CORRESPONDANCE : Année 1724/25 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

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à M. Thieriot.

Octobre 1724.

 

 

          Mon amitié, moins prudente peut-être que vous ne dites, mais plus tendre que vous ne pensez, m’engagea, il y a plus de quinze jours, à vous proposer à M. de Richelieu pour secrétaire dans son ambassade. Je vous en écrivis sur-le-champ, et vous me répondîtes, avec assez de sécheresse, que vous n’étiez pas fait pour être domestique de grand seigneur. Sur cette réponse je ne songeais plus à vous faire une fortune si honteuse, et je ne m’occupai plus que du plaisir de vous voir à Paris, le peu de temps que j’y serai cette année. Je jetai en même temps les yeux d’un autre côté pour le choix d’un secrétaire dans l’ambassade de M. le duc de Richelieu. Plusieurs personnes se sont présentées ; l’abbé Desfontaines, l’abbé Mac-Carthy (1), enviaient ce poste ; mais ni l’un ni l’autre ne convenaient, pour des raisons qu’ils ont senties eux-mêmes. L’abbé Desfontaines me présenta M. Davou, son ami, pour cette place : il me répondit de sa probité. Davou me parut avoir de l’esprit. Je lui promis la place de la part de M. de Richelieu, qui m’avait laissé la carte blanche, et je dis à M. de Richelieu que vous aviez trop de défiance de vous-même et trop peu de connaissance des affaires pour oser vous charger de cet emploi. Alors je vous écrivis une assez longue lettre dans laquelle je voulais me justifier auprès de vous de la proposition que vous aviez trouvée si ridicule, et dans laquelle je vous faisais sentir les avantages que vous méprisiez. Aujourd’hui je suis bien étonné de recevoir de vous une lettre par laquelle vous acceptez ce que vous aviez refusé, et me reprochez de m’être mal expliqué. Je vais donc tâcher de m’expliquer mieux, et vous rendre un compte exact des fonctions de l’emploi que je voulais sottement vous donner, des espérances que vous y pouviez avoir, et de mes démarches depuis votre dernière lettre. Il n’y a point de secrétaire d’ambassade en Chef. Monsieur l’ambassadeur n’a, pour l’aider dans son ministère, que l’abbé de Saint-Remi, qui est un bœuf, et sur lequel il ne compte nullement ; un nommé Guiri, qui n’est qu’un valet, et un nommé Bussi, qui n’est qu’un petit garçon. Un homme d’esprit, qui serait le quatrième secrétaire, aurait sans doute toute la confiance et tout le secret de l’ambassadeur.

 

          Si l’homme qu’on demande veut des appointements, il en aura ; s’il n’en veut point, il aura mieux, et il en sera plus considéré ; s’il est habile et sage, il se rendra aisément le maître des affaires sous un ambassadeur jeune, amoureux de son plaisir, inappliqué, et qui se dégoûtera aisément d’un travail journalier. Pour peu que l’ambassadeur fasse un voyage à la cour de France, ce secrétaire restera sûrement chargé des affaires ; en un mot, s’il plaît à l’ambassadeur, et s’il a du mérite, sa fortune est assurée.

 

          Son pis aller sera d’avoir fait un voyage dans lequel il se sera instruit, et dont il reviendra avec de l’argent et de la considération. Voilà quel est le poste que je vous destinais, ne pouvant pas vous croire assez insensé pour refuser ce qui fait l’objet de l’ambition de tant de personnes, et ce que je prendrais pour moi de tout mon cœur.

 

          La première de vos lettres qui m’apprit cet étrange refus me donna une vraie douleur ; la seconde, dans laquelle vous me dites que vous êtes prêt d’accepter, m’a mis dans un embarras très grand ; car j’avais déjà proposé M. Davou. Voici de quelle manière je me suis conduit. J’ai détaché de votre lettre deux pages qui sont écrites avec beaucoup d’esprit ; j’ai pris la liberté d’y rayer quelques lignes, et je les ai lues ce matin à M. le duc de Richelieu, qui est venu chez moi : il a été charmé de votre style, qui est net et simple, et encore plus de la défiance où vous êtes de vous-même, d’autant plus estimable qu’elle est moins fondée. J’ai saisi ce moment pour lui faire sentir de quelle ressource et de quel agrément vous seriez pour lui à Vienne. Je lui ai inspiré un désir très vif de vous avoir auprès de lui. Il m’a promis de vous considérer comme vous le méritez, et de faire votre fortune, bien sûr qu’il fera pour moi tout ce qu’il fera pour vous. Il est aussi dans la résolution de prendre M. Davou. Je ne sais si ce sera un rival ou un ami que vous aurez. Mandez-moi si vous le connaissez. Je voudrais bien que vous ne partageassiez avec personne la confiance que M. de Richelieu vous destine ; mais je voudrais bien aussi ne point manquer à ma parole.

 

          Voilà l’état où sont les choses. Si vous pensez à vos intérêts autant que moi, si vous êtes sage, si vous sentez la conséquence de la situation où vous êtes ; en un mot, si vous allez à Vienne, il faut revenir au plus tôt à Paris, et vous mettre au fait des traités de paix. M. le duc de Richelieu m’a chargé de vous dire qu’il n’était pas plus instruit des affaires que vous, quand il fut nommé ambassadeur ; et je vous réponds qu’en un mois de temps vous en saurez plus que lui. Il est d’ailleurs très important que vous soyez ici quand M. l’ambassadeur aura ses instructions, de peur que les communiquant à un autre, il ne s’accoutume à porter ailleurs la confiance que je veux qu’il vous donne tout entière. Tout dépend des commencements. Il faut, outre cela, que vous mettiez ordre à vos affaires ; et, si vos intérêts ne passaient pas toujours devant les miens, j’ajouterais que je veux passer quelque temps avec vous, puisque je serai huit mois entiers sans vous voir. Je vous conseille ou de vendre le manuscrit de l’abbé de Chaulieu, ou d’abandonner ce projet. Vous savez que les petites affaires sont des victimes qu’il faut toujours sacrifier aux grandes vues.

 

          Enfin c’est à vous à décider. J’ai fait pour vous ce que je ferais pour mon frère, pour mon fils, pour moi-même. Vous m’êtes aussi cher que tout cela. Le chemin de la fortune vous est ouvert ; votre pis aller sera de revenir partager mon appartement, ma fortune, et mon cœur.

 

          Tout vous est bien clairement expliqué ; c’est à vous à prendre votre parti. Voilà le dernier mot que je vous en dirai.

 

 

1 – Tous deux furent ingrats envers Voltaire. Voyez sur l’Irlandais Mac-Carthy, la lettre du 2 Décembre 1734 à Berger. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot.

Octobre.

 

 

          Vous m’avez causé un peu d’embarras par vos irrésolutions. Vous m’avez fait donner deux ou trois paroles différentes à M. de Richelieu, qui a cru que je l’ai voulu jouer. Je vous pardonne tout cela de bon cœur, puisque vous demeurez avec nous. Je faisais trop de violence à mes sentiments, lorsque je voulais m’arracher de vous pour faire votre fortune. Votre bonheur m’aurait coûté le mien ; mais je m’y étais résolu malgré moi, parce que je penserai toute ma vie qu’il faut s’oublier soit-même pour songer aux intérêts de ses amis. Si le même principe d’amitié, qui me forçait à vous faire aller à Vienne, vous empêche d’y aller, et si, avec cela, vous êtes content de votre destinée, je suis assez heureux, et je n’ai plus rien à désirer que de la santé. On me fait espérer qu’après l’anniversaire de ma petite-vérole, je me porterai bien ; mais, en attendant, je suis plus mal que je n’ai jamais été. Il m’est impossible de sortir de Paris dans l’état où je suis. Je passe ma vie dans mon petit appartement ; j’y suis presque toujours seul ; j’y adoucis mes maux par un travail qui m’amuse sans me fatiguer, et par la patience avec laquelle je souffre. Je fis l’effort, ces jours passés, d’aller à la comédie du Passé, du Présent, et de l’Avenir (1) ; c’est Legrand qui en est l’auteur. Cela ne vaut pas le diable ; mais cela réussira, parce qu’il y a des danses et des petits enfants. Jamais la comédie n’a été si à la mode. Le public se divertit autant de la petite troupe qui est restée à Paris, que le roi s’ennuie de la grande qui est à Fontainebleau.

 

          Dites un peu à madame de Bernières qu’elle devrait bien m’écrire. Je sais qu’on peut se lasser à la fin d’avoir un ami comme moi, qu’il faut toujours consoler. On se dégoûte insensiblement des malheureux. Je ne serai donc point surpris quand, à la longue, l’amitié de madame de Bernières s’affaiblira pour moi ; mais dites-lui que je lui suis plus attaché qu’un homme plus sain que moi ne le peut être, et que je lui promets pour cet hiver de la santé et de la gaieté.

 

          Il n’y a nulles nouvelles ici ; mais à la Saint-Martin je crois qu’on saura de mes nouvelles dans Paris.

 

 

1 – Le Triomphe du Temps, comédie en trois actes. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la présidente de Bernières.

De Paris, Novembre.

 

 

          Je viens de recevoir votre lettre dans le temps que je me plaignais à Thieriot de votre silence. Il faut que vous aimiez bien à faire des reproches, pour me gronder d’avoir été rendre une visite à une pauvre mourante (1), qui m’en avait fait prier par ses parents. Vous êtes une mauvaise chrétienne de ne pas vouloir que les gens se raccommodent à l’agonie. Je vous assure qu’Etéocle aurait été voir Polynice, si on lui avait fait l’opération du cancer. Cette démarche très chrétienne ne m’engagera point à revivre avec madame de Mimeure ; ce n’est qu’un petit devoir dont je me suis acquitté en passant. Vous prenez encore bien mal votre temps pour vous plaindre de mes longues absences. Si vous saviez l’état où je suis, assurément que ce serait moi que vous plaindriez. Je ne suis à Paris que parce que je ne suis pas en état de me faire transporter chez vous à votre campagne. Je passe ma vie dans des souffrances continuelles, et je n’ai ici aucune commodité. Je n’espère pas même la fin de mes maux, et je n’envisage pour le reste de ma vie qu’un tissu de douleurs qui ne sera adouci que par ma patience à les supporter, et par votre amitié, qui en diminuera toujours l’amertume. Sans cette amitié, que vous m’avez toujours témoignée, je ne serais pas à présent dans votre maison ; j’aurais renoncé à vous comme à tout le monde, et j’aurais été enfermer les chagrins dont je suis accablé dans une retraite, qui est la seule chose qui convienne aux malheureux ; mais j’ai été retenu par mon tendre attachement pour vous. J’ai toujours éprouvé que c’est dans les temps où j’ai souffert le plus que vous m’avez marqué plus de bonté, et j’ai osé croire que vous ne vous lasseriez pas de mes malheurs. Il n’y a personne qui ne soit fatigué, à la longue, du commerce d’un malade. Je suis bien honteux de n’avoir à vous offrir que des jours si tristes, et de n’apporter dans votre société que de la douleur et de l’abattement ; mais je vous estime assez pour ne vous point fuir dans un pareil état, et je compte passer avec vous le reste de ma vie, parce que je m’imagine que vous aurez la générosité de m’aimer avec un mauvais estomac et un esprit abattu par la maladie, comme si j’avais encore le don de digérer et de penser. Je suis charmé que Thieriot nous donne la préférence sur l’ambassade ; je sens que son amitié et son commerce me sont nécessaires : c’était avec bien de la douleur que je me séparais de lui ; cependant je serais très affligé s’il avait manqué sa fortune. Tout le monde le blâme ici de son refus ; pour moi, je l’en aime davantage ; mais j’ai toujours quelques remords de ce qu’il a négligé à ce point ses intérêts.

 

          Vous savez que M. de Morville est chevalier de la Toison. Il y avait longtemps que le roi d’Espagne lui avait promis cette faveur. Je viens d’être témoin d’une fortune plus singulière, quoique dans un genre fort différent. La petite Livry (2), qui avait cinq billets à la loterie des Indes, vient de gagner trois lots, qui valent  dix mille livres de rente, ce qui la rend plus heureuse que tous les chevaliers de la Toison.

 

          La petite Lecouvreur (3) réussit à Fontainebleau comme à Paris. Elle se souvient de vous dans sa gloire, et me prie de vous assurer de ses respects. Adieu ; je n’ai plus la force d’écrire.

 

 

1 – Voyez la lettre à Madame la présidente de Bernières d’octobre 1724. (G.A.)

2 – Ancienne maîtresse de Voltaire, plus tard marquise de Gouvernet. Voyez notre Avertissement en tête de l’Ecossaise. (G.A.)

3 – Adrienne Lecouvreur. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

 

          A quel misérable état faut-il que je sois réduit de ne pouvoir répondre que de méchante prose aux vers charmants que vous m’avez envoyés ! Les souffrances dont je suis accablé ne me donnent pas un moment de relâche, et à peine ai-je la force de vous écrire. Laudantur ubi non sunt, cruciantur ubi sunt (1) Vous me prenez à votre avantage, mon cher Cideville ; mais si jamais j’ai de la santé, je vous réponds que vous aurez des épîtres en vers à votre tour. L’amitié et l’estime me les dicteront, et me tiendront lieu du peu de génie poétique que j’avais autrefois, et qui m’a quitté pour aller vous trouver. Adieu, mon cher ami ; feu ma muse salue très humblement la vôtre, qui se porte à merveille. Pardonnez à la maladie si je vous écris si peu de chose, et si je vous exprime si mal la tendre amitié que j’ai pour vous. Je salue les bonnes gens qui voudront se souvenir de moi. VOLTAIRE.

 

 

1 – Saint Augustin. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot. (1)

 

 

          Enfin, je crois que vous m’aimez autant qu’autrefois, puisque vous vous remettez à être malade, quand je le suis. Ne me donnez plus cette marque d’amitié, mon cher ami. Vous êtes la moitié de moi-même, la plus saine et la plus vivante ; conservez cette moitié si chère dans le temps que l’autre dépérit tous les jours. J’ai eu assez de courage jusqu’ici pour supporter mes maux ; il me semble que je ne pourrais pas tenir contre les vôtres et les miens mêlés ensemble. Vous avez un fond de tempérament assez bon ; vous n’êtes sûrement malade que pour avoir trop mangé : soyez persuadé que la sobriété vous donnera de la santé, et qu’il n’est pas permis à tout le monde d’être intempérant. Achevez vite votre édition (2), et revenez. Comment voulez-vous que je vous envoie du Chaulieu ou du La Fare ? Je n’ai presque pas bougé de mon lit depuis quinze jours. Me voilà condamné à ne sortir de l’hiver. Je ne vois plus de fin à mes maux, je n’en espère plus. J’ai renoncé à avoir de la santé, comme La Motte à faire de bons vers. Que je commence à vous savoir bon gré d’avoir résisté aux efforts que j’ai faits pour vous séparer de moi (3) ! Je vois plus que jamais que je n’aurais pu me consoler de votre perte. Vous avez préféré mon bonheur à votre fortune, et vous n’avez songé qu’à moi, lorsque je ne songeais qu’à vous. Couronnez tout cela par un prompt retour. Adieu, je n’ai pas la force d’écrire davantage.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)

2 – Toujours l’édition de Chaulieu. (G.A.)

3 – En lui offrant la place de secrétaire d’ambassade. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la présidente de Bernières.

28 Novembre (1).

 

 

          Je vous écris d’un main lépreuse aussi hardiment que si j’avais votre peau douce et unie ; votre lettre et celle de notre ami m’ont donné du courage ; puisque vous voulez bien supporter ma gale, je la supporterai bien aussi. Je voudrais bien n’avoir à exercer ma constance que contre cette maladie ; mais je suis, au fumier près, dans l’état où était le bonhomme Job, faisant tout ce que je peux pour être aussi patient que lui, et n’en pouvant venir à bout. Je crois que le pauvre diable aurait perdu patience comme moi, si la présidente de Bernières de ce temps-là avait été jusqu’au 29 Novembre sans le venir voir.

 

          On a préparé aujourd’hui votre appartement ; venez donc l’occuper au plus tôt ; mais, si vos arrêts sont irrévocables, et qu’on ne puisse pas vous faire revenir un jour plus tôt que vous ne l’avez décidé, du moins accordez-moi une autre grâce, que je vous demande avec la dernière instance. Je me trouve, je ne sais comment, chargé de trois domestiques que je n’ai pas le pouvoir de garder, et que je n’ai pas la force de renvoyer. L’un de ces trois messieurs est le pauvre La Brie, que vous avez vu anciennement à moi. Il est trop vieux pour être laquais, incapable d’être valet de chambre, et fort propre à être portier.

 

          Vous avez un suisse qui ne s’est pas attaché à votre service pour vous plaire, mais pour vendre, à votre porte, de mauvais vin à tous les porteurs d’eau qui viennent ici tous les jours faire de votre maison un méchant cabaret ; si l’envie d’avoir à votre porte un animal avec un baudrier, que vous payez chèrement toute l’année, pour vous mal servir pendant trois mois, et pour vendre de mauvais vin pendant douze ; si, dis-je, l’envie d’avoir votre porte décorée de cet ornement ne vous tient pas fort au cœur, je vous demande en grâce de donner la charge de portier à mon pauvre La Brie. Vous m’obligerez sensiblement ; j’ai presque autant d’envie de le voir à votre porte que de vous voir arriver dans votre maison ; cela fera son petit établissement ; il vous coûtera bien moins qu’un suisse, et vous servira beaucoup mieux. Si, avec cela, le plaisir de m’obliger peut entrer pour quelque chose dans les arrangements de votre maison, je me flatte que vous ne me refuserez pas cette grâce, que je vous demande avec instance. J’attends votre réponse pour réformer mon petit domestique. La poste va partir ; je n’ai ni le temps ni la force d’écrire davantage. Thieriot n’aura pas de lettre de moi cette fois-ci ; mais il sait bien que mon cœur n’en est pas moins à lui.

 

 

1 - C’est à tort que dans les autres éditions cette lettre est mise à l’année 1723. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Nadal.

 

Sous le nom de Thieriot.

Paris, 20 mars 1725.

 

 

          Tout le monde admire, monsieur l’abbé (1), la grandeur de votre courage, qui ne peut être ébranlé que par les injustes sifflets dont la cabale du public vous opprime depuis quarante ans (2). Pour châtier ce public séditieux, vous avez en même temps fait jouer votre Mariamne et fait débiter votre livre des Vestales (3) : pour dernier trait vous faites imprimer votre tragédie.

 

          Je viens de lire la préface de cet inimitable ouvrage : vous y dites beaucoup de bien de vous, et beaucoup de mal de M. de Voltaire et de moi. Je suis charmé de voir en vous tant d’équité et de modestie, et c’est ce qui m’engage à vous écrire avec confiance et avec sincérité.

 

          Vous accusez M. de Voltaire d’avoir fait tomber votre tragédie par une brigue horrible et scandaleuse. Tout le monde est de votre avis, monsieur ; personne n’ignore que M. de Voltaire a séduit l’esprit de tout Paris, pour vous faire bafouer à la première représentation, et pour empêcher le public de revenir à la seconde. C’est par ses menées et par ses intrigues qu’on entend dire si scandaleusement que vous êtes le plus mauvais versificateur du siècle, et le plus ennuyeux écrivain. C’est lui qui a fait berner vos Vestales, vos  Macchabées (3), votre Saül (4), et votre Hérode (5). Il faut avouer que M. de Voltaire est un bien méchant homme, et que vous avez raison de le comparer à Néron, comme vous le faites si à propos dans votre belle préface.

 

          Quelques personnes pourraient peut-être vous dire que la ressource des mauvais poètes, monsieur l’abbé, a toujours été de se plaindre de la cabale ; que Pradon, votre devancier, accusait M. Racine d’avoir fait tomber sa Phèdre, et que de Brie, à qui on prétend que vous ressemblez en tout si parfaitement,

 

Pour disculper ses œuvres insipides,

En accusait et le froid et le chaud (6).

 

          On pourrait ajouter que personne ne peut avoir assez d’autorité pour empêcher le public de prendre du plaisir à une tragédie, et qu’il n’y a que l’auteur qui puisse avoir ce crédit ; mais vous vous donnerez bien de garde d’écouter tous ces mauvais discours.

 

          On dit même que ce n’est pas d’aujourd’hui que vous faites imprimer des préfaces pleines d’injures à la tête de vos tragédies sifflées. Quelques curieux se souviennent qu’il y a deux ans vous imputâtes à M. de La Motte et à ses amis la chute d’un certain Anthochus (7) et que vous accusâtes mademoiselle Lecouvreur, qui représentait votre premier rôle, d’avoir mal joué une fois en sa vie, de peur que vous ne fussiez applaudi une fois en la vôtre.

 

          Il est vrai pourtant, et j’en suis témoin, qu’à la première représentation de votre Mariamne il y avait une cabale dans le parterre ; elle était composée de plusieurs personnes de distinction de vos amis, qui, pour vingt sols par tête, étaient venus vous applaudir. L’un d’eux même présentait publiquement des billet gratis à tout le monde ; mais quelques-uns de ses partisans, ennuyés malheureusement de votre pièce, rendaient publiquement l’argent, en disant : « Nous aimons mieux payer, et siffler comme les autres. »

 

          Je vous épargne mille petits détails de cette espèce, et je me hâte de répondre aux choses obligeantes que vous avez imprimées sur mon compte.

 

          Vous dites que je suis intimement attaché à M. de Voltaire, et c’est à cela que je me suis reconnu. Oui, monsieur, je lui suis tendrement dévoué par estime, par amitié, par reconnaissance.

 

          Vous dites que je récite ses vers souvent : c’est la différence, monsieur l’abbé, qui doit être entre les amis de M. de Voltaire et les vôtres, si vous en avez.

 

          Vous m’appelez facteur de bel esprit ; je n’ai rien de bel esprit, je vous jure : je n’écris en prose que dans les occasions pressantes, jamais en vers, et l’on sait que je ne suis pas poète, non plus que vous, mon cher abbé.

 

          Vous me reprochez de rapporter à M. de Voltaire les avis du public ; j’avoue que je lui apprends avec sincérité les critiques que j’entends faire de ses ouvrages, parce que je sais qu’il aime à se corriger, et qu’il ne répond jamais aux mauvaises satires que par le silence, comme vous l’éprouvez heureusement, et aux bonnes critiques, par une grande docilité.

 

          Je crois donc lui rendre un vrai service, en ne lui celant rien de ce qu’on dit de ses productions. Je suis persuadé que c’est ainsi qu’il en faut user avec tous les auteurs raisonnables ; et je veux bien même faire ici, par charité pour vous, ce que je fais souvent par estime et par amitié pour lui.

 

          Je ne vous cacherai donc rien de tout ce que j’entendais dire de vous, lorsqu’on jouait votre Mariamne. Tout le monde y reconnut votre style ; et quelques mauvais plaisants, qui se ressouvenaient que vous étiez l’auteur des Macchabées, d’Hérode, et de Saül, disaient que vous aviez mis l’ancien Testament en vers burlesques : ce qui est vraiment horrible et scandaleux.

 

          Il y en avait qui, ayant aperçu les gens que vous aviez apostés pour vous applaudir, et les archers que vous aviez mis en sentinelle dans le parterre, où ils étaient forcés d’entendre vos vers, disaient :

 

Pauvre Nadal, à quoi bon tant de peine ?

Tu serais bien sifflé sans tout cela (9).

 

          D’autres citaient les satires de M. Rousseau, dans lesquelles vous tenez si dignement la place de l’abbé Pic (10).

 

          Enfin, monsieur, il n’y avait ni grand ni petit qui ne vous accablât de ridicule ; et moi, qui suis naturellement bon, je sentais une vraie peine de voir un vieux prêtre si indignement vilipendé par la multitude. J’en ai encore de la compassion pour vous, malgré les injures que vous me dites, et même malgré vos ouvrages ; et je vous assure que je suis du meilleur de mon cœur tout à vous.

 

TIRIOT (11).

 

 

1 – Cet abbé venait de faire jouer une Mariamne, qui était tombée sous les sifflets. (G.A.)

2 – Ou plutôt, depuis vingt ans. (G.A.)

3 – Histoire des vestales, avec un Traité du luxe des dames romaines. (G.A.)

4 – Tragédie jouée en 1722. (G.A.)

5 – Tragédie jouée en 1705. (G.A.)

6 – Tragédie jouée en 1709. (G.A.)

7 – Premiers vers d’une épigramme de J.-B. Rousseau contre le poète dramatique de Brie. (G.A.)

8est la même tragédie que les Macchabées. (G.A.)

9 – J.B. Rousseau avait dit :

Eh ! Mon ami, ne prends point tant de peines,

Tu serais bien cocu sans tout cela. (G.A.)

10 – Mauvais auteur attaqué par Rousseau. (G.A.)

11 – Voltaire a toujours écrit Tiriot. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la présidente de Bernières (1)

 

 

          La première chose que j’ai faite, madame, en arrivant à Paris, a été d’aller trouver le seigneur du lieu (2) où j’ai passé des jours si aimables. Je lui ai fait, selon que portaient mes instructions, le détail des embellissements que vous faites à votre terre, et lui ai exagéré le bonheur d’avoir une femme comme vous. Mais quelque chose que je lui aie dite de sa femme et de sa maison, je ne crois pas qu’il vienne sitôt les voir. Il me paraît fort occupé des affaires et des plaisirs qu’il a dans ce pays-ci. Je l’ai trouvé beau, brillant et paré comme un jeune  petit-maître à bonnes fortunes (3)

          .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

         Voilà tout ce que je sais de vos affaires. Pour les miennes elles sont un peu plus mauvaises. J’ai perdu sans ressource mes deux mille livres de rente viagère pour avoir trop tardé à en payer le fonds. Les  affaires de ma famille commencent à tourner mal. M. de Nicolaï n’a pas voulu me faire accorder de provision. Ainsi j’ai plus besoin que jamais de la philosophie, dont je veux faire profession. Je vais regarder la fortune comme un avantage qui n’est nécessaire qu’aux gens remplis de désirs. Les richesses sont des emplâtres pour les blessures que nous font nos passions. Mais un philosophe est un homme bien sain, qui n’a pas besoin d’emplâtres. Je me mets donc dans la tête d’être heureux dans la pauvreté.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Monsieur de Bernières. (G.A.)

3 – La fin et le milieu de cette lettre manquent . (Note de M. de  Cayrol)

 

 

 

 

à Madame la présidente de Bernières.

Ce lundi au soir, Juin.

 

 

          Je vins hier à Paris, madame, et je vis le ballet des Eléments, qui me parut bien joli. L’auteur (1) est indigne d’avoir fait un ouvrage si aimable. Je compte apporter une nouvelle lettre de cachet qui rendra la liberté à notre pauvre abbé Desfontaines (2). Je verrai samedi Mariamne avec vous et je vous suivrai à la Rivière. Tous ces projets-là sont bien agréables pour moi, s’ils vous font quelques plaisirs.

 

          Je suis d’ailleurs assez content de mon voyage de Versailles ; et, sans votre absence et quelques indigestions, je serais plus heureux qu’à moi n’appartient. J’apprends que vous n’avez jamais eu tant de santé. Vous auriez bien dû me faire le plaisir de me l’apprendre. Mes respects à M. de Bernières. Ayez la bonté de faire tenir à l’abbé Desfontaines la lettre (3) que je lui écris.

 

          J’embrasse notre ami Thieriot.

 

 

1 – Le poète Roy. (G.A.)

2 – Desfontaines avait été enfermé à Bicêtre pour crime de sodomie. (G.A.)

3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

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