CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

1762---4.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

 

Aux Délices, 26 Janvier 1762.

 

 

          Mon cher doyen il arrive toujours quelque contre-temps dans le monde. M. d’Argental confesse avoir égaré votre lettre du 29 de décembre, pendant près d’un mois. Je la reçois aujourd’hui, et je vous souhaite la bonne année, quoique ce soit un peu tard. Vivamus, Olivete, et amemus. J’en dis autant à mes anciens camarades MM. de La Marche et de Pelot. Je vous assure que j’aurais voulu être de votre dîner, eussiez-vous dit du bien de moi à mon nez ; mais, après cette orgie, je serais reparti au plus vite pour les bords de mon beau lac. Je vous avoue que la vie que j’y mène est délicieuse ; c’est au bonheur dont je jouis que je dois la conservation de ma frêle machine. Il est vrai que j’ai actuellement un petit accès de fièvre qui m’empêche de vous écrire de ma main ; mais, malgré ma fièvre, je me crois le plus heureux des hommes.

 

          Vous avez donc présenté votre Dictionnaire (1) au roi, qui ne manquera pas de le lire d’un bout à l’autre. Je me flatte que mes confrères auront la bonté de lire mes remarques sur Héraclius, et de m’en dire leur avis. Rien ne m’est plus utile que ces consultations ; elles me mettent en garde contre moi-même, elles m’ouvrent les yeux sur bien des choses, et elles pourront enfin me faire composer un ouvrage utile.

 

          On m’a parlé d’une comédie intitulé le Droit du Seigneur, ou l’Ecueil du Sage ; on prétend qu’elle est d’un académicien de Dijon, et qu’il y a du comique et de l’intérêt. Notre ami La Chaussée tâchait d’être intéressant pour se sauver ; mais le pauvre homme était bien loin d’être né plaisant.

 

          Comme dit César d’un homme (2) qui valait mieux que La Chaussée :

 

 

.  .  .  .  Atque utinam adjuncta foret vis

Comica ! .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

 

          Avez-vous remarqué que, depuis Regnard, il n’y a pas eu un seul auteur comique qui ait su faire parler un valet comme il faut ? Comment notre nation, qui croit être gaie, a-t-elle rendu la comédie si triste ?

 

          Ce qui n’est pas comique, c’est la réplique de l’abbé Chauvelin à vos anciens confrères. Per Deos immortale, c’est une philippique. Le petit livre sur l’inquisition (3) est un chef-d’œuvre. Vive, varissime et dulcissime rerum.

 

 

1 – Dictionnaire de l’Académie, édition de 1762. (G.A.)

 

2 – Térence. (G.A.)

 

3 – Par Morellet. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Aux Délices, 26 Janvier 1762.

 

 

          Il est arrivé un singulier inconvénient au paquet de M. Lekain : comme nous avions déclaré que nous ne recevrions aucun gros paquet qui ne fût contre-signé, il était demeuré à la poste ; nous ne l’avons reçu qu’aujourd’hui. J’ai donné à madame Denis le paquet qui la regardait ; elle ne l’a pas encore lu, parce que nous avons beaucoup de monde ; pour moi, mon cher grand acteur, j’ai lu la lettre qui me regarde : je suis très sensible aux marques d’amitié que vous me donnez. J’espère avoir le plaisir de vous embrasser au saint temps de Pâques. On me mande qu’on ne jouera pas Rome sauvée ; ainsi voilà la tracasserie finie ; nous en dirons davantage dans la semaine sainte. Je ne me porte pas trop bien : un travail forcé m’a tué. Adieu. Je vous embrasse tendrement. V.

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Aux Délices, 27 Janvier 1762.

 

 

          Il y a, monseigneur, une prodigieuse différence, comme vous savez, entre vous et votre chétif ancien serviteur. Vous êtes frais, brillant, vous avez une santé de général d’armée, et je suis un pauvre diable d’ermite, accablé de maux, et surchargé d’un travail ingrat et pénible ; c’est ce qui fait que votre serviteur vous écrit si rarement. Je me flatte bien que notre doyen (1) a fait l’honneur à l’Académie de lui présenter notre Dictionnaire. Je le crois fort bon : ce n’est pas parce que j’y ai travaillé, mais c’est qu’il est fait par mes confrères.

 

          Je vous exhorte à voir le Droit du Seigneur, qu’on a follement appelé l’Ecueil du Sage. On dit qu’on en a retranché beaucoup de bonnes plaisanteries, mais qu’il en reste assez pour amuser le seigneur de France qui a le plus usé de ce beau droit. Si vous veniez dans nos déserts, vous me verriez jouer le bailli, et je vous assure que vous recevriez madame Denis et moi dans la troupe de sa majesté. On dit qu’on a donné des Etrennes aux sots. Assurément ces étrennes-là ne vous sont pas dédiées ; mais s’il fallait envoyer ce petit présent à tous ceux pour qui il est fait, il n’y aurait pas assez de papier en France. Je vous avertis que mademoiselle Corneille est une laideron extrêmement piquante, et que si vous voulez jouir du droit du seigneur avant qu’on la marie, il faut faire un petit tour aux Délices ; mais malheureusement les Délices ne sont pas sur le chemin du Bec d’Ambez.

 

          Je crois Luc extrêmement embarrassé. Vous savez qui est Luc : cependant il fait toujours de mauvais vers, et moi aussi. Agréez mon éternel et tendre respect.

 

 

1 – Richelieu lui-même. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

Aux Délices, 29 Janvier (1).

 

 

          Mon cher confrère en Apollon, je suis très sensible aux soins que vous avez pris de faire parvenir mes lettres à ma nièce (2). Il n’importe qu’elles soient contre-signées ou qu’elles ne le soient pas. C’est toujours un bon office que vous avez la bonté de nous rendre.

 

          On dit beaucoup dans Paris que le roi de Prusse a la goutte dans la poitrine et dans la tête ; il est vrai qu’il a eu souvent dans la tête et dans le cœur des choses plus dangereuses que la goutte, j’entends plus dangereuses pour le prochain.

 

          On dit que l’impératrice de Russie, de son côté, est tombée en apoplexie. Voilà les nouvelles du Nord et de l’Orient ; vous ne me mandez jamais celles de l’Occident.

 

          Avez-vous été voir le Droit du Seigneur, ou l’Ecueil du Sage ? Cette pièce est d’un académicien de Dijon à qui je m’intéresse beaucoup. Je vous prie de me mander si elle a eu quelque succès ; car il faut toujours encourager les jeunes gens.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Madame de Fontaine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

30 Janvier 1762.

 

 

          Je m’étais trompé, mon frère ; ce n’était point le Despotisme oriental  que j’avais lu en manuscrit. Je viens de lire votre imprimé ; il y a de l’érudition et du génie. Il est vrai que ce système ressemble un peu à tous les autres ; il n’est pas prouvé ; on y parle trop affirmativement quand on doit douter, et c’est malheureusement ce qu’on reproche à nos frères.

 

          D’ailleurs je suis très fâché du titre ; il indisposera beaucoup le gouvernement, s’il vient à sa connaissance. On dira que l’auteur veut qu’on ne soit gouverné ni par Dieu ni par les hommes ; on sera irrité contre Helvétius, à qui le livre est dédié (1). Il semble que l’auteur ait tâché de réunir les princes et les prêtres contre lui ; il faut tâcher de faire voir au contraire que les prêtres ont toujours été les ennemis des rois. Les prêtres, il est vrai, sont odieux dans ce livre ; mais les rois le sont aussi. Ce n’est pas le but de l’auteur, mais c’est malheureusement le résultat de son ouvrage. Rien n’est plus dangereux ni plus maladroit. Je souhaite que le livre ne fasse pas l’effet que je crains ; les frères doivent toujours respecter la morale et le trône. La morale est trop blessée dans le livre d’Helvétius, et le trône est trop peu respecté dans ce livre qui lui est dédié.

 

          Les frères seraient bien abandonnés de Dieu s’ils ne profitaient pas des heureuses circonstances où ils se trouvent. Les jansénistes et les molinistes se déchirent, et découvrent leurs plaies honteuses ; il faut les écraser les uns par les autres, et que leur ruine soit le marchepied du trône de la vérité.

 

          J’embrasse tendrement les frères en Lucrèce, en Cicéron, en Socrate, en Marc-Antonin, en Julien et en la communion de tous nos saint patriarches.

 

 

1 – En tête des Recherches sur l’origine du despotisme oriental, se trouve une Lettre de l’auteur à M. *** Helvétius. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

Aux Délices, 30 Janvier 1762.

 

 

          Toutes mes lettres, monsieur, doivent être des remerciements pour l’Académie et pour vous. J’espère profiter beaucoup des remarques sur Héraclius. J’ai l’honneur de vous envoyer le Menteur, et je ne pourrai soumettre le commentaire de Rodogune au jugement de l’Académie que lorsqu’il me sera revenu des mains de M. le cardinal de Bernis et de M. le duc de Villars, vos confrères.

 

          L’édition est commencée d’aujourd’hui. Je me flatte que, malgré ma mauvaise santé, l’ouvrage pourra être présenté à l’Académie au bout de l’année. J’ai l’honneur d’être, avec autant d’attachement que de reconnaissance, etc.

 

 

 

 

à M. Capperonnier.

 

Aux Délices, 30 Janvier 1762  (1).

 

 

          J’ai l’honneur de vous renvoyer, monsieur, les petits livres de la Bibliothèque du roi que vous avez bien voulu me prêter pour l’édition des œuvres de Corneille. Je me flatte qu’à la fin de l’année nous présenterons à cette bibliothèque le père de notre théâtre avec des commentaires.

 

          J’aurais bien souhaité que vous eussiez été, monsieur, un des juges de l’Académie à qui j’ai envoyé mon ouvrage ; vous m’auriez éclairé dans les comparaisons que je fais quelquefois du théâtre grec et du théâtre français. Je me flatte, du moins, que j’aurai l’honneur de vous compter un jour au nombre de mes confrères.

 

          En attendant, j’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime et toute la reconnaissance que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Aux Délices, 30 Janvier (1).

 

 

          Le libraire Duchesne m’a écrit pour me demander la permission d’imprimer la tragédie de Zulime. Je lui ai fait répondre que je le voulais bien, mais qu’il n’était pas temps. J’ai bien voulu, en effet, que mademoiselle Clairon et M. Lekain le choisissent pour imprimer cette pièce, dont je leur ai fait présent et qui leur appartient. Duchesne a abusé de ma lettre, qui n’était point du tout une permission formelle. Il s’est fait donner furtivement une copie de la pièce par le souffleur de la comédie. Je laisse mademoiselle Clairon et M. Lekain les maîtres absolus de cette affaire.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Janvier 1762 (1).

 

 

          Madame, je perds beaucoup à la mort de l’impératrice de Russie (2). Mais je suis consolé si votre altesse sérénissime est heureuse, si elle est en parfaite santé, si ses Etats ne se ressentent point de suites de cette funeste guerre, qui désole presque toute l’Europe. Je dis au premier coup de canon : En voilà pour sept ans au moins ; et j’ai eu le malheur d’être prophète. Cela est un peu loin de la paix perpétuelle que Jean-Jacques Rousseau a si généreusement proposée, d’après le vertueux visionnaire l’abbé de Saint-Pierre. Les hommes seront toujours fous ; et ceux qui croient les guérir sont les plus fous de la bande. Ce qu’il y a de bon, c’est que toutes les espérances des politiques sont toujours trompées, et que cette expérience ne les détrompe jamais. Ceux qui se contentent de prévoir que les nations deviendront très malheureuses par les fautes de cette politique sont les seuls qui aient raison.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Elisabeth Petrowna était morte le 5 Janvier. (G.A.)

 

 

 

1762 - 4

 

Commenter cet article