CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 17

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CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 17

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64 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 14 Septembre.

 

          Mon cher ami, je viens de recevoir, dans ce moment, votre lettre du … auguste, qui par malheur arrive après coup. Il y a plus de quinze jours que nous sommes de retour du pays de Clèves, ce qui rompt entièrement votre projet.

 

          Je reconnais tout le prix de votre amitié et des attentions obligeantes de la marquise. Il ne se peut assurément rien de plus flatteur que l’idée de la divine Emilie. Je crois cependant que, malgré l’avantage d’une acquisition, et l’achat d’une seigneurie, je n’aurais pas joui du bonheur ineffable de vous voir tous les deux.

 

          On aurait envoyé à Hamm quelque conseiller bien pesant, qui aurait dressé très méthodiquement et très scrupuleusement l’accord de la vente, qui vous aurait ennuyé magnifiquement, et qui, après avoir usé des formalités requises, aurait passé et paraphé le contrat ; et pour moi, j’aurais eu l’avantage de questionner à son retour monsieur le conseiller sur ce qu’il aurait vu et entendu ; qui, au lieu de me parler de Voltaire et d’Emilie, m’aurait entretenu d’arpents de terre, de droits seigneuriaux, de privilèges, et de tout le jargon des sectateurs de Plutus.

 

          Je crois que si la marquise voulait attendre jusqu’à la mort de l’électeur palatin, dont la santé et l’âge menacent ruine, elle trouverait plus de facilité alors à se défaire de cette terre qu’à présent.

 

          J’ai dans l’esprit, sans pouvoir trop dire pourquoi, que le cas de la succession viendra à exister le printemps prochain. Notre marche au pays de Berg et de Juliers en sera une suite immanquable ; la marquise ne pourrait-elle point, si cela arrivait, se rendre sur cette seigneurie voisine de ces duchés ? Et le digne Voltaire ne pourrait-il point faire une petite incursion jusqu’au camp prussien ? J’aurais soin de toutes vos commodités ; on vous préparerait une bonne maison dans un village proche du camp, où je serais à portée de vous aller voir, et d’où vous pourriez vous rendre à ma tente en peu de temps, et selon que votre santé le permettrait. Je vous prie d’y aviser, et de me dire naturellement ce que vous pourrez faire en ma faveur. Ne hasardez rien toutefois qui puisse vous causer le moindre chagrin de la part de votre cour. Je ne veux pas payer au prix de vos désagréments les moments de ma félicité.

 

          La marquise, dont je viens de recevoir une lettre, me marque qu’elle se flattait de ma discrétion à l’égard de toutes les pièces manuscrites que je tiens de votre amitié. Je ne pense pas que vous ayez la moindre inquiétude sur ce sujet ; vous savez ce que je vous ai promis, et d’ailleurs l’indiscrétion n’est point du tout mon défaut.

 

          Lorsque je reçois de vos nouveaux ouvrages, je les lis en présence de Kaiserling et de Jordan, après quoi je les confie à ma mémoire, et je les retiens comme les paroles de Moïse, que les rois d’Israël étaient obligés de se rendre familières. Ces pièces sont ensuite serrées dans l’arrière-cabinet de mes archives, d’où je ne les retire que pour les lire moi seul. Vos lettres ont un même sort, et quoiqu’on se doute de notre commerce, personne ne sait rien de positif là-dessus. Je ne borne point à cela mes précautions. J’ai pourvu plus loin, et mes domestiques ont ordre de brûler un certain paquet, en cas que je fusse en danger et que je me trouvasse à l’extrémité.

 

          Ma vie n’a été qu’un tissu de chagrins, et l’école de l’adversité rend circonspect, discret et compatissant. On est attentif aux moindres démarches, lorsqu’on réfléchit sur les conséquences qu’elles peuvent avoir, et l’on épargne volontiers aux autres les chagrins qu’on a eus.

 

          Si votre travail et votre assiduité vous empêchent de m’écrire, je vous en dois de l’obligation, bien loin de vous blâmer ; vous travaillez pour ma satisfaction, pour mon bonheur, et quand la maladie interrompt notre correspondance, j’en accuse le destin, et je souffre avec vous.

 

          L’ode philosophique (1) que je viens de recevoir est parfaite ; les pensées sont foncièrement vraies, ce qui est le principal elles ont cet air de nouveauté qui frappe, et la poésie du style, qui flatte si agréablement l’oreille et l’esprit, y brille ; je dois mes suffrages à cette ode excellente. Il ne faut point être flatteur, il ne faut être que sincère pour y applaudir.

 

          Cette strophe, qui commence, Tandis que des humains, etc., contient en elle un sens infini. A Paris, ce serait le sujet d’une comédie ; à Londres, Pope en ferait un poème épique ; et en Allemagne, mes bons compatriotes trouveraient de la matière suffisante pour en forger un in-folio bien conditionné et bien épais.

 

          Je vous estimerai toujours également, mon cher Protée, soit que vous paraissiez en philosophe, en politique, en historien, en poète, ou sous quelle forme il vous plaira de vous produire. Votre esprit paraît, dans des sujets si différents, d’une égale force : c’est un brillant qui réfléchit des rayons de toutes les couleurs qui éblouissent également.

 

          Je vous recommande plus que jamais le soin de votre santé, beaucoup de diète et peu d’expériences physiques. Faites-moi du moins donner de vos nouvelles, lorsque vous n’êtes pas en état de m’écrire. Vous ne m’êtes point du tout indifférent, je vous le jure. Il me semble que j’ai une espèce d’hypothèque sur vous, relativement à l’estime que je vous porte. Il faut que j’aie des nouvelles de mon bien, sans quoi mon imagination est fertile à m’offrir des monstres, et des fantômes pour les combattre.

 

          N’oubliez pas de faire ressouvenir la marquise de ses adorateurs tudesques. Soyez persuadé des sentiments avec lesquels je suis, mon cher ami, votre très affectionné, FÉDÉRIC

 

 

1 – A messieurs de l’Académie des sciences. (G.A.)

 

 

 

 

65 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 30 Septembre.

 

Quoi ! Des bords du sombre Elysée,

Ta débile et mourante voix,

Par les souffrances épuisée,

S’élève encor, chantant pour moi (1) !

Jusque sur la fatale rade

J’entends tes sons harmonieux :

Voltaire, ta muse malade

Vaut cent poètes vigoureux.

De notre moderne Permesse

Et le Virgile et le Lucrèce,

Et l’Eclide et le Varignon,

Reviens briller sur l’horizon,

Et, par ta science profonde,

Eclairer tes yeux éblouis

Des ignorants peuples du monde,

Lâchement aux erreurs soumis.

C’est l’humanité qui t’inspire ;

Elle préside à tes écrits :

Puisse t-elle sous son empire

Ranger enfin tous les esprits !

 

          Au moins ne vous imaginez point que j’écris ces vers pour entrer en lice avec vous. Je vous réponds en bégayant dans une langue qu’ils n’appartient qu’aux dieux et aux Voltaires de parler. Vous augmentez tous les jours mes appréhensions par l’état chancelant de votre santé. Si le destin qui gouverne le monde n’a pas pu unir tous les talents de l’esprit que vous possédez à un corps robuste et sain, comment ne nous arriverait-il point, à nous autres mortels, de commettre des fautes ?

 

          J’ai reçu de Paris l’Epître sur la Modération (2), changée et augmentée. Ce qui m’a beaucoup plu, entre autres, c’est la description allégorique de Cirey. La pièce a beaucoup gagné à la correction, et je vous avouerai que ce médecin qui vient, s’assied, et s’endort, ne me plaisait point. Ce chien qui meurt en léchant la main de son maître, n’est-il pas un peu trop bas ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui est au-dessous des beautés dont cette épître fourmille d’ailleurs ? Je vous expose mes sentiments, moins pour être critique que pour me former le goût ; ayez la bonté d’y répondre, et de me dire les vôtres.

 

          Mérope, à en juger par les corrections que vous y avez faites, doit être une pièce achevée. Je n’y ai d’autre part que celle qu’avait le peuple d’Athènes aux ouvrages de Phidias, et la servante de Molière à ses comédies. J’ai deviné les endroits que vous corrigeriez. Vous les avez non-seulement retouchés, mais vous en avez encore réformé que je n’ai pu apercevoir. Je vous suis infiniment obligé de ce que vous voulez mettre mon nom à la tête de ce bel ouvrage ; j’aurai le sort d’Atticus, qui fut immortalisé par les lettres que Cicéron lui adressait.

 

          Thieriot m’a envoyé la Philosophie de Newton, de l’édition de Londres : je l’ai parcourue, mais je la relirai encore à tête reposée. De la manière dont vous m’expliquez le négoce des libraires de Hollande, il n’est pas étonnant que s’Gravesande se soit gendarmé contre votre traduction.

 

          Ne vous paraît-il pas qu’il y ait tout autant d’incertitudes en physique qu’en métaphysique ? Je me vois environné de doutes de tous les côtés ; et croyant tenir des vérités, je les examine, et je reconnais le fondement frivole de mon jugement. Les vérités mathématiques n’en sont point exemptes, ne vous en déplaise ; et lorsqu’on examine bien le pour et le contre des propositions, on trouve même incertitude à se déterminer : en un mot, je crois qu’il n’y a que très peu de vérités évidentes.

 

          Ces considérations m’ont mené à exposer mes sentiments sur l’erreur ; je l’ai fait en forme de dialogue. Mon but est de montrer que les sentiments différents des hommes, soit en philosophie ou en religion, ne doivent jamais aliéner en eux les liens de l’amitié et de l’humanité. Il m’a fallu prouver que l’erreur était innocente ; c’est ce que j’ai fait. J’ai même poussé outre, et j’ai fait apercevoir qu’une erreur qui vient de ce qu’on cherche la vérité, et de ce qu’on ne peut pas l’apercevoir, doit être louable. Vous en jugerez mieux vous-même quand vous l’aurez lu ; c’est pour cet effet que je l’expose à votre critique.

 

          Je crois qu’il ne serait point séant d’entamer à présent l’affaire de Beringhem. Nous sommes ici de jour à autre en attente de ce qui doit arriver (3). Vous comprenez bien que, lorsqu’on s’occupe de préparatifs d’une guerre très sérieuse, on ne pense guère à autre chose. Je serais donc d’avis qu’il faut attendre que cette filasse soit débrouillée ; cela ne durera que peu de temps, vu la situation des affaires ; et lorsque nous serons en possession de ces duchés, il sera bien plus naturel de chercher à s’arrondir et à faire des acquisitions, comme celle de la seigneurie de Beringhem : alors mes projets pourraient avoir lieu, à cause que le roi, se trouvant dans son pays, pourrait aller lui-même pour voir si une acquisition pareille serait à sa bienséance. Je m’en rapporte d’ailleurs à ma dernière lettre, où je vous ai détaillé  plus au long jusqu’où allaient mes espérances, et de quelle manière je me flattais de vous voir.

 

          Thieriot doit être à présent à Cirey (4) ; il n’y aura donc que moi qui n’y serai jamais ! Ma curiosité est bien grande pour savoir ce que vous aurez répondu à madame de Brand (5) ; tout ce que j’en sais, c’est qu’il y a des vers contenus dans votre réponse ; je vous prie de me les communiquer.

 

          La marquise aura autant de plumes (6) qu’elle en cassera : je me fais fort de les lui fournir. J’ai déjà fait écrire en Prusse pour en avoir, et pour ajouter ce qui pourrait être omis à l’encrier. Assurez cette unique marquise de mes attentions et de mon estime.

 

          Je suis à jamais, et plus que vous ne pouvez le croire, votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez la lettre de Voltaire, n° 62. (G.A.)

2 – Quatrième des Discours sur l’homme. (G.A.)

3 – La mort de l’électeur, qui n’avait pas d’enfants. (G.A.)

4 – Il y resta une grande partie d’octobre. (G.A.)

5 – Voyez une lettre de Frédéric, du mois de Juin. (G.A.)

6 – Il s’agit d’une plume d’ambre envoyée à madame du Châtelet, et qu’elle avait cassée. (K.)

 

 

 

 

66 – DE VOLTAIRE

 

 

 

          Je vois toujours, monseigneur, avec une satisfaction qui approche de l’orgueil, que les petites contradictions que j’essuie dans ma patrie indignent le grand cœur de votre altesse royale. Elle ne doute pas que son suffrage ne me récompense bien amplement de toutes ces peines ; elles sont communes à tous ceux qui ont cultivé les sciences, et, parmi les gens de lettres, ceux qui ont le plus aimé la vérité ont toujours été le plus persécutés.

 

          La calomnie a voulu faire périr Descartes et Bayle ; Racine et Boileau seraient morts de chagrin s’ils n’avaient eu un protecteur dans Louis XIV. Il nous reste encore des vers qu’on a faits contre Virgile. Je suis bien loin de pouvoir être comparé à ces grands hommes ; mais je suis bien plus heureux qu’eux : je jouis de la paix ; j’ai une fortune convenable à un particulier, et plus grande qu’il ne la faut à un philosophe ; je vis dans une retraite délicieuse auprès de la femme la plus respectable, dont la société me fournit toujours de nouvelles leçons. Enfin, monseigneur, vous daignez m’aimez ; le plus vertueux, le plus aimable prince de l’Europe daigne m’ouvrir son cœur, me confier ses ouvrages et ses pensées, et corriger les miennes. Que me faut-il de plus ? La santé seule me manque ; mais il n’y a point de malade plus heureux que moi.

 

          Votre altesse royale veut-elle permettre que je lui envoie la moitié du cinquième acte de Mérope, que j’ai corrigé ? Et si la pièce, après une nouvelle lecture, lui paraît digne de l’impression, peut-être la hasarderai-je.

 

          Madame la marquise du Châtelet vient de recevoir le plan de Remusberg, dessiné par cet homme aimable (1) dont on se souviendra toujours à Cirey. Il est bien triste de ne voir tout cela qu’en peinture, etc. (le reste manque).

 

 

1 – Kaiserling. (G.A.)

 

 

 

67 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 9 Novembre.

 

          Mon cher ami, je viens de recevoir une lettre et des vers que personne n’est capable de faire que vous. Mais si j’ai l’avantage de recevoir des lettres et des vers d’une beauté préférable à tout ce qui a jamais paru, j’ai aussi l’embarras de ne savoir souvent comment y répondre. Vous m’envoyez de l’or de votre Potose, et je ne vous renvoie que du plomb. Après avoir lu les vers assez vifs et aimables que vous m’adressez, j’ai balancé plus d’une fois avant que de vous envoyer l’Epître sur l’Humanité, que vous recevrez avec cette lettre : mais je me suis dit ensuite : Il faut rendre nos hommages à Cirey, et il faut y chercher des instructions et de sages corrections. Ces motifs, à ce que j’espère, vous feront recevoir avec quelque support les mauvais vers que je vous envoie.

 

          Thieriot vient de m’envoyer l’ouvrage de la marquise sur le Feu ; je puis dire que j’ai été étonné en le lisant ; on ne dirait point qu’une pareille pièce pût être produite par une femme. De plus, le style est mâle, et tout à fait convenable au sujet. Vous êtes tous deux de ces gens admirables et uniques dans votre espèce, et qui augmentez chaque jour l’admiration de ceux qui vous connaissent. Je pense sur ce sujet des choses que votre seule modestie m’oblige de vous céler. Les païens ont fait des dieux qui assurément restaient bien en dessous de vous deux. Vous auriez tenu la première place dans l’Olympe, si vous aviez vécu alors.

 

          Rien ne marque plus la différence de nos mœurs de celles de ces temps reculés, que lorsqu’on compare la manière dont l’antiquité traitait les grands hommes, et celle dont les traite notre siècle.

 

          La magnanimité, la grandeur d’âme, la fermeté, passent pour des vertus chimériques. On dit : Oh ! Vous vous piquez de faire le Romain ; cela est hors de saison ; on est revenu de ces affectations dans le siècle d’à présent. Tant pis ! Les Romains, qui se piquaient de vertus, étaient des grands hommes ; pourquoi ne point les imiter dans ce qu’ils ont eu de louable ?

 

          La Grèce était si charmée d’avoir produit Homère, que plus de dix villes se disputaient l’honneur d’être sa patrie ; et l’Homère de la France, l’homme le plus respectable de toute la nation, est exposé aux traits de l’envie. Virgile, malgré les vers de quelques rimailleurs obscurs, jouissait paisiblement de la protection de Mécène, et d’Auguste, comme Boileau, Racine, et Corneille, de celle de Louis-le-Grand. Vous n’avez point ces avantages ; et je crois, à dire vrai, que votre réputation n’y perdra rien. Le suffrage d’un sage, d’une Emilie, doit être préférable à celui du trône, pour tout homme né avec un bon jugement.

 

          Votre esprit n’est point esclave, et votre muse n’est point enchaînée à la gloire des grands. Vous en valez mieux, et c’est un témoignage irrévocable de votre sincérité ; car on sait trop que cette vertu fut de tout temps incompatible avec la basse flatterie qui règne dans les cours.

 

          L’Histoire de Louis XIV, que je viens de relire, se ressent bien de votre séjour à Cirey ; c’est un ouvrage excellent, et dont l’univers n’a point encore d’exemple. Je vous demande instamment de m’en procurer la continuation ; mais je vous conseille, en ami, de ne point le livrer à l’impression. La postérité de tous ceux dont vous dites la vérité se liguerait contre vous. Les uns trouveraient que vous en avez trop dit ; les autres, que vous n’avez pas assez exagéré les vertus de leurs ancêtres ; et les prêtres, cette race implacable, ne vous pardonneraient point les petits traits que vous leur lancez. J’ose même dire que cette histoire, écrite avec vérité et dans un esprit philosophique, ne doit point sortir de la sphère des philosophes. Non, elle n’est point faite pour des gens qui ne savent point penser.

 

          Vos deux lettres ont produit un effet bien différent sur ceux à qui je les ai rendues. Césarion, qui avait la goutte, l’en a perdue de joie (1), et Jordan, qui se portait bien, pensa en prendre l’apoplexie : tant une même cause peut produire des effets différents ! C’est à eux à vous marquer tout ce que vous leur inspirez ; ils s’en acquitteront aussi bien et mieux que je ne pourrais le faire.

 

          Il ne nous manque à Remusberg qu’un Voltaire pour être parfaitement heureux ; indépendamment de votre absence, votre personne est, pour ainsi dire, innée dans nos âmes. Vous êtes toujours avec nous. Votre portrait préside dans ma bibliothèque ; il pend au-dessus de l’armoire qui conserve notre Toison d’or ; il est immédiatement placé au-dessus de vos ouvrages, et vis-à-vis de l’endroit où je me tiens, de façon que je l’ai toujours présent à mes yeux. J’ai pensé dire que ce portrait était comme la statue de Memnon, qui donnait un son harmonieux lorsqu’elle était frappée des rayons du soleil, que votre portrait animait de même l’esprit de ceux qui le regardent : pour moi, il me semble toujours qu’il paraît me dire :

 

O vous donc qui, brûlant d’une ardeur périlleuse, etc.

BOIL

 

          Souvenez-vous toujours, je vous prie, de la partie colonie de Remusberg, et souvenez-vous en pour lui adresser de vos lettres pastorales. Ce sont des consolations qui deviennent nécessaires dans votre absence ; et vous les devez à vos amis. J’espère bien que vous me compterez à leur tête. On ne saurait du moins être plus ardemment que je suis, et que je serai toujours, votre très affectionné et fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez, dans la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE la lettre à Kaiserling, du mois d’octobre 1738. On n’a pas la lettre à Jordan. (G.A.)

 

 

 

 

 

68 – DE VOLTAIRE

 

Novembre.

 

          Monseigneur, que votre altesse royale pardonne à ce pauvre malade enrichi de vos bienfaits, s’il tarde trop à vous payer ses tributs de reconnaissance.

 

          Ce que vous avez composé sur l’Humanité vous assure sans doute le suffrage et l’estime de madame du Châtelet, et vous me forceriez à l’admiration, si vous ne m’y aviez pas déjà tout disposé. Non seulement Cirey remercie votre altesse royale, mais il n’y a personne sur la terre qui ne doive vous être obligé. Ne connût-on de cet ouvrage que le titre, c’en est assez pour vous rendre maître des cœurs. Un prince qui pense aux hommes, qui fait son bonheur de leur félicité, on demandera dans quel roman cela se trouve, et si cela se trouve, et si ce prince s’appelle Alcimédon ou Almanzor, s’il est fils d’une fée et de quelque génie. Non, messieurs, c’est un être réel ; c’est lui que le ciel donne à la terre sous le nom de Frédéric ; il habite d’ordinaire la solitude de Remusberg ; mais son nom, ses vertus, son esprit, ses talents, sont déjà connus dans tout le monde : si vous saviez ce qu’il a écrit sur l’humanité, le genre humain députerait vers lui pour le remercier ; mais ces détails heureux sont réservés à Cirey, et ces faveurs sont tenues secrètes. Les gens qui se mêlaient autrefois de consulter les demi-dieux se vantaient d’en recevoir des oracles ; nous en recevons, mais nous ne nous en vantons pas.

 

          Il y a, monseigneur, une secrète sympathie qui assujettit mon âme à votre altesse royale ; c’est quelque chose de plus fort que l’harmonie préétablie. Je roulais dans ma tête une épître sur l’humanité (1), quand je reçus celle de votre altesse royale. Voilà ma tâche faite. Il y a eu, à ce que conte l’antiquité, des gens qui avaient un génie qui les aidait dans leurs grandes entreprises. Mon génie est à Remusberg. Eh ! A qui appartenait-il de parler de l’humanité, qu’à vous, grand prince, à votre âme généreuse et tendre, à vous, monseigneur, qui avez daigné consulter des médecins pour la maladie d’un de vos serviteurs qui demeure à près de trois cents lieues de vous ? Ah ! Monseigneur, malgré ces trois cents lieues, je sens mon cœur lié à votre altesse royale de bien près.

 

          Je me flatte, même avec assez d’apparence, que cet intervalle disparaîtra bientôt. Monseigneur l’électeur palatin mourra s’il veut, mais les confins de Clèves et de Juliers verront au printemps prochain madame la marquise du Châtelet. Nous arrangerons tout pour nous trouver près de vos Etats. Je sais bien qu’en fait d’affaires, il ne faut jamais répondre de rien ; mais l’espérance de faire notre cour à votre altesse royale, de voir de près ce que nous admirons, ce que nous aimons de loin, aplanira bien des difficultés. N’est-il pas vrai, monseigneur, que votre altesse royale donnera des sauf-conduits à madame du Châtelet ? Mais qui voudrait l’arrêter, quand on saura qu’elle sera là pour voir votre altesse royale ; et qui m’osera faire du mal, à moi, quand j’aurais l’Epître de l’Humanité  à la main ?

 

          Que je suis enchanté que votre altesse royale ait été contente de cet Essai sur le feu, que madame du Châtelet s’amusa de composer, et qui, en vérité, est plutôt un chef-d’œuvre qu’un essai ! Sans les maudits tourbillons de Descartes, qui tournent encore dans les vieilles têtes de l’Académie, il est bien sûr que madame du Châtelet aurait eu le prix, et cette justice eût fait l’honneur de son sexe et de ses juges : mais les préjugés dominent partout. En vain Newton a montré aux yeux les secrets de la lumière ; il y a de vieux romanciers physiciens qui sont pour les chimères de Malebranche. L’Académie rougira un jour de s’être rendue si tard à la vérité : et il demeurera constant qu’une jeune dame osait embrasser la bonne philosophie, quand la plupart de ses juges l’étudiaient faiblement, pour la combattre opiniâtrement.

 

          M. de Maupertuis, homme qui ose aimer et dire la vérité, quoique persécuté, a mandé hardiment, mais secrètement, que les discours français couronnés (2) étaient pitoyables. Son suffrage, joint à celui de Remusberg, sont le plus beau prix qu’on puisse jamais recevoir.

 

          Madame du Châtelet sera très flattée que votre altesse royale fasse lire à M. Jordan ce qui a plu à votre altesse royale. Elle estime avec raison un homme que vous estimez. Je suis, etc.

 

 

1 – Voyez le sixième des Discours sur l’homme. (G.A.)

2 – Ceux de Lorezan de Fiesc et du comte de Créqui-Canaple. Voltaire semble faire exception ici pour le mémoire d’Euler qu’il va pourtant critiquer plus loin. (G.A.)

 

 

 

 

 

69 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 22Novembre.

 

          Mon cher ami, il faut avouer que vous êtes un débiteur admirable ; vous ne restez point en arrière dans vos paiements, et l’on gagne considérablement au change. Je vous ai une obligation infinie de l’Epître sur le Plaisir (1) : ce système de théologie me paraît très conforme à la Divinité, et s’accorde parfaitement avec ma manière de penser. Que ne vous dois-je point pour cet ouvrage incomparable !

 

Les dieux que nous chantait Homère

Etaient forts, robustes, puissants ;

Celui que l’on nous prêche en chaire

Est l’original des tyrans ;

Mais le Plaisir, dieu de Voltaire,

Est le vrai dieu, le tendre père

De tous les esprits bienfaisants.

 

          On ne peut mieux connaître la différence des génies qu’en examinant la manière dont les personnes différentes expriment les mêmes pensées. La comtesse de Platen, dont vous devez avoir entendu parler en Angleterre, pour dire un eunuque, le périphrasait un homme brillanté. L’idée était prise d’une pierre fine qu’on taille et qu’on brillante. Cette manière de s’exprimer portait bien en soi le caractère de femme, je veux dire de cet esprit inviolablement attaché aux ajustements et aux bagatelles. L’homme de génie, le grand poète se manifeste bien différemment par cette noble et belle périphrase :

 

Que le fer a privé des sources de la vie (2)

 

          Outre que la pensée d’un Dieu servi par des eunuques a quelque chose de frappant par elle-même, elle exprime encore, avec une force merveilleuse, l’idée du poète. Cette manière de toucher avec modestie et avec clarté une matière de toucher avec modestie et avec clarté une matière aussi délicate que l’est celle de la mutilation, contribue beaucoup au plaisir du lecteur. Ce n’est point parce que cette pièce m’est adressée, ce n’est point parce qu’il vous a plu de dire du bien de moi (3), mais c’est par sa bonté intrinsèque que je lui dois mon approbation entière. Je me doutais bien que le dieu des écoles ne pourrait que gagner en passant par vos mains.

 

          Ne croyez pas, je vous prie, que je pousse mon scepticisme à outrance. Il y a des vérités que je crois démontrées, et dont ma raison ne me permet pas de douter. Je crois, par exemple, qu’il n’y a qu’un Dieu et qu’un Voltaire dans le monde ; je crois encore que ce Dieu avait besoin dans ce siècle d’un Voltaire pour le rendre aimable. Vous avez lavé, nettoyé et retouché un vieux tableau de Raphaël, que le vernis de quelque barbouilleur ignorant avait rendu méconnaissable.

 

          Le but principal que je m’étais proposé dans ma Dissertation sur l’Erreur (4) était d’en prouver l’innocence. Je n’ai point osé m’expliquer sur le sujet de la religion ; c’est pourquoi j’ai employé plutôt un sujet philosophique. Je respecte d’ailleurs Copernic, Descartes, Leibnitz, Newton ; mais je ne suis point encore d’âge à prendre parti. Les sentiments de l’Académie conviennent mieux à un jeune homme de vingt et quelques années que le ton décisif et doctoral. Il faut commencer par connaître, pour apprendre à juger. C’est ce que je fais ; je lis tout avec un esprit impartial et dans le dessein de m’instruire, en suivant votre excellente leçon :

 

Et vers la vérité le doute les conduit.

Henriade, ch. VII.

 

          J’ai lu avec admiration et avec étonnement l’ouvrage de la marquise sur le Feu. Cet essai m’a donné une idée de son vaste génie, de ses connaissances et de votre bonheur. Vous le méritez trop bien pour que je vous l’envie. Jouissez-en dans votre paradis, et qu’il soit permis à nous autres humains de participer à votre bonheur.

 

          Vous pouvez assurer à Emilie qu’elle a mis chez moi le feu en une particulière vénération ; savoir, non le feu qu’elle décompose avec tant de sagacité, mais celui de son puissant génie.

 

          Serait-il permis à un sceptique de proposer quelques doutes qui lui sont venus ? Peut-on, dans un ouvrage de physique, où l’on recherche la vérité scrupuleusement, peut-on y faire entrer des restes de visions de l’antiquité ? J’appelle ainsi ce qui paraît être échappé à la marquise touchant l’embrasement excité dans les forêts par le mouvement des branches.

 

          J’ignore le phénomène rapporté dans l’article des causes de la congélation de l’eau ; on rapporte qu’en Suisse il se trouvait des étangs qui gelaient pendant l’été aux mois de juin et de juillet. Mon ignorance peut causer mes doutes. J’y profiterai à coup sûr, car vos éclaircissements m’instruiront.

 

          Après avoir parlé de vos ouvrages et de ceux de la marquise, il ne m’est guère permis de parler des miens. Je dois cependant accompagner cette lettre d’une pièce (5) qu’on a voulu que je fisse. Le plus grand plaisir que vous puissiez me faire, après celui de m’envoyer de vos productions, est de corriger les miennes. J’ai eu le bonheur de me rencontrer avec vous, comme vous pourrez le voir sur la fin de l’ouvrage. Lorsqu’on a peu de génie, qu’on n’est point secondé d’un censeur éclairé, et qu’on écrit en langue étrangère, on ne peut guère se promettre de faire des progrès. Rimer malgré ces obstacles, c’est, ce me semble, être atteint en quelque manière de la maladie des Abdéritains (6).

 

          Je vous fais confidence de toutes mes folies. C’est la marque la plus grande de ma confiance et de l’estime avec laquelle je suis inviolablement, mon cher ami, votre, etc. FÉDÉRIC.

 

P.S. – J’ai quelque bagatelle d’ambre pour Cirey, et j’ai du vin de Hongrie que l’on me dit être un baume pour la santé de mon ami. Je voudrais envoyer cet emballage par Hambourg à Rouen, et de là à Paris, sous l’adresse de Thieriot ; car je ne crois pas qu’on trouvât aisément quelque voiturier qui voulût s’en charger.

 

1 – C’est le cinquième des Discours sur l’homme. (G.A.)

2 – Vers du cinquième Discours. (G.A.)

3 – Voltaire a retranché depuis les vers qui étaient à la louange de Frédéric. (G.A.)

4 – Dissertation sur l’innocence des erreurs de l’esprit. (G.A.)

5 – Epître de Frédéric à son frère puîné. (G.A.)

6 – C’est-à-dire de folie. (G.A.)

 

 

 

 

 

70 – DE VOLTAIRE

 

Décembre.

 

          Monseigneur, il nous arrive dans le moment une écritoire (1) que madame du Châtelet et moi indigne comptions avoir l’honneur de présenter à votre altesse royale pour ses étrennes. Le ministre qui, selon votre très bonne plaisanterie, est prêt à vous prendre souvent pour un bastion ou pour une contrescarpe, vous offrirait une coulevrine ou un mortier ; mais nous autres êtres pensants, nous présentons en toute humilité à notre chef l’instrument avec lequel on communique ses pensées. Je l’ai adressée à Anvers ; elle part aujourd’hui, et d’Anvers elle doit aller à Vesel à l’adresse de M. le Baron de Bork, ou, à son défaut, au commandant de la place, pour être remise à votre altesse royale. Ce qui m’encourage à prendre cette liberté, c’est que ce petit hommage de votre sujet, ayant été fait à Paris, imite et surpasse la laque de la Chine. C’est un art tout nouveau en Europe, et tous les arts vous doivent des tributs. Pardonnez-moi donc, monseigneur, cet excès de témérité.

 

          Je suis avec la plus tendre reconnaissance, l’estime et l’attachement le plus inviolable, et le plus profond respect, monseigneur, de votre altesse royale, etc.

 

 

1 – Voyez les Mémoires de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

71 – DU PRINCE ROYAL

 

A Berlin, le 25 Décembre.

 

          Mon cher ami, j’ai lu, ces jours passés, avec beaucoup de plaisir, la lettre que vous adressez à vos infidèles libraires de Hollande (1). La part que je prends à votre réputation m’a fait participer vivement à l’approbation dont le public ne saurait manquer de couronner votre modération.

 

          C’est cette modération qui doit être le caractère propre de tout homme qui cultive les sciences. La philosophie, qui éclaire l’esprit, fait faire des progrès dans la connaissance du cœur humain ; et le fruit le plus solide qui en revient doit être un support plein d’humanité pour les faiblesses, les défauts et les vices des hommes. Il serait à souhaiter que les savants dans leurs disputes, les théologiens dans leurs querelles, et les princes dans leurs différends, voulussent imiter votre modération. Le savoir, la véritable religion, les caractères respectables parmi les hommes devraient élever ceux qui en sont revêtus au-dessus de certaines passions qui ne devraient être que le partage des âmes basses. D’ailleurs, le mérite reconnu est comme dans un fort, à l’abri des traits de l’envie. Tous les coups portés contre un ennemi inférieur déshonorent celui qui les lance.

 

Tel, cachant dans les airs son front audacieux,

Le fier Athos paraît joindre la terre aux cieux :

Il voit sans s’ébranler la foudre et le tonnerre,

Brisés contre ses pieds, leur faire en vain la guerre :

Tel du sage éclairé le repos précieux

N’est point troublé des cris d’infâmes envieux.

Il méprise les traits qui contre lui s’émoussent ;

Son silence prudent, ses vertus les repoussent ;

Et contre ces Titans, le public outragé

Du soin de les punir doit être seul chargé.

 

          L’art de rendre injure pour injure est le partage des crocheteurs. Quand même ces injures seraient des vérités, quand même elles seraient échauffées par le feu d’une belle poésie, elles restent toujours ce qu’elles sont. Ce sont des armes bien placées dans les mains de ceux qui se battent à coups de bâton, mais qui s’accordent mal avec ceux qui savent faire usage de l’épée.

 

          Votre mérite vous a si fort élevé au-dessus de la satire et des envieux, qu’assurément vous n’avez pas besoin de repousser leurs coups. Leur malice n’a qu’un temps, après quoi elle tombe avec eux dans un oubli éternel.

 

          L’histoire qui a consacré la mémoire d’Aristide, n’a pas daigné conserver les noms de ses envieux. On les connaît aussi peu que les persécuteurs d’Ovide.

 

          En un mot, la vengeance est la passion de tout homme offensé ; mais la générosité n’est la passion que des belles âmes. C’est la vôtre, c’est elle assurément qui vous a dicté cette belle lettre, que je ne saurais assez admirer, que vous adressez à vos libraires.

 

          Je suis charmé que le monde soit obligé de convenir que votre philosophie est aussi sublime dans la pratique qu’elle l’est dans la spéculation.

 

          Mes tributs accompagneront cette lettre. Les dissipations de la ville, certains termes inconnus à Cirey et à Remusberg, de devoir, de respects, de cour, mais d’une efficacité très incommode dans la pratique m’enlèvent tout mon temps. Vous vous en apercevrez, sans doute, car je n’ai pas seulement pu abréger ma lettre. A propos, comment se porte Louis XIV ? Vous allez dire : Quel importun ! Cet Apicius n’est jamais rassasié de mes ouvrages.

 

          Assurez, je vous prie, cette déesse qui transforma Newton en Vénus, de mes adorations ; et si vous voyez un certain poète philosophe, l’auteur de la Henriade et de l’Epître à Uranie, assurez-le que je l’estime et le considère on ne peut pas davantage. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Lettre à Ledet et Cie, du 7 Juillet 1738

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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