CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 10

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36. – DU PRINCE ROYAL.

 

A Berlin, 26 Décembre.

 

          J’ai été richement dédommagé aujourd’hui du long intervalle pendant lequel je n’avais point reçu de vos lettres, cette poste m’en ayant apporté deux à la fois, auxquelles je vous répondrai selon l’ordre des dates.

 

          Rien ne m’a plus surpris que celle du 24 Octobre, où vous me marquez l’alarme que Thieriot vous a donnée très mal à propos. Vous pouvez être tranquille sur tout ce qu’on vous écrit, puisque vous n’êtes point du tout soupçonné d’avoir eu part au libelle qu’on a fait contre le roi, ni même d’en avoir eu connaissance. Je vous exposerai, en peu de mots, l’affaire dont il s’agit, qui, dans le fond, n’est qu’une bagatelle méprisable, et aucunement digne de considération. Il y a un an qu’on vendit ici, sous le manteau, un libelle diffamatoire, attaquant la personne du roi, sous le titre de Don Quichotte au chevalier des Cygnes. Les vers en sont passables, mais ce ne sont que des injures rimées. Le sens contient la bile la plus venimeuse qui fut jamais. C’est un tissu d’anecdotes cousues avec toute la malignité possible, et brodées d’une manière abominable. Le roi a vu cette pièce ; mais, sensible uniquement à la vraie gloire et à l’approbation des gens de bien, il a souverainement méprisé l’auteur et la production. On s’est contenté d’en défendre la vente sous de grièves peines. De plus, on n’ignore pas où cette pièce a été fabriquée. On sait que l’auteur infâme est de ces écrivains mercenaires que l’animosité d’une cour étrangère a incités au crime ; mais il est trop au-dessous d’un roi de s’amuser à punir un misérable. Si le Créateur voulait lancer son tonnerre sur chaque reptile qui, en sa frénésie, pousse l’audace jusqu’à le blasphémer, des nuages épais couvriraient continuellement la surface de la terre, et les foudres ne cesseraient de gronder dans les cieux. Croyez-vous, monsieur, que j’aurais été le dernier à vous avertir des soupçons injurieux qu’on aurait conçus contre vous, si le fait avait existé ? Vous me connaissez bien mal, et vous n’avez qu’une faible idée de mon amitié. Sachez que j’ai pris sur moi le soin de votre réputation. Je fais ici l’office de votre renommée. Vous m’entendez, et vous comprenez bien que je ne prétends dire autre chose, sinon que je me suis chargé de défendre votre réputation contre les préjugés des ignorants, et contre la calomnie de vos envieux. Je réponds de vous corps pour corps ; et j’emploie arguments, exemples, et vos ouvrages mêmes, pour vous faire des prosélytes. Je peux me flatter d’avoir assez bien réussi, quoique je ne m’attribue aucun autre mérite que celui de vous avoir véritablement fait connaître de mes compatriotes. Je vous prie, monsieur, de vous tranquilliser désormais, et d’attendre que je vous donne le signal pour prendre l’alarme.

 

          J’ai oublié de vous dire que l’officier dont Thieriot fait mention n’est point de mon régiment, et passe dans l’armée pour un homme peu véridique ; ce qui peut d’autant plus vous ôter tout sujet d’inquiétude.

 

          J’ai reçu votre chapitre de métaphysique sur la Liberté (1), et je suis mortifié de vous dire que je ne suis pas entièrement de votre sentiment. Je fonde mon système sur ce qu’on ne doit pas renoncer volontairement aux connaissances qu’on peut acquérir par le raisonnement. Cela posé, je fais mes efforts pour connaître de Dieu tout ce qui m’est possible, à quoi la voie de l’analogie ne m’est pas d’un faible secours. Je vois premièrement qu’un Etre créateur doit être sage et puissant. Comme sage, il a voulu, dans son intelligence éternelle, le plan du monde ; et comme tout-puissant, il l’a exécuté.

 

          De là il s’ensuit nécessairement que l’auteur de cet univers doit avoir eu un but en le créant. S’il a eu un but, il faut que tous les événements y concourent. Si tous les événements y concourent, il faut que tous les hommes agissent conformément aux desseins du Créateur, et qu’ils ne se déterminent à toutes leurs actions que suivant les lois immuables de ces desseins, auxquelles ils obéissent en les ignorant ; sans quoi Dieu serait spectateur oisif de la nature. Le monde se gouvernerait suivant le caprice des hommes ; et celui dont la puissance a formé l’univers serait inutile, depuis que de faibles mortels l’ont peuplé. Je vous avoue que, puisqu’il faut opter entre faire un être passif ou du Créateur ou de la créature, je me détermine en faveur de Dieu. Il est plus naturel que ce Dieu fasse tout, et que l’homme soit l’instrument de sa volonté, que de se figurer un Dieu qui crée un monde, qui le peuple d’hommes, pour ensuite rester les bras croisés, et asservir sa volonté et sa puissance à la bizarrerie de l’esprit humain. Il me semble voir un Américain ou quelque sauvage qui voit pour la première fois une montre ; il croira que l’aiguille, qui montre les heures, a la liberté de se tourner d’elle-même, et il ne soupçonnera pas seulement qu’il y a des ressorts cachés qui la font mouvoir ; bien moins encore que l’horloger l’a faite à dessein, qu’elle fasse précisément le mouvement auquel elle est assujettie. Dieu est cet horloger. Les ressorts dont il nous a composés sont infiniment plus subtils, plus déliés et plus variés que ceux de la montre. L’homme est capable de beaucoup de choses ; et comme l’art est plus caché en nous, et que le principe qui nous meut est invisible, nous nous attachons à ce qui frappe le plus nos sens, et celui qui fait jouer tous ces ressorts échappe à nos faibles yeux ; mais il n’a pas moins eu intention de nous destiner précisément à ce que nous sommes : il n’a pas moins voulu que toutes nos actions se rapportassent à un tout, qui est le soutien de la société, et le bien de la totalité du genre humain.

 

          Lorsqu’on regarde les objets séparément, il peut arriver qu’on en conçoive des idées bien différentes que si on les envisageait avec tout ce qui a relation avec eux. On ne peut juger d’un édifice par un astragale ; mais lorsqu’on considère tout le reste du bâtiment, alors on peut avoir une idée précise et nette des proportions et des beautés de l’édifice. Il en est de même des systèmes philosophiques. Dès qu’on prend des morceaux détachés, on élève une tour qui n’a point de fondement, et qui, par conséquent s’écroule de soi-même. Ainsi, dès qu’on avoue qu’il y a un Dieu, il faut nécessairement que ce Dieu soit de la partie du système, sans quoi il vaudrait mieux, pour plus de commodité, le nier tout à fait. Le nom de Dieu, sans l’idée de ses attributs, et principalement sans l’idée de sa puissance, de sa sagesse et de sa prescience, est un son qui n’a aucune signification et qui ne se rapporte à rien absolument.

 

          J’avoue qu’il faut, si je puis m’exprimer ainsi, entasser ce qu’il y a de plus noble, de plus élevé et de plus majestueux, pour concevoir, quoique très imparfaitement, ce que c’est que cet Etre créateur, cet Etre éternel, cet Etre tout-puissant, etc. Cependant j’aime mieux m’abîmer dans son immensité, que de renoncer à sa connaissance, et à toute l’idée intellectuelle que je puis me former de lui.

 

          En un mot, s’il n’y avait pas de Dieu, votre système serait l’unique que j’adopterais ; mais comme il est certain que ce Dieu est, on ne saurait assez mettre de choses sur son compte. Après quoi il reste encore à vous dire que, comme tout est fondé, ou bien comme tout a sa raison dans ce qui l’a précédé, je trouve la raison du tempérament et de l’humeur de chaque homme dans la mécanique de son corps. Un homme emporté a la bile facile à émouvoir ; un misanthrope a l’hypocondre enflé ; le buveur, le poumon sec ; l’amoureux, le tempérament robuste, etc. Enfin, comme je trouve toutes ces choses disposées de cette façon dans notre corps, je conjecture de là qu’il faut nécessairement que chaque individu soit déterminé d’une façon précise, et qu’il ne dépend point de nous de ne point être du caractère dont nous sommes. Que dirai-je des évènements qui servent à nous donner des idées, et à nous inspirer des résolutions ? Comme, par exemple, le beau temps m’invite à prendre l’air ; la réputation d’un homme de bon goût, qui me recommande un livre, m’engage à le lire ; ainsi du reste. Si donc on ne m’avait jamais dit qu’il y eût un Voltaire au monde, si je n’avais pas lu ses excellents ouvrages, comment est-ce que ma volonté, cet agent libre, aurait pu me déterminer à lui donner toute mon estime ? En un mot, comment est-ce que je puis vouloir une chose si je ne la connais pas ?

 

          Enfin, pour attaquer la liberté dans ses derniers retranchements, comment est-ce qu’un homme peut se déterminer à un choix ou à une action, si les événements ne lui en fournissent l’occasion ? Et ces événements, qui est-ce qui les dirige ? Ce ne peut être le hasard, puisque le hasard est un mot vide de sens. Ce ne peut donc être que Dieu. Si donc Dieu dirige les événements selon sa volonté, il dirige aussi et gouverne nécessairement les hommes ; et c’est ce principe, qui est la base et comme le fondement de la Providence divine, qui me fait concevoir la plus haute, la plus noble et la plus magnifique idée qu’une créature aussi bornée que l’homme peut se former d’un Etre aussi immense que l’est le Créateur. Ce principe me fait connaître en Dieu un Etre infiniment grand et sage, n’étant point absorbé dans les plus grandes choses, et ne s’avilissant point dans les plus petits détails. Quelle immensité n’est pas celle d’un Dieu qui embrasse généralement toutes choses, et dont la sagesse a préparé dès le commencement du monde ce qu’il exécute à la fin des temps ! Je ne prétends pas cependant mesurer les mystères de Dieu selon la faiblesse des conceptions humaines. Je porte ma vue aussi loin que je puis ; mais si quelques objets m’échappent, je ne prétends pas renoncer à ceux que mes yeux me font apercevoir clairement.

 

          Peut-être qu’un préjugé, qu’une prévention, que la flatteuse pensée de suivre une opinion particulière m’aveugle. Peut-être que j’avilis trop les hommes, cela se peut, je n’en disconviens pas. Mais si le roi de France était en compromis avec le roi d’Yvetot, je suis sûr que tout homme sensé reconnaîtrait la puissance du roi Louis XV supérieure à l’autre. A plus forte raison devons-nous nous déclarer pour la puissance de Dieu, qui ne peut en aucune façon entrer en ligne de comparaison avec ces êtres fugitifs que le temps produit, dont le sort se joue, et que le temps détruit après une durée courte et passagère.

 

          Lorsque vous parlez de la vertu, on voit que vous êtes en pays de connaissance ; vous parlez en maître de cette matière, dont vous connaissez la théorie et la pratique : en un mot, il vous est facile de discourir savamment de vous-même. Il est certain que les vertus n’ont lieu que relativement à la société. Le principe primitif de la vertu est l’intérêt (que cela ne vous effraie point), puisqu’il est évident que les hommes se détruiraient les uns les autres, sans l’intervention des vertus. La nature produit naturellement des voleurs, des envieux, des faussaires, des meurtriers : ils couvrent toute la face de la terre ; et, sans les lois qui répriment le vice, chaque individu s’abandonnerait à l’instinct de la nature, et ne penserait qu’à soi. Pour réunir tous ces intérêts particuliers, il fallait trouver un tempérament pour les contenter tous ; et l’on convint que l’on ne se déroberait point réciproquement son bien, qu’on n’attenterait point à la vie de ses semblables, et qu’on se prêterait mutuellement à tout ce qui pourrait contribuer au bien commun.

 

          Il y a des mortels heureux, de ces âmes bien nées qui aiment la vertu pour l’amour d’elle-même ; leur cœur est sensible au plaisir qu’il y a de bien faire. Il vous importe peu de savoir que l’intérêt ou le bien de la société demande que vous soyez vertueux. Le Créateur vous a heureusement formé de façon que votre cœur n’est point accessible aux vices ; et ce Créateur se sert de vous comme d’un organe, comme d’un instrument, comme d’un ministre, pour rendre la vertu plus respectable et plus aimable au genre humain. Vous avez voué votre plume à la vertu, et il faut avouer que c’est le plus grand présent qui lui ait jamais été fait. Les temples que les Romains lui consacrèrent sous divers titres servaient à l’honorer, mais vous lui faites des disciples. Vous travaillez à lui former des sujets, et donnez un exemple, par votre vie, de ce que l’humanité a de plus louable.

 

          J’attends la Philosophie de Newton et l’Histoire de Louis XIV, qui, avec Césarion, me viendront le 16 de janvier. La goutte, la fièvre et l’amour ont empêché mon petit ambassadeur de me joindre plus tôt. Il ne faut qu’un de ces maux pour déranger furieusement la liberté de notre volonté. Je ne manquerais pas de vous dire mon sentiment, avec toute la franchise possible, sur les ouvrages que vous avez bien voulu m’envoyer : c’est la marque la plus manifeste que je puisse vous donner de l’estime que j’ai pour vous. Si je vous expose mes doutes, ce n’est point par arrogance, ce n’est point non plus que j’aie une haute opinion de mon habileté, mais c’est pour découvrir la vérité. Mes doutes sont des interrogations, afin d’être plus foncièrement instruit, et pour éviter tous les obstacles qui pourraient se rencontrer dans une matière aussi épineuse qu’est celle de la métaphysique.

 

          Ce sont là les raisons qui m’obligent à ne vous jamais déguiser mes sentiments. Il serait à souhaiter que tout commerce pût être un trafic de vérité ; mais combien y a-t-il d’hommes capables de l’écouter ? Une malheureuse présomption, une pernicieuse idée d’infaillibilité, une funeste habitude de voir tout plier devant eux, les en éloignent. Ils ne sauraient souffrir que l’écho de leurs pensées, et ils poussent la tyrannie jusqu’à vouloir gouverner aussi despotiquement sur les pensées et sur les opinions, que les Russes peuvent gouverner une troupe de serviles esclaves (2). Il n’y a que la seule vertu qui soit digne d’entendre la vérité. Puisque le monde aime l’erreur, et qu’il veut se tromper, il faut l’abandonner à son mauvais destin ; et c’est, selon moi, l’hommage le plus flatteur qu’on puisse rendre à quelqu’un, que de lui découvrir sans crainte le fond de ses pensées. En un mot, oser contredire un auteur, c’est rendre un hommage tacite à sa modération, à sa justice, et à sa raison.

 

          Vous me faîtes naître des espérances charmantes. Il ne vous suffit pas de m’instruire des matières les plus profondes, vous pensez encore à ma récréation. Que ne vous devrai-je pas ! Il est sûr que le ciel me devait, pour mon bonheur, un homme de votre mérite. Vous seul m’en valez des milliers.

 

          Vous avez reçu à présent une bonne quantité de mes vers, que j’ai fait partir à la fin de novembre pour Cirey. J’aime la poésie à la passion ; mais j’ai trop d’obstacles à vaincre pour faire quelque chose de passable. Je suis étranger, je n’ai point l’imagination assez vive, et toutes les bonnes choses ont été dites avant moi. Pour à présent, il en est de moi comme des vignes, qui se ressentent toujours du terroir où elles sont plantées. Il semble que celui de Remusberg est assez propre pour les vers, mais que celui-ci (3) ne produit tout au plus que de la prose.

 

          Vous voudrez bien assurer l’incomparable Emilie de toute mon estime : elle a désarmé mon courroux par le morceau de votre métaphysique que je viens de recevoir. J’avais regret, je l’avoue, de trouver en elle la moindre bagatelle qui pût approcher de l’imperfection. La voilà à présent comme je désirais qu’elle fût.

 

          Il serait superflu de vous répéter les assurances de mon estime et de mon amitié. Je me flatte que vous en êtes convaincu, ainsi que de tous les sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez la lettre de Voltaire, du mois d’Octobre. (G.A.)

2 – M. Clogenson fait remarquer que Frédéric, devenu roi, eut ce despotisme à l’égard de Voltaire lui-même, lorsque celui-ci vécut à Potsdam. (G.A.)

3 – Celui de Berlin, où il était revenu passer l’hiver. (G.A.)

 

 

 

 

 

37. – DU PRINCE ROYAL.

 

A Berlin,  le 14 Janvier 1738.

 

          Monsieur, vous me faites la plus jolie galanterie du monde. Je reçois un paquet sous mon adresse ; je reconnais les cachets, j’ouvre, et je trouve Mérope. Je lis, je suis charmé, j’admire, et je suis obligé d’augmenter la reconnaissance que je vous dois, et que je ne croyais plus susceptible d’accroissement. Mérope est une des plus belles tragédies qu’on ait faites ; l’économie de la pièce est menée avec adresse ; la terreur croît de scène en scène ; et la tendresse maternelle, substituée à l’amour doucereux m’a charmé. J’avoue que la voix de la nature me paraît infiniment plus pathétique que celle d’une passion frivole. Les vers sont pleins de noblesse, les sentiments expliqués avec dignité : enfin la conduite de la pièce, l’expression des mœurs, la vraisemblance, le dénouement, tout y est aussi heureusement amené qu’on peut le désirer. Il n’y a que vous au monde qui puissiez faire une pièce aussi parfaite que Mérope. J’en suis charmé, j’en suis extasié, et je ne finirais point si ce n’était pour épargner votre modestie.

 

          Si je ne puis vous payer avec une même monnaie, je ne veux pas cependant ne vous point témoigner ma reconnaissance. Je vous prie, conservez la bague que je vous envoie comme un monument du plaisir que votre incomparable tragédie m’a causé. Si vous n’aviez jamais fait que Mérope, cette pièce suffirait seule pour faire passer votre nom jusqu’aux siècles les plus reculés : vos ouvrages suffiraient pour immortaliser vingt grands hommes, dont aucun ne manquerait de gloire.

 

          Vous m’avez obligé sensiblement par les attentions que vous me témoignez en toutes les occasions qui se présentent. Je reste toujours en arrière avec vous, et je m’impatiente de ne pouvoir pas vous témoigner toute l’étendue des sentiments pleins d’estime avec lesquels je suis votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.

 

          N’oubliez pas de faire mille amitiés de ma part à l’incomparable Emilie. Césarion (1) n’est pas encore arrivé ; il faut avouer que l’amour est un grand maître.

 

 

1 – Le baron de Kaiserling. (G.A.)

 

 

 

 

 

38. – DE VOLTAIRE.

 

Janvier 1738.

 

          Monseigneur, je reçois à la fois les plus agréables étrennes qu’on ait jamais reçues : deux bons gros paquets de votre altesse royale, l’un venant par la voie de M. Thieriot, l’autre par celle de M. Ploetz, capitaine dans votre régiment, qui m’adresse son paquet de Lunéville. C’est par ce même M. Ploetz que j’ai l’honneur de faire réponse à votre altesse royale, le même jour, ou plutôt la même nuit, car j’ai passé une bonne partie de cette nuit à lire vos vers, que ces deux paquets contiennent, et la prose très instructive sur la Russie.

 

          Soyez bien sûr, monseigneur, que vos vers font grand tort à cette prose, et que nous aimons mieux quatre rimes signées Fédéric, que tout le détail de l’empire des Russes, que l’Histoire universelle. Ce n’est pas parce  que ces vers louent Emilie et moi, ce n’est pas par l’honneur qu’ont ces vers français d’être de la façon d’un héritier d’une couronne d’Allemagne ; la vérité est qu’il y en a réellement beaucoup de très jolis, de très bien faits, et du meilleur ton du monde. Madame du Châtelet qui, jusqu’à présent, n’a été que philosophe, va devenir poète pour vous répondre (1). Pour moi, je suis si plein de vos présents, monseigneur, que je ne sais de quoi vous parler d’abord. Nous n’avons pu encore lire le tout que très rapidement ; mais au premier coup d’œil nous avons donné la préférence à la petite pièce en vers de huit syllabes (2), qui est un parallèle de votre vie retirée et libre avec celle qu’il faudra malheureusement que vous meniez un jour.

 

          Je suis persuadé d’une chose ; dites-moi si je me trompe : c’est que cet ouvrage vous a moins coûté que les autres. Il respire la facilité de génie, l’aisance, les grâces : il me paraît de plus, que c’est de tous les styles celui qui convient peut-être le mieux à un prince tel que vous, parce qu’il est plein de cette liberté et de ces agréments que vous répandez dans la société qui a l’honneur de vous entourer. Ce style ne sent point le travail d’un homme trop occupé de la poésie. Les autres ouvrages ont leur prix : j’aurai l’honneur de vous en parler dans ma première lettre ; mais celui-ci sera le saint du jour. Il n’y a que très peu de fautes qui ont échappé à la vivacité du royal écrivain, et qui sont les fautes des doigts et non de l’esprit. Par exemple :

 

J’ause profiter de la vie,

Sans craindre les très de l’envie,

 

          Votre main rapide a mis là j’ause pour j’ose, et très pour traits, matein, pour matin, etc. Vous faites amitié de quatre syllabes, ce mot n’est que de trois ; vous faites carrière de trois syllabes, ce mot n’en a que deux. Voilà des observations telles qu’en ferait le portier de l’Académie française ; mais, monseigneur, c’est que je n’en ai guère d’autres à vous faire. Je raccommode une boucle à vos souliers, tandis que les Grâces vous donnent votre chemise et vous habillent.

 

          Ce qui me fait encore, du moins jusqu’à présent, donner la préférence à cet ouvrage, c’est qu’il est la peinture naïve de la vie que vous menez. Il me semble que je suis de la cour de votre altesse royale, que j’ai le bonheur de l’entendre et de lui exposer mes doutes sur les sciences qu’elle cultive : d’ailleurs Cirey est la petite image de Remusberg ; mon héroïne vit comme mon héros. J’allais vous parler, monseigneur, de l’épître que votre altesse royale lui adresse ; mais je ferais trop de tort à tous deux de parler pour elle.

 

Digne de vous parler, digne de vous entendre,

Seule elle peut répondre à vos charmants écrits ;

Et c’est à cette Thalestris

D’entretenir cet Alexandre.

 

          Que j’aurais encore de remerciements à faire à votre altesse royale sur la lettre à M. Duhan, à M. Pesne (3) ! Je n’ose à peine parler des vers que vous daignez m’adresser. Quelle récompense pour moi, monseigneur, quel encouragement pour mériter, si je peux, vos bontés ! Laissez-moi, s’il vous plaît, me recueillir un peu ; ma tête est ivre. J’aurai l’honneur de vous parler de tout cela quand je serai de sang-froid.

 

          Pour me désenivrer, je viens vite à la prose, aux éclaircissements sur la Russie, que vous avez daigné faire parvenir jusqu’à moi, et dont j’étais extrêmement en peine.

 

          Ils ont l’air d’être écrits par un homme bien au fait, et qui connaît bien l’intérieur du pays. Je ne suis point étonné de voir dans le czar Pierre 1er les contrastes qui déshonorent ses grandes qualités ; mais tout ce que je peux dire pour excuser ce prince, c’est qu’il les sentait. Un bourgmestre d’Amsterdam le louait un jour de ce qu’il voulait réformer sa nation : « J’y aurai beaucoup de peine, répondit le czar ; mais j’ai un plus grand ouvrage à entreprendre. Eh ! Quel est-il ? dit le Hollandais. C’est de me réformer moi-même, » reprit le czar. Je conviens, monseigneur, que c’était un barbare ; mais enfin c’est un barbare qui a créé des hommes ; c’est un barbare qui a quitté son empire pour apprendre à régner ; c’est un barbare qui a lutté contre l’éducation et contre la nature. Il a fondé des villes, il a joint des mers par des canaux ; il a fait connaître la marine à un peuple qui n’en avait pas d’idée ; il a voulu même introduire la société chez des hommes insociables.

 

          Il avait de grands défauts, sans doute ; mais n’étaient-ils pas couverts par cet esprit créateur, par cette foule de projets tous imaginés pour la grandeur de son pays, et dont plusieurs ont été exécutés ? N’a-t-il pas établi les arts ? N’a-t-il pas enfin diminué le nombre des moines ? Votre altesse royale a grande raison de détester ses vices et sa férocité ; vous haïssez dans Alexandre, dont vous me parlez, le meurtrier de Clitus ; mais n’admirez-vous pas le vengeur de la Grèce, le vainqueur de Darius, le fondateur d’Alexandrie ? Ne songez-vous pas qu’il vengeait les Grecs de l’insolent orgueil des Perses, qu’il fondait des villes qui sont devenues le centre du commerce du monde, qu’il aimait les arts, qu’il était le plus généreux des hommes ? Le czar, dites-vous, monseigneur, n’avait pas la valeur de Charles XII ; cela est vrai : mais enfin ce czar, né avec peu de valeur, a donné des batailles, a vu bien du monde tué à ses côtés, a vaincu en personne le plus brave homme de la terre. J’aime un poltron qui gagne des batailles.

 

          Je ne dissimulerai pas ses fautes, mais j’élèverai le plus haut que je pourrai, non seulement ce qu’il a fait de grand et de beau, mais ce qu’il a voulu faire. Je voudrais qu’on eût jeté au fond de la mer toutes les histoires qui ne nous retracent que les vices et les fureurs des rois : à quoi servent ces registres de crimes et d’horreurs, qu’à encourager quelquefois un prince faible à des excès dont il aurait honte, s’il n’en voyait des exemples ? La fraude et le poison coûteront-ils beaucoup à un pape, quand il lira qu’Alexandre VI s’est soutenu par les fourberies, et a empoisonné ses ennemis ?

 

          Plût à Dieu que nous ne connussions des princes que le bien qu’ils ont fait ! L’univers serait heureusement trompé, et peut-être nul prince n’oserait donner l’exemple d’être méchant et tyrannique (4).

 

          Je serai probablement obligé de parler de l’impératrice Marthe, nommée depuis Catherine, et du malheureux fils de ce féroce législateur. Oserai-je supplier votre altesse royale de me procurer quelque connaissance sur la vie de cette femme singulière, sur les mœurs et sur le genre de mort du czarovitz ? J’ai bien peur que cette mort ne ternisse la gloire du czar. J’ignore si la nature a défait un grand homme d’un fils qui ne l’eût pas imité, ou si le père s’est souillé d’un crime horrible.

 

Infelix, utcumque ferent ea fata nepotes !

 

          Votre altesse royale aura-t-elle la bonté de joindre ces éclaircissements à ceux dont elle m’a déjà honoré ? Votre destin est de me protéger et de m’instruire, etc..

 

 

1 – Voyez la lettre de Frédéric du 10 Novembre 1737. (G.A.)

2 – Epître sur la Retraite. (G.A.)

3 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)

4 – Voilà une singulière opinion. C’est l’auteur du Siècle de Louis XIV qui parle ici. On trouvera dans la lettre de Frédéric, du 4 février, une excellente réponse contradictoire. (G.A.)

 

 

 

 

 

39. – DE VOLTAIRE.

 

Janvier 1738.

 

          Monseigneur, votre altesse royale a dû recevoir une réponse de madame la marquise du Châtelet, par la voie de M. Ploetz ; mais comme M. Ploetz nous accuse ni la réception de cette lettre, ni celle d’un assez gros paquet que je lui avais adressé huit jours auparavant pour votre altesse royale, je prends la liberté d’écrire cette fois par la voie de M. Thieriot.

 

          Je vous avais mandé, monseigneur, que j’avais, du premier coup d’œil, donné la préférence à l’Epître sur la retraite, à cette description aimable du loisir occupé dont vous jouissez ; mais j’ai bien peur aujourd’hui de me rétracter. Je ne trouve aucune faute contre la langue dans l’Epître à Pesne (1), et tout y respire le bon goût. C’est le peintre de la raison qui écrit au peintre ordinaire. Je peux vous assurer, monseigneur, que les six derniers vers, par exemple, sont un chef d’œuvre :

 

Abandonne tes saints entourés de rayons ;

Sur des sujets brillants exerce tes crayons ;

Peins-nous d’Amaryllis les grâces ingénues,

Les nymphes des forêts, les Grâces demi-nues ;

Et souviens-toi toujours que c’est au seul amour

Que ton art si charmant doit son être et le jour.

 

          C’est ainsi que Despréaux les eût faits. Vous allez prendre cela pour une flatterie. Vous êtes tout propre, monseigneur à ignorer ce que vous valez.

 

          L’Epître à M. Duhan (2) est bien digne de vous : elle est d’un esprit sublime et d’un cœur reconnaissant. M. Duhan a élevé apparemment votre altesse royale. Il est bien heureux, et jamais prince n’a donné une telle récompense. Je m’aperçois, en lisant tout ce que vous avez daigné m’envoyer, qu’il n’y a pas une seule pensée fausse. Je vois, de temps en temps, des petits défauts de la langue, impossibles à éviter : car, par exemple, comment auriez-vous deviné que nourricier est de trois syllabes et non pas de quatre ? que ayent est d’une syllabe et non pas de deux ? Ce n’est pas vous qui avez fait notre langue ; mais c’est vous qui pensez :

 

Sapere est et principium et fons. (Hor., de Art. poet.)

 

          Un esprit vrai fait toujours bien ce qu’il fait. Vous daignez vous amuser à faire des vers français et de la musique italienne : vous saisissez le goût de l’un et de l’autre. Vous vous connaissez très bien en peinture ; enfin le goût du vrai vous conduit en tout. Il est impossible que cette grande qualité, qui fait le fond de votre caractère, ne fasse le bonheur de tout un peuple après avoir fait le vôtre. Vous serez sur le trône ce que vous êtes dans votre retraite ; et vous régnerez comme vous pensez et comme vous écrivez. Si votre altesse royale s’écarte un peur de la vérité, ce n’est que dans les éloges dont elle me comble : et cette erreur ne vient que de sa bonté.

 

          L’épître que vous daignez m’adresser, monseigneur, est une bien belle justification de la poésie, et un grand encouragement pour moi. Les cantiques de Moïse, les oracles des païens, tout y est employé à relever l’excellent de cet art ; mais vos vers sont le plus grand éloge qu’on ait fait de la poésie. Il n’est pas bien sûr que Moïse soit l’auteur des deux beaux cantiques, ni que le meurtrier d’Urie, l’amant de Bethsabée, le roi traître aux Philistins et aux Israélites, etc., ait fait ses Psaumes ; mais il est sûr que l’héritier de la monarchie de Prusse fait de très beaux vers français.

 

          Si j’osais éplucher cette épître (et il le faut bien, car je vous dois la vérité), je vous dirais, monseigneur, que trompette ne rime point à tête, parce que tête est long, et que pette est bref, et que la rime est pour l’oreille et non pour les yeux. Défaites, par la même raison, ne rime point avec conquêtes ; quêtes est long, faites est bref. Si quelqu’un voyait mes lettres, il dirait : Voilà un franc pédant qui s’en va parler de brèves et de longues à un prince plein de génie. Mais le prince daigne descendre à tout. Quand ce prince fait la revue de son régiment, il examine le fourniment du soldat. Le grand homme ne néglige rien ; il gagnera des batailles dans l’occasion ; il signera le bonheur de ses sujets, de la même main dont il rime des vérités.

 

          Venons à l’ode : elle est infiniment supérieure à ce qu’elle était ; et je ne saurais revenir de ma surprise qu’on fasse si bien des odes françaises au fond de l’Allemagne. Nous n’avons qu’un exemple d’un Français qui faisait très bien des vers italiens, c’était l’abbé Régnier (3) ; mais il avait été longtemps en Italie ; et vous, mon prince, vous n’avez point vu la France.

 

          Voici encore quelques petites fautes de langage. Je n’eus point reçu l’existence, il faut dire je n’eusse ; et la sagesse avait pourvue, il faut dire pourvu. Jamais un verbe ne prend cette terminaison, que quand son participe est considéré comme adjectif. Voici qui est encore bien pédant ; mais j’en ai déjà demandé pardon, et vous voulez savoir parfaitement une langue à qui vous faites tant d’honneur. Par exemple, on dira la personne que vous avez aimée, parce que aimée est comme un adjectif de la personne. On dira la sagesse dont vôtre âme est pourvue, par la même raison ; mais on doit dire, Dieu a pourvu à former un prince qui, etc.

 

Ta clémence infinie

Dans aucun sens ne se dénie.

 

          Dénie ne peut pas être employé pour dire se dément ; le mot de dénier ne peut être mis que pour nier ou refuser.

 

          Il faut absolument dire : Si tu me condamnes.

 

          Tel qui n’est plus ne peut souffrir.

 

          Tel signifie toujours, en ce sens, un nombre d’hommes qui fait une chose, tandis qu’un autre ne la fait pas ; mais ici c’est une affaire commune à tous les hommes ; il faut mettre : Qui n’est plus ne saurait souffrir, etc.

 

 

1 – Pesne était peintre. Voyez deux vers de cette épître dans une lettre à madame Denis, du 2 Septembre 1751. (G.A.)

2 – Fils de réfugiés, ancien précepteur de Frédéric. (G.A.)

3 – Regnier-Desmarais, mort en 1713. La meilleure de ses œuvres italiennes est la traduction d’Anacréon. (G.A.)

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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