CORRESPONDANCE - Année 1748 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte d’Argental

Le 1er décembre 1748 (1).

 

 

         Divins anges, je serai sous vos ailes à Noël. Madame du Châtelet a envoyé trop de copies de la bagatelle de la Statue (2). M. de Puisieux (3) m’a remercié du Panégyrique de la paix (4) avec la tendresse d’un père qui voit son enfant applaudi.

 

         Je fais ce que je peux pour de Mouhi ; mais il est bien difficile de venir à bout de mon petit projet.

 

         Je rapetasserai Sémiramis sous vos yeux ; je serai inspiré par vos conseils, qui sont mes guides, et par l’envie de vous plaire, qui est ma passion dominante.

 

         Mais mes anges sont donc au diable ? Que deviendrai-je ? Je reprends Sémiramis en sous-œuvre ; je corrige partout selon que le cœur me dicte, spiritus flat ubi vult (5). Malheureusement j’ai oublié tout net quelques changements que j’avais faits, et que je crois vous avoir envoyés.

 

         Jouez-vous à la comète ? J’y joue tous les jours, mais je ne la sais pas.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – L’épître à Richelieu sur sa statue. (G.A.)

 

3 – Ministre plénipotentiaire au congrès de Bréda. (A. François.)

 

4 – Panégyrique de Louis XV. (G.A.)

 

5 – On trouve déjà cette phrase dans une lettre du 10 Novembre où ce doit être un raccord. (G.A.)

 

6 – En tête de Denis le Tyran. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel

A Lunéville, le 15 Décembre 1748.

 

 

         Mon cher ami, voici ce qui m’est arrivé ; vous verrez que je ne suis pas heureux. J’étais à la suite du roi de Pologne, dans une de ses maisons de campagne ; un paquet, qui, dit-on, contenait des livres, arrive à Lunéville, et, comme il y avait ordre de renvoyer tous les gros paquets qui n’étaient pas contre-signés, on renvoie le paquet à Paris. Je soupçonne que c’était Denis, et je sens tout ce que j’ai perdu. Heureusement nous avons ici de Denis si bien écrit, si rempli de belles choses, et si approuvé de tous les gens de goût. Mon cher ami, j’ai été attendri jusqu’aux larmes de votre charmante Epître (1). Elle me fait autant de plaisir que d’honneur ; c’est un monument que vous érigez à l’amitié ; c’est un exemple que vous donnez aux gens de lettres ; c’est le modèle ou la condamnation de leur conduite ; jamais le cœur n’a parlé avec plus d’éloquence ; c’est le chef d’œuvre de l’esprit et de la vertu. L’amitié d’un cœur comme le vôtre console de toutes les fureurs de l’envie, et ajoute au bonheur de mes jours. Ce que vous dites sur notre respectable ami Vauvenargues doit bien faire souhaiter d’être de vos amis. Tout ce que je désire, c’est d’hériter des sentiments que vous aviez pour lui. Donnez-moi la part qu’il avait dans votre cœur, voilà ma fortune faite. Je compte vous revoir incessamment, vous embrasser, vous dire à quel point je suis pénétré de l’honneur que vous m’avez fait, et vous jurer une amitié qui durera autant que ma vie. Je parie que je trouverai votre nouvelle tragédie (2) achevée. Je m’imagine que les plaisirs font chez vous les entr’actes un peu longs, et que vous quittez souvent Melpomène pour quelque chose de mieux ; mais vous êtes comme les héros qui réunissent les plaisirs et la gloire. Adieu ; vous faites la mienne. Je vous embrasse mille fois, Madame du Châtelet est charmée de vos talents, et vous fait ses compliments.

 

 

1 – En tête de Denis le Tyran. (G.A.)

 

2 – Aristomène. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

16 Décembre 1748.

 

 

         Enfin je ris aux anges en recevant leur lettre. Vos conseils sont suivis ou plutôt prévenus, et partout j’ai rendu raison de l’inaction forcée d’Assur.

 

         Il me semble que le point dont il s’agit, c’est la clarté. On voit bien nettement qu’Assur est entré dans ce mausolée (fait en labyrinthe, selon l’usage des anciens) par une issue secrète ; et l’autre ange, M. Pont de Veyle, doit aimer cette idée-là. On voit par là pourquoi cet Assur n’est pas parvenu plus tôt à l’endroit du sacrifice. Ninias dit qu’il vient d’entendre quelqu’un qui précipitait ses pas derrière lui, dans ce tombeau ; autre degré de lumière. Azéma répond : C’est peut-être votre mère qui a été assez hardie pour envoyer à votre secours dans cet asile inabordable et sacré. Ces mots préparent, ce me semble, la terreur, et fortifient le tragique de la catastrophe, loin de le diminuer, puisqu’il se trouve enfin que c’est la reine elle-même qui est venue au secours de son fils.

 

         Assur est donc tout naturellement amené du tombeau sur la scène ; et Azéma, se jetant au-devant du coup qu’Assur veut porter à Ninias, augmente la force de l’action, en rend le jeu noble et naturel. Il est absolument nécessaire que cette action se passe sous les yeux et non en récit, et que Ninias commence à apprendre son malheur de la bouche même d’Assur. Si vous êtes contents, madame et messieurs, je le suis aussi, et je me mets à l’ombre de vos ailes.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Loisey (1) près de Bar, le 24 Décembre 1748.

 

 

Je ne suis plus qu’un prosateur bien mince,

Singe de Pline, orateur de province,

Louant (2) tout haut mon roi, qui n’en sait rien,

Et négligeant, pour ennuyer un prince,

Un sage ami, qui s’en aperçoit bien.

 

Vous casanier, dans un séjour champêtre,

Pour des Philis vous me quittez peut-être ;

L’amour encor vous fait sentir ses coups.

Heureux qui peut tromper des infidèles !

C’est votre lot. Vous courtisez des belles,

Et moi des rois ; j’ai bien plus tort que vous.

 

 

         Il est vrai, mon cher Cideville, que ma main est devenue bien paresseuse d’écrire, mais assurément mon cœur ne l’est pas de vous aimer. Je suis devenu courtisan par hasard ; mais je n’ai pas cessé de travailler à Lunéville. J’y ai presque achevé l’Histoire de cette maudite guerre qui vient enfin de finir par une paix (3) que je trouve très glorieuse, puisqu’elle assure la tranquillité publique. Fatigué, excédé de confronter et d’extraire des relations, je n’écrivais plus à mes amis ; mais soyez bien sûr qu’en compilant mes rapsodies historiques, je pensais toujours à vous. Je me disais : « Approuvera-t-il cet endroit ? Y trouvera-t-il des vérités qui puissent être bien reçues ? n’en ai-je pas dit trop ou trop peu ? » Je vous attends à Paris pour vous montrer tout cela. J’y serai au mois de janvier. Nous allons passer les fêtes de Noël à Cirey, après quoi je compte rester presque tout l’hiver à Paris. J’ignore encore si j’y verrai Catilina (4). On dit qu’on l’a retiré ; en ce cas, il faudra bien redonner Sémiramis, que j’ai retouchée avec assez de soin, et dont je me flatte que les décorations seront plus magnifiques sous l’empire du maréchal de Richelieu (5) que sous le consulat du duc de Fleury j’ai un peu de peine à transporter Athènes dans Paris. Nos jeunes gens ne sont pas Grecs ; mais je les accoutumerai au grand tragique, ou je ne pourrai.

 

         Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

1 – Où se trouvait le château du comte de Lomont, frère du marquis du Châtelet. (G.A.)

 

2 – Dans le Panégyrique, qui parut sans nom d’auteur. (G.A.)

 

3 – Paix d’Aix-la-Chapelle. (G.A.)

 

4 – Joué le 21 Décembre. (G.A.)

 

5 – Il revenait de Gênes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Cirey, ce 24 Décembre 1748 (1).

 

 

         De Lunéville me voilà à Cirey, et je ne serai auprès de mes anges qu’après les Rois. Je suppose que le père de La Tour leur a envoyé une copie de Sémiramis ; mais je leur en apporterai une autre dont ils seront plus contents. J’aurai d’ailleurs tout le temps de travailler sous leurs yeux, puisqu’on m’assure qu’on joue Catilina.

 

         Madame du Châtelet avait donc oublié que je lui avais fait, de votre part, compliment sur cette charge (2) ? Je ne lui en ai pas fait de la mienne, car cette charge est une chimère. Il n’y a de bon que les appointements, et, ce qui vaut encore mieux, le bonheur de vivre avec un roi qui est en vérité presque aussi aimable que vous.

 

         Nous partons ; je passe d’un ciel dans un autre ; je vais du roi Stanislas à vous ; je n’étais pas son sujet, mais je suis le vôtre.

 

         Bonsoir, adorables créatures.

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François

 

2 – La charge de son mari à la cour de Stanislas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Le 31 Décembre 1748.

 

 

         Je ne suis point étonné de la chute de Catilina ; l’auteur n’avait pas consulté mes anges. Ce n’est pas avec une cabale, c’est avec des amis éclairés et sévères qu’on fait réussir un ouvrage.

 

         Ce que vous me dites, mon cher et respectable ami, me persuade que Catilina ne durera pas longtemps. La cabale veut bien crier, mais elle ne veut pas s’ennuyer, et il n’y a personne qui aille bâiller deux heures pour avoir le plaisir de me rabaisser. Sémiramis est entièrement à vos ordres ; elle ne se remontrera que quand vous l’ordonnerez.

 

         Je me conduis, je crois, un peu moins insolemment que Crébillon ; il méritait un peu sa chute par tous les petits indignes procédés qu’il a eux avec moi ; par la sottise qu’il a faite de mettre son nom au bas des brochures de la canaille qui le louait à mes dépens ; par l’approbation qu’il a donnée à la parodie ; par la mauvaise grâce avec laquelle il voulait retrancher de mon ouvrage des vers que vous approuviez. On ne peut pas abuser davantage de la misérable place qu’il a de censeur de la police. Sa conduite est cent fois plus mauvaise que celle de sa pièce ; mais je ne dis cela qu’à vous, mes anges.

 

         Je suis bien fâché de l’état languissant où est encore madame d’Argental ; je compte lui écrire quand je vous écris.

 

         Le digne coadjurateur (1) devrait bien m’envoyer ses remarques sur Catilina. Un plan écrit de sa main, avec cette éloquence que je lui connais, amuserait bien madame du Châtelet dans sa solitude. Nous ne revenons qu’après les Rois ; nous aurons le temps de recevoir de vos nouvelles.

 

         Bonsoir, mes chers anges ; je soupire après le moment de vous revoir.

 

         M. de Betz ne marie-t-il pas incessamment sa seconde fille au fils du Bon Dieu (2) ?

 

 

1 – L’abbé de Chauvelin. (G.A.)

 

2 – Choiseul-Beaupré, surnommé Choiseul-Bon-Dieu. (G.A.)

 

 

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