pologne. Vous rendriez un service signalé à votre patrie, si vous pouviez venir à bout de convaincre l’Europe que les intentions de la France ont toujours été conformes au manifeste de l’année 1733 ; mais vous ne sauriez croire à quel point on est prévenu contre la politique gauloise : et vous savez trop ce que c’est que la prévention.

 

          Je me sens extrêmement flatté de l’approbation que la marquise et vous donnez à mon ouvrage : cela m’encouragera à faire mieux. Je vais vous répondre à présent sur toutes vos interrogations, charmé de ce que vous voulez m’en faire, et prêt à vous alléguer mes autorités.

 

          Ce n’est point un badinage ; il y a du sérieux dans ce que j’ai dit du projet du maréchal de Villars, que le ministère de France vient d’adopter (1). Cela est si vrai, qu’on en est instruit par plus d’une voix, et que ce projet redoutable intrigue plus d’une puissance. On ne verra que par la suite des temps tout ce qu’il entraînera de funeste. Ou je suis bien trompé, ou il nous préparera de ces événements qui bouleversent les empires et qui font changer de face à l’Europe.

 

          La comparaison que vous faites de la France à un homme riche et prudent, entouré de voisins prodigues et malheureux, est aussi heureuse qu’on en puisse trouver ; elle met très bien en évidence la force des Français et la faiblesse des puissances qui l’environnent ; elle en découvre la raison, et elle permet à l’imagination de percer par les siècles qui s’écouleront après nous, pour y voir le continuel accroissement de la monarchie française, émané d’un principe toujours constant, toujours uniforme, de cette puissance réunie sous un chef despotique, qui, selon toutes les apparences, engloutira un jour tous ses voisins.

 

          C’est de cette manière qu’elle tient la Lorraine, de la désunion de l’Empire et de la faiblesse de l’empereur. Cette province a passé de tout temps pour un fief de l’Empire ; autrefois elle a fait une partie du cercle de Bourgogne, démembré de l’Empire par cette même France ; et de tout temps les ducs de Lorraine ont eu séance aux diètes. Ils ont payé les mois romains ; ils ont fourni dans les guerres leurs contingents, et ils ont rempli tous les devoirs de princes de l’Empire. Il est vrai que le duc Charles a embrassé souvent le parti de la France ou bien des Espagnols ; mais il n’était pas moins membre de l’Empire que l’électeur de Bavière, qui commandait des armées de Louis XIV contre celles de l’empereur et des alliés.

 

          Vous remarquez très judicieusement que les hommes qui devraient être les plus conséquents, ces gens qui gouvernent les royaumes, et qui d’un mot décident de la félicité des peuples, sont quelquefois ceux qui donnent le plus au hasard. C’est que ces rois, ces princes, ces ministres ne sont que des hommes comme les particuliers, et que toute la différence que la fortune a mise entre eux et des personnes d’un rang inférieur, ne consiste que dans l’importance de leurs actions. Un jet d’eau qui saute à trois pieds de terre et celui qui s’élance cent pieds en l’air sont des jets d’eau également ; il n’y a de différence que dans l’efficacité de leurs opérations. Une reine d’Angleterre (2), entourée d’une cour féminine, mettra toujours dans le gouvernement quelque chose qui se ressentira de son sexe ; j’entends des fantaisies et des caprices.

 

          Je crois que les serments des ministres et des amants sont à peu près d’égale valeur. M. de Torcy vous aura dit tout ce qu’il lui aura plu ; mais je douterai toujours des paroles d’un homme qui est accoutumé à leur donner des interprétations différentes. Ils sont autant de prophètes qui trouvent un rapport merveilleux entre ce qu’ils ont dit et ce qu’ils ont voulu dire. Il n’en a rien coûté à M. de Torcy de faire parler un Pontchartrain, un Louis XIV, un dauphin. Il aura fait comme les bons auteurs dramatiques, qui font tenir à chacun de leurs personnages les propos qui doivent leur convenir.

 

          J’avoue que j’ai été dans le préjugé presque universel sur le sujet du régent : on a dit hautement qu’il s’était enrichi d’une manière très considérable par les actions. Un commis de Law, qui, dans ce temps-là, s’était retiré à Berlin, a même assuré le roi qu’il avait eu commission du régent de transporter des sommes assez considérables, pour être placées sur la banque d’Amsterdam. Je suis bien aise que ce soit une calomnie. Je m’intéresse à la mémoire du régent de France, comme à celle d’un homme doué d’un beau génie, et qui, après avoir reconnu le tort qu’il vous avait fait, vous a comblé de bontés.

 

          Je suis sûr de penser juste, lorsque je me rencontre avec vous : c’est une pierre de touche à laquelle je peux toujours reconnaître la valeur de mes pensées. L’humanité, cette vertu si recommandable, et qui renferme toutes les autres en elle, devrait, selon moi, être le partage de tout homme raisonnable ; et s’il arrivait que cette vertu s’éteignît dans tout l’univers, il faudrait encore qu’elle fût immortelle chez les princes.

 

          Vos idées me sont trop avantageuses. Voltaire le politique me souhaite la couronne impériale ; Voltaire le philosophe demanderait au ciel qu’il daignât me pourvoir de sagesse ; et Voltaire, mon ami, ne me souhaiterait que sa compagnie pour me rendre heureux. Non, mon cher ami, je ne désire point les grandeurs ; et si elles ne me viennent chercher, je ne les chercherai jamais.

 

          Ce voyage projeté un peu trop tard pour ma satisfaction, et qui peut-être ne se fera jamais, pour mon malheur, m’aurait mis au comble de la félicité. Si j’avais vu la marquise et vous, j’aurais cru avoir plus profité de ce voyage que Clairault et Maupertuis, que La Condamine et tous vos académiciens qui ont parcouru l’univers, afin de trouver une ligne. Les gens d’esprit sont, selon moi, la quintessence du genre humain, et j’en aurais vu la fleur d’un coup d’œil. Je vois accuser votre esprit et celui de la divine Emilie de paresse, de n’avoir point enfanté ce projet plus tôt. Il est trop tard à présent. Je ne vois plus qu’un remède, et ce remède ne tardera guère : c’est la mort de l’électeur palatin (3). Je vous avertirai à temps. Veuille le ciel que la marquise et vous puissiez vous trouver à cette terre, où je pourrai alors sûrement jouir d’un bonheur plus délicieux que celui du paradis !

 

          Je suis indigné contre votre nation et contre ceux qui en sont les chefs de ce qu’ils ne répriment point l’acharnement cruel de vos envieux. La France se flétrit en vous flétrissant ; et il y a de la lâcheté en elle de souffrir cette impunité. C’est contre quoi je crie, et ce que n’excuseront point vos généreuses paroles : Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

 

          J’aurai beaucoup d’obligation à la marquise de sa Dissertation sur le feu, qu’elle veut bien m’envoyer. Je la lirai pour m’instruire ; et si je doute de quelques bagatelles, ce sera pour mieux connaître le chemin de la vérité. Faites-lui, s’il vous plaît, mille assurances d’estime.

 

          Voici une pièce nouvellement achevée ; c’est le premier fruit de ma retraite. Je vous l’envoie, comme les païens offraient leurs prémices aux dieux. Je vous demande, en revanche, de la sincérité, de la vérité et de la hardiesse.

 

          Je me compte heureux d’avoir un ami de votre mérite : soyez-le toujours, je vous en prie, et ne soyez qu’ami. Ce caractère vous rendra encore plus aimable, s’il est possible, à mes yeux ; étant avec toute l’estime imaginable, mon cher ami, votre très fidèle, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Alliance de la France avec l’Autriche. Cette alliance se fit vingt ans plus tard. (G.A.)

2 – Telle que la reine Anne. (G.A.)

3 – Il mourut quatre ans plus tard. (G.A.)

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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