CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 9

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31 – DE VOLTAIRE.

 

Du 24 Octobre.

 

          Monseigneur, l’admiration, le respect, la reconnaissance, souffrez que je dise encore le tendre attachement pour votre altesse royale, ont dicté toutes mes lettres, et ont occupé mon cœur. La douleur la plus vive vient aujourd’hui se mêler à ces sentiments. Voici un extrait de la lettre que je reçois dans le moment d’un homme (1) aussi attaché que moi à votre altesse royale. Cet extrait parlera mieux que tout ce que je pourrais dire (2).

 

          Comme je n’ai aucune connaissance de ce dont il s’agit que par la lettre de M. Thieriot, je ne peux que montrer ici à votre altesse royale l’accablement où je suis. Vous voyez les choses de plus près, monseigneur, et vous seul pouvez savoir ce qu’il convient de faire. Je voudrais bien que l’auteur d’un pareil libelle fût exemplairement puni ; mais probablement le mépris dû à cette infamie aura sauvé le coupable, que d’ailleurs son obscurité et sa bassesse mettent sans doute en sûreté. Peut-être le roi votre père ignore t-il cette sottise ; rarement les injures de la canaille parviennent-elles jusqu’aux oreilles des rois ; et si elles se font entendre, c’est un bourdonnement d’insectes qui est presque toujours négligé, parce qu’il ne peut ni nuire ni choquer. Un coquin obscur peut bien faire une satire punissable ; mais il ne peut offenser un souverain. Quand un misérable est assez fou pour oser faire un libelle contre un roi, ce n’est pas le roi qu’il outrage, c’est uniquement le nom de celui sous lequel il se cache pour donner cours à son libelle. La clémence du roi votre père peut pardonner au satirique ; mais sa justice ne laisserait pas en paix le calomniateur, s’il était connu.

 

          Pour moi, monseigneur, j’avoue que je suis aussi sensiblement affligé que si on m’accusait d’avoir manqué personnellement à votre altesse royale : et n’est-ce pas en effet s’attaquer à votre propre personne, que de manquer de respect au roi ? Peut-être la chose dont je vous parle est inconnue ; peut-être, si elle a été connue, elle a déjà le sort de tout mauvais libelle, d’être oublié bien vite. Mais enfin j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous en avertir.

 

         Je ne songe au reste, monseigneur, dans les moments de relâche que me donne ma mauvaise santé, qu’à me rendre un peu moins indigne de vos bontés, en étudiant de plus en plus des arts que vous protégez, et que vous daignez cultiver vous-même. Je regarde la vie que mène votre altesse royale comme le modèle de la vie privée ; mais, si jamais vous étiez sur le trône, les rois devraient faire alors ce que nous faisons à présent, nous autres particuliers, prendre exemple de vous.

 

          Madame la marquise du Châtelet est aussi sensible à l’honneur de votre souvenir qu’elle en est digne. Son âme pense en tout comme la vôtre. Nous étions faits pour être vos sujets. Je suis persuadé que si vous regardiez bien dans vos titres, vous verriez que le marquisat de Cirey est une ancienne dépendance du Brandebourg : cela est plus sûr que la fondation de Remusberg par Rémus. (3).

 

          Nous sommes toujours incertains si le paquet d’octobre, pour votre altesse royale, et celui pour votre aimable ambassadeur, sont parvenus à votre adresse.

 

          Je suis, avec le plus profond respect, et avec l’attachement le plus inviolable et le plus tendre, etc.

 

 

1 – Thieriot avait envoyé à Voltaire un fragment d’une satire en vers contre Frédéric-Guillaume, intitulée : Lettre de Don Quichotte au chevalier des Cygnes. On l’attribuait à l’ami du prince royal. (G.A.)

2 – Comme la division du prince royal et du roi avait éclaté, il était tout simple que les ennemis de Voltaire l’accusassent, en qualité d’ami du prince royal, de tout ce qu’on écrivait contre le roi, d’autant plus que cette calomnie pouvait nuire au prince comme à Voltaire. (K.)

3 – Voyez la lettre du 7 avril 1737. (G.A.)

 

 

 

 

 

32 - DU PRINCE ROYAL.

 

A Remusberg, ce 10 Novembre 1737.

 

 

          Monsieur, je vous avoue qu’il n’est rien de plus trompeur que de juger des hommes sur leur réputation : l’Histoire du czar, que je vous envoie, m’oblige de me rétracter de ce que la haute opinion que j’avais de ce prince m’avait fait avancer. Il vous paraîtra, dans cette histoire, bien différent de ce qu’il est dans votre imagination ; et c’est, si je peux m’exprimer ainsi, un homme de moins dans le monde réel.

 

          Un concours de circonstances heureuses, des évènements favorables, et l’ignorance des étrangers, ont fait du czar un fantôme héroïque, de la grandeur duquel personne ne s’est avisé de douter. Un sage historien, en partie témoin de sa vie, lève un voile indiscret, et nous fait voir ce prince avec tous les défauts des hommes, et avec peu de vertus. Ce n’est plus cet esprit universel qui conçoit tout, et qui veut tout approfondir ; mais c’est un homme gouverné par des fantaisies assez nouvelles pour donner un certain éclat et pour éblouir : ce n’est plus ce guerrier intrépide qui ne craint et ne connaît aucun péril, mais un prince lâche, timide, et que sa brutalité abandonne dans les dangers. Cruel dans la paix, faible à la guerre, admiré des étrangers, haï de ses sujets ; un homme enfin qui a poussé le despotisme aussi loin qu’un souverain puisse le pousser, et auquel la fortune a tenu lieu de sagesse : d’ailleurs, grand mécanicien, laborieux, industrieux, et prêt à tout sacrifier à sa curiosité.

 

          Tel vous paraîtra, dans ces mémoires, le czar Pierre 1er. Et, quoiqu’on soit obligé de détruire une infinité de préjugés avant que d’avoir le cœur de se le représenter ainsi dépouillé de ses grandes qualités, il est cependant sûr que l’auteur n’avance rien qu’il ne soit pleinement en état de prouver.

 

          On peut conclure de là, qu’on ne saurait être assez sur ses gardes en jugeant les grands hommes. Tel qui a vu Pompée avec des yeux d’admiration dans l’Histoire romaine, le trouve bien différent quand il apprend à la connaître par les Lettres de Cicéron. C’est proprement de la faveur des historiens que dépend la réputation des princes. Quelques apparences de grandes actions ont déterminé les écrivains de ce siècle en faveur du czar, et leur imagination a eu la générosité d’ajouter à son portrait ce qu’ils ont cru qui pouvait y manquer.

 

          Il se peut qu’Alexandre n’ait été qu’un brigand fameux. Quinte-Curce a cependant trouvé le moyen, soit pour abuser de la crédulité des peuples, soit pour étaler l’élégance de son style, de le faire passer, dans l’esprit de tous les siècles, pour un des plus grands hommes que jamais la terre ait portés. Combien d’exemples ne fournissent pas les historiens d’une prédilection marquée pour la gloire de certains princes ! Mais s’ils ont donné des exemples de leur bienveillance, l’histoire nous en fournit aussi de leur haine et de leur noirceur. Rappelez-vous les différents caractères attribués à Julien, surnommé l’Apostat. La haine, la fureur, la rage de vos saints évêques, l’ont défiguré de façon qu’à peine ses traits sont reconnaissables dans les portraits que leur malignité en a faits. Des siècles entiers ont eu ce prince en horreur ; tant le témoignage de ces imposteurs a fait impression sur les esprits ! Enfin, un sage est venu qui, s’apercevant de l’artifice des moines historiens, rend ses vertus à l’empereur Julien, et confond la calomnie des pères de votre Eglise.

 

          Toutes les actions des hommes sont sujettes à des interprétations différentes. On peut répandre du venin sur les bonnes, et donner aux mauvaises un tour qui les rende excusables et même louables ; et c’est la partialité ou l’impartialité de l’historien qui décide le jugement du public et de la postérité.

 

          Je vous remets entre les mains tout ce que j’ai pu amasser de plus curieux sur l’histoire que vous m’avez demandée : ces mémoires contiennent des faits aussi rares qu’inconnus : ce qui fait que je puis me flatter de vous avoir fourni une pièce que vous n’auriez pu avoir sans moi ; et j’aurai le même mérite, relativement à votre ouvrage, que celui qui fournit de bons matériaux à un architecte fameux.

 

          Ayez la bonté de remettre cette Epître à l’incomparable Emilie (1). J’ai consacré ma muse en travaillant pour elle. Je lui demande une critique sévère pour récompense de mes peines ; et si j’ai eu la témérité de m’élever trop haut, ma chute ne peut être que glorieuse, semblable à ces illustres malheureux que leurs sottises ont rendus célèbres. J’ajoute à tout ceci quelques autres enfants de mon loisir, que je vous prierai de corriger avec une exactitude didactique.

 

          Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et répondez-moi par le porteur de cette lettre. Il y a plus d’un mois que je n’ai reçu de lettres de Cirey. N’alarmez pas en vain mon amitié par les craintes où je suis pour votre santé. Dites-moi, du moins : je vis, je respire. Vous me devez ces petits soins plus qu’à personne, puisque peu de personnes peuvent avoir pour vous autant d’estime que j’en ai ; et que, quand même on aurait toute cette estime, on n’aurait pourtant pas toute la reconnaissance avec laquelle je suis, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Cette épître ne figure pas dans les Œuvres de Frédéric. Mais on a la réponse faite par Voltaire au nom d’Emilie. Voyez, l’Epître. (G.A.)

 

 

 

 

 

33 - DU PRINCE ROYAL.

 

A Remusberg, le 19 Novembre.

 

          Monsieur, je n’ai pas été le dernier à m’apercevoir des langueurs (1) de notre correspondance. Il y avait environ deux mois que je n’avais reçu de vos nouvelles, quand je fis partir, il y a huit jours, un gros paquet pour Cirey. L’amitié que j’ai pour vous m’alarmait furieusement. Je m’imaginais, ou que des indispositions vous empêchaient de me répondre, ou quelquefois même j’appréhendais que la délicatesse de votre tempérament n’eût cédé à la violence et à l’acharnement de la maladie. Enfin, j’étais dans la situation d’un avare qui croit ses trésors en un danger évident. Votre lettre (2) vient sur ces entrefaites : elle dissipe non seulement mes craintes, mais encore elle me fait sentir tout le plaisir qu’un commerce comme le vôtre peut produire.

 

          Etre en correspondance, c’est être en trafic de pensées ; mais j’ai cet avantage de notre trafic, que vous me donnez en retour de l’esprit et des vérités. Qui pourrait être assez brute, ou assez peu intéressé, pour ne pas chérir un pareil commerce ? En vérité, monsieur, quand on vous connaît une fois, on ne saurait plus se passer de vous, et votre correspondance m’est devenue comme une des nécessités indispensables de la vie. Vos idées servent de nourriture à mon esprit.

 

          Vous trouverez, dans le paquet que je viens de dépêcher, l’Histoire du czar Pierre 1ER . Celui qui l’a écrite a ignoré absolument à quel usage je la destinais. Il s’est imaginé qu’il n’écrivait que pour ma curiosité ; et de là il s’est cru permis de parler avec toute la liberté possible du gouvernement de l’état de la Russie. Vous trouverez dans cette histoire des vérités qui, dans le siècle où nous sommes, ne se comportent guère avec l’impression. Si je ne me reposais entièrement sur votre prudence, je me verrais obligé de vous avertir que certains faits contenus dans ce manuscrit doivent être retranchés tout à fait, ou du moins traités avec tout le ménagement imaginable ; autrement vous pourriez vous exposer au ressentiment de la cour russienne. On ne manquerait pas de me soupçonner de vous avoir fourni les anecdotes de cette histoire, et ce soupçon retomberait infailliblement sur l’auteur qui les a compilées. Cet ouvrage ne sera pas lu ; mais tout le monde ne se lassera point de vous admirer.

 

         Qu’une vie contemplative est différente de ces vies qui ne sont qu’un tissu continuel d’actions ! Un homme qui ne s’occupe qu’à penser, peut penser bien et s’exprimer mal ; mais un homme d’action, quand il s’exprimerait avec toutes les grâces imaginables, ne doit point agir faiblement. C’est une pareille faiblesse qu’on reprochait au roi d’Angleterre Charles II. On disait de ce prince qu’il ne lui était jamais échappé de parole qui ne fût bien placée, et qu’il n’avait jamais fait d’action qu’on pût nommer louable.

 

          Il arrive souvent que ceux qui déclament le plus contre les actions des autres, font pire qu’eux lorsqu’ils se trouvent dans les mêmes circonstances. J’ai lieu de craindre que cela ne m’arrive un jour, puisqu’il est plus facile de critiquer que de faire, et de donner des préceptes que de les exécuter. Et, après tout, les hommes sont si sujets à se laisser séduire, soit par la présomption, soit par l’éclat de la grandeur, ou soit par l’artifice des méchants , que leur religion peut être surprise, quand même ils auraient les intentions les plus intègres et les plus droites.

 

          L’idée avantageuse que vous vous faites de moi ne serait-elle pas fondée sur celles que mon cher Césarion vous en a données ? En vérité, on est bien heureux d’avoir un pareil ami. Mais souffrez que je vous détrompe, et que je vous fasse en deux mots mon caractère, afin que vous ne vous y mépreniez plus ; à condition toutefois que vous ne m’accuserez pas du défaut qu’avait votre défunt ami Chaulieu, qui parlait toujours de lui-même (3). Fiez-vous sur ce que je vais vous dire.

 

          J’ai peu de mérite et peu de savoir ; mais j’ai beaucoup de bonne volonté, et un fonds inépuisable d’estime et d’amitié pour les personnes d’une vertu distinguée ; et avec cela je suis capable de toute la constance que la vraie amitié exige. J’ai assez de jugement pour vous rendre toute la justice que vous méritez ; mais je n’en ai pas assez pour m’empêcher de faire de mauvais vers. La Henriade et vos magnifiques pièces de poésie m’ont engagé à faire quelque chose de semblable ; mais mon dessein est avorté, et il est juste que je reçoive le correctif de celui d’où m’était venue la séduction.

 

          Rien ne peut égaler la reconnaissance que j’ai de ce que vous vous êtes donné la peine de corriger mon ode. Vous m’obligez sensiblement. Mais comment pourrais-je remettre la main à cette ode, après que vous l’avez rendue parfaite ? Et comment pourrais-je supporter mon bégaiement, après vous avoir entendu articuler avec tant de charmes ?

 

          Si ce n’était abuser de votre amitié, et vous dérober de ces moments que vous employez si utilement pour le bien du public, pourrais-je vous prier de me donner quelques règles pour distinguer les mots qui conviennent aux vers, de ceux qui appartiennent à la prose ? Despréaux ne touche point cette matière dans son Art poétique, et je ne sache pas qu’un autre auteur en ait traité. Vous pourriez, monsieur, mieux que personne, m’instruire d’un art dont vous faites l’honneur, et dont vous pourriez être nommé le père.

 

          L’exemple de l’incomparable Emilie m’anime et m’encourage à l’étude. J’implore le secours des deux divinités de Cirey pour m’aider à surmonter les difficultés qui s’offrent dans mon chemin. Vous êtes mes lares et mes dieux tutélaires, qui présidez dans mon lycée et dans mon académie.

 

La sublime Emilie et le divin Voltaire

Sont de ces présents précieux

Qu’en mille ans, une fois ou deux,

Daignent faire les cieux pour honorer la terre.

 

          Il n’y a que Césarion qui puisse vous avoir communiqué les pièces de ma musique. Je crains fort que des oreilles françaises n’aient guère été flattées par des sons italiques, et qu’un art qui ne touche que les sens puisse plaire à des personnes qui trouvent tant de charmes dans des plaisirs intellectuels. Si cependant il se pouvait que ma musique eût eu votre approbation, je m’engagerais volontiers à chatouiller vos oreilles, pourvu que vous ne vous lassiez pas de m’instruire.

 

          Je vous prie de saluer de ma part la divine Emilie, et de l’assurer de mon admiration. Si les hommes sont estimables de fouler aux pieds les préjugés et les erreurs, les femmes le sont encore davantage, parce qu’elles ont plus de chemin à faire avant que d’en venir là, et qu’il faut qu’elles détruisent plus que nous avant de pouvoir édifier. Que la marquise du Châtelet est louable d’avoir préféré l’amour de la vérité aux illusions des sens, et d’abandonner les plaisirs faux et passagers de ce monde, pour s’adonner entièrement à la recherche de la philosophie la plus sublime !

 

          On ne saurait réfuter M. Wolf plus poliment que vous le faites. Vous rendez justice à ce grand homme, et vous marquez en même temps les endroits faibles de son système ; mais c’est un défaut commun à tout système, d’avoir un côté moins fortifié que le reste. Les ouvrages des hommes se ressentiront toujours de l’humanité ; et ce n’est pas de leur esprit qu’il faut attendre des productions parfaites. En vain les philosophes combattront-ils l’erreur, cette hydre ne se laisse point abattre ; il y paraît toujours de nouvelles têtes à mesure qu’on les a terrassées. En un mot, le système qui contient le moins de contradictions, le moins d’impertinences, et les absurdités les moins grossières, doit être regardé comme le meilleur.

 

          Nous ne saurions exiger, avec justice, que messieurs les métaphysiciens nous donnent une carte exacte de leur empire. On serait bien embarrassé de faire la description d’un pays que l’on n’a jamais vu, dont on n’a aucune nouvelle, et qui est inaccessible. Aussi ces messieurs ne font-ils que ce qu’ils peuvent. Ils nous débitent leurs romans dans l’ordre le plus géométrique qu’ils ont pu imaginer ; et leurs raisonnements, semblables à des toiles d’araignée, sont d’une subtilité presque imperceptible. Si les Descartes, les Locke, les Newton, les Wolf, n’ont pu deviner le mot de l’énigme, il est à croire, et l’on peut même affirmer, que la postérité ne sera pas plus heureuse que nous en ses découvertes.

 

          Vous avez considéré ces systèmes en sage ; vous en avez vu l’insuffisance, et vous y avez ajouté des réflexions très judicieuses. Mais ce trésor que je possédais par procuration est entre les mains d’Emilie (4) : je n’oserais le réclamer, malgré l’envie que j’en ai ; je me contenterai de vous en faire souvenir modestement pour ne pas perdre la valeur de mes droits.

 

          En vérité, monsieur, si la nature a le pouvoir de faire une exception à la règle générale, elle en doit faire une en votre faveur ; et votre âme devrait être immortelle, afin que Dieu pût être le rémunérateur de vos vertus. Le ciel vous a donné des gages d’une prédilection si marquée, qu’en cas d’un avenir, j’ose vous répondre de votre félicité éternelle. Cette lettre-ci vous sera remise par le ministère de M. Thieriot. Je voudrais non seulement que mon esprit eût des ailes pour qu’il pût se rendre à Cirey ; mais je voudrais encore que ce moi matériel, enfin ce véritable moi-même, en eût pour vous assurer de vive voix de l’estime infini avec laquelle je suis, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – C’est à tort que les éditeurs de Kehl ont imprimé « longueurs » (G.A.)

2 – Lettre de Voltaire n° 29 d’Octobre.

3 – Allusion à deux vers de l’Epître à Genonville. (G.A.)

4 – Frédéric veut parler du Traité de métaphysique que madame du Châtelet reprit des mains de Kaiserling à qui Voltaire l’avait livré. (G.A.)

 

 

 

 

 

34 – DU PRINCE ROYAL.

 

A Remusberg, le 6 Décembre.

 

          Monsieur, misérable inconstance humaine ! s’écrierait un orateur, s’il savait la résolution que j’avais prise de ne plus toucher à mon ode, et s’il voyait avec quelle légèreté cette résolution est rompue. J’avoue que je n’ai aucune raison assez forte pour m’excuser : aussi n’est-ce pas pour vous faire mon apologie que je vous écris ; bien loin de là, je vous regarde comme un ami sûr et sincère, auquel je puis faire un libre aveu de toutes mes faiblesses. Vous êtes mon confesseur philosophique ; enfin, j’ai si bonne opinion de votre indulgence, que je ne crains rien en vous confiant mes folies. En voici un bon nombre : une épître qui vous fera suer, vu la peine qu’elle m’a donnée ; un petit conte assez libre, qui vous donnera mauvaise idée de ma catholicité, et encore plus de mes hérétiques ébats ; et enfin cette ode à laquelle vous avez touché, et que j’ai eu la hardiesse de refondre. Encore un coup, souvenez-vous, monsieur, que je ne vous envoie ces pièces que pour les soumettre à votre critique, et non pour gueuser vos suffrages : je sens tout le ridicule qu’il y aurait à moi de vouloir entrer en lice avec vous, et je comprends très bien que si quelque Paphlagonien s’était avisé d’envoyer des vers latins à Virgile pour le défier au combat, Virgile, au lieu de lui répondre, n’aurait pu mieux faire que de conseiller à ses parents de l’enfermer aux Petites-Maisons, au cas qu’il y en eût en Paphlagonie. Enfin, je ne vous demande que de la critique et une sévérité inflexible. Je suis à présent dans l’attente de vos lettres ; je m’en promets tous les jours de poste ; vers l’heure qu’elles arrivent tous mes domestiques sont en campagne pour m’apporter mon paquet ; bientôt l’impatience me prend moi-même, je cours à la fenêtre ; et ensuite, fatigué de ne rien voir venir, je me remets à mes occupations ordinaires. Si j’entends du bruit dans l’antichambre, m’y voilà : Eh bien ! Qu’est-ce ? Qu’on me donne mes lettres ; point de nouvelles ? Mon imagination devance de beaucoup le courrier. Enfin, après que ce train a continé pendant quelques heures, voilà mes lettres qui arrivent : moi à les décacheter ; je cherche votre écriture (souvent vainement), et lorsque je l’aperçois, mon empressement m’empêche d’ouvrir le cachet ; je lis, mais si vite, que je suis obligé d’en revenir quelquefois jusqu’à la troisième lecture, avant que mes esprits calmés me permettent de comprendre ce que j’ai lu, et il arrive même que je n’y réussis que le lendemain. Les hommes font entrer un concours de certaines idées dans la composition de cet être qu’ils nomment le bonheur : s’ils ne possèdent qu’imparfaitement ou que quelques parties de cet être idéal, ils éclatent en plaintes amères et souvent en reproches contre l’injustice du ciel, qui leur refuse ce que leur imagination leur adjuge si libéralement : c’est un sentiment qui se manifeste en moi. Vos lettres me causent tant de plaisir, lorsque j’en reçois, que je puis les ranger à juste titre sous ce qui contribue à mon bonheur. Vous jugerez facilement de là que n’en point recevoir doit être un malheur, et qu’en ce cas, c’est vous seul qui le causez ; je m’en prends quelquefois à Dubreuil-Tronchin, quelquefois à la distance des lieux, et souvent même j’ose en accuser jusqu’à Emilie ; mais ne craignez pas que je veuille vous être charge, et que, malgré le plaisir que je trouve à m’entretenir avec vous, mon importune amitié veuille vous contraindre ; bien loin de là, je connais trop le prix de la liberté pour la vouloir ravir à des personnes qui me sont chères. Je ne vous demande que quelques signes de vie, quelques marques de souvenir, un peu d’amitié, beaucoup de sincérité, et une ferme persuasion de la parfaite estime avec laquelle je suis, etc.

 

 

 

 

 

35. – DE VOLTAIRE.

 

A Cirey, le 20 Décembre.

 

          Monseigneur, j’ai reçu, le 12 du présent mois, la lettre de votre altesse royale, du 19 novembre. Vous daignez m’avertir, par cette lettre, que vous avez eu la bonté de m’adresser un paquet contenant des mémoires sur le gouvernement du czar Pierre 1er, et en même temps vous m’avertissez, avec votre prudence ordinaire, de l’usage retenu que j’en dois faire. L’unique usage que j’en ferai, monseigneur, sera d’envoyer à votre altesse royale l’ouvrage rédigé selon vos intentions, et il ne paraîtra qu’après que vous y aurez mis le sceau de votre approbation. C’est ainsi que je veux en user pour tout ce qui pourra partir de moi ; et c’est dans cette vue que je prends la liberté de vous envoyer aujourd’hui par la route de Paris, sous le couvert de M. Bork, une tragédie (1) que je viens d’achever, et que je soumets à vos lumières. Je souhaite que mon paquet parvienne en vos mains plus promptement que le vôtre me parviendra.

 

          Votre altesse royale mande que le paquet contenant le mémoire du czar, et d’autres choses beaucoup plus précieuses pour moi, est parti le 10 Novembre. Voilà plus de six semaines écoulées, et je n’en ai pas encore de nouvelles. Daignez, monseigneur, ajouter à vos bontés celle de m’instruire de la voie que vous avez choisie, et la recommander à ceux à qui vous l’avez confié. Quand votre altesse royale daignera m’honorer de ses lettres, de ses ordres, et me parler avec cette bonté pleine de confiance qui me charme, je crois qu’elle ne peut mieux faire que d’envoyer les lettres à M. Pidol, maître des postes à Trèves ; la seule précaution est de les affranchir jusqu’à Trèves, et sous le couvert de ce Pidol serait l’adresse à d’Artigny, à Bar-le-Duc. A l’égard des paquets que votre altesse royale pourrait me faire tenir, peut-être la voie de Paris, l’adresse et l’entremise de Thieriot, seraient plus commodes.

 

          Ne vous lassez point, monseigneur, d’enrichir Cirey de vos présents. Les oreilles de madame du Châtelet sont de tous pays, aussi bien que votre âme et la sienne. Elle se connaît très bien en musique italienne ; ce n’est pas qu’en général elle aime la musique de prince. Feu M. le duc d’Orléans fit un opéra détestable, nommé Panthée . Mais, monseigneur, vous n’êtes pour nous ni prince ni roi ; vous êtes un grand homme.

 

          On dit que votre altesse royale a envoyé des vers charmants à madame de La Popelinière (2). Savez-vous bien, monseigneur, que vous êtes adoré en France ? On vous y regarde comme le jeune Salomon du Nord. Encore une fois, c’est bien dommage pour nous que vous soyez né pour régner ailleurs. Un million ou moins de rente, un joli palais dans un climat tempéré, des amis au lieu de sujets, vivre entouré des arts et des plaisirs, ne devoir le respect et l’admiration des hommes qu’à soi-même, cela vaudrait peut-être un royaume ; mais votre devoir est de rendre un jour les Prussiens heureux. Ah ! Qu’on leur porte envie !

 

          Vous m’ordonnez, monseigneur, de vous présenter quelques règles pour discerner les mots de la langue française qui appartiennent à la prose, de ceux qui sont consacrés à la poésie. Il serait à souhaiter qu’il y eût sur cela des règles ; mais à peine en avons-nous pour notre langue. Il me semble que les langues s’établissent comme les lois : de nouveaux besoins, dont on ne s’est aperçu que petit à petit, ont donné naissance à bien des lois qui paraissent se contredire. Il semble que les hommes aient voulu se conduire et parler au hasard. Cependant, pour mettre quelque ordre dans cette matière, je distinguerai les idées, les tours, et les mots poétiques.

 

          Une idée poétique, c’est, comme le sait votre altesse royale, une image brillante substituée à l’idée naturelle de la chose dont on veut parler ; par exemple, je dirai en prose : Il y a dans le monde un jeune prince vertueux et plein de talents, qui déteste l’envie et le fanatisme. Je dirai en vers :

 

O Minerve ! ô divine Astrée !

Par vous sa jeunesse inspirée

Suivit les arts et les vertus :

L’envie au cœur faux, à l’œil louche,

Et le fanatisme farouche

Sous ses pieds tombent abattus.

 

          Un tour poétique, c’est une inversion que la prose n’admet point. Je ne dirai point en prose : D’un maître efféminé corrupteurs politiques (3) ; mais corrupteurs politiques d’un prince efféminé. Je ne dirai point :

 

Tel, et moins généreux, aux rivages d’Epire,

Lorsque de l’univers il disputait l’empire,

Confiant sur les eaux, aux aquilons mutins,

Le destin de la terre et celui des Romains,

Défiant à la fois et Pompée et Neptune,

César à la tempête opposait sa fortune (4)

 

          Ce César, à la sixième ligne, est un tour purement poétique, et en prose, je commencerais par César.

 

          Les mots uniquement réservés pour la poésie, j’entends la poésie noble, sont en petit nombre ; par exemple, on ne dira pas en prose coursiers pour chevaux, diadème pour couronne, empire de France pour royaume de France, char pour carrosse, forfaits pour crimes, exploits pour actions, l’empyrée pour le ciel, les airs pour l’air, fastes pour registres, naguère pour depuis peu, etc.

 

          A l’égard du style familier, ce sont à peu près les mêmes termes qu’on emploie en prose et en vers. Mais j’oserai dire que je n’aime point cette liberté qu’on se donne souvent, de mêler dans un ouvrage qui doit être uniforme, dans une épître, dans une satire, non seulement les styles différents, mais encore les langues différentes ; par exemple, celle de Marot et celle de nos jours (4). Cette bigarrure me déplaît autant que ferait un tableau où l’on mêlerait des figures de Callot et les charges de Téniers, avec des figures de Raphaël. Il me semble que ce mélange gâte la langue, et n’est propre qu’à jeter tous les étrangers dans l’erreur.

 

          D’ailleurs, monseigneur, l’usage et la lecture des bons auteurs en a beaucoup plus appris à votre altesse royale, que mes réflexions ne pourraient lui en dire.

 

          Quant à la Métaphysique de M. Wolf, il me paraît presque en tout dans les principes de Leibnitz. Je les regarde tous deux comme de très grands philosophes ; mais ils étaient des hommes, donc ils étaient sujets à se tromper. Tel qui remarque leurs fautes, est bien loin de les valoir : car un soldat peut très bien critiquer son général, sans pour cela être capable de commander un bataillon.

 

          Vous me charmez, monseigneur, par la défiance où vous êtes de vous-même, autant que par vos grands talents. Madame la marquise du Châtelet, pénétrée d’admiration pour votre personne, mêle ses respects aux miens. C’est avec ces sentiments, et ceux de la plus respectueuse et tendre reconnaissance, que je suis pour toute ma vie, etc.

 

 

1 – Mérope. (G.A.)

2 – Le fermier-général de ce nom venait d’épouser sa maîtresse, mademoiselle Deshayes, actrice et femme-auteur. (G.A.)

3 – Idem. (G.A.)

4 – C’était là le procédé de Jean-Baptiste Rousseau. (G.A.)

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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